Quelles raisons (motivations) pour la poésie ?

Continuons sur la raison, sur ce qu’est (ou n’est pas) la raison… Dans un commentaire à mon précédent billet, Pascal Engel lui-même me dit qu’il peut y avoir des fondations externes à la raison, et qu’être rationaliste n’exige pas forcément d’avoir accès à toutes nos raisons, que certaines peuvent demeurer inconscientes, mais que la condition essentielle est que toutes ne le soient pas. Cela me rassure et m’encourage à envisager cet extérieur de la raison, qui est peut-être le fond à partir duquel elle se détache. L’envers de la raison pourrait être qualifiée de dé-raison mais tout ce qui demeure inaccessible à notre auto-examen n’est pas nécessairement « déraisonnable ». Nous n’en connaissons pas la raison, voilà tout. Ce qui ouvre un champ pour explorer nos rêves et nos désirs, nos rêveries, nos émotions, c’est-à-dire ce qui meuble cette part de nous-mêmes qui tente de s’exprimer via la poésie. J’ai déjà beaucoup, sur ce blog, parlé de poésie, notamment de Philippe Jaccottet, de Pierre Reverdy, de Paul Celan, d’Ingeborg Bachmann, d’Yves Bonnefoy etc. et même récemment de Louise Glück. Je reste fasciné par elle. Mais (il y a donc un « mais ») cela ne m’interdit pas de rechercher dans une démarche rationnelle les raisons pour lesquelles j ‘éprouve cette fascination. Car on ne saurait se contenter de raisons mystérieuses, d’invocations un peu mystiques comme si par exemple (et certains l’ont fait) on se satisfaisait de voir dans la poésie une parole divine, quelque chose qui viendrait d’en haut et qui donc ne serait susceptible d’aucune tentative d’explication. « C’est comme ça ». « On a la grâce ou pas ». Je vois bien en lisant beaucoup de poèmes la quasi impossibilité de définir des critères d’acceptation, ce genre de critères qui nous permettrait de dire à coup sûr que oui, cela est de la poésie, de la bonne poésie, mais pas cela en revanche. Alors que faire ? Être honnête si possible et tenter d’entrer au-dedans de soi pour mieux comprendre ce qui nous fait aimer (ou non) tel ou tel poème ou poète, banalité sans doute, mais pour ma part j’y ajouterai que pour cela il est bon de s’éclairer du contexte : qu’est-ce qui, du contexte dans lequel écrivait le créateur, a bien pu passer à soi-même sous couvert de poésie et dans quoi nous avons pu ou nous pouvons encore nous reconnaître, malgré la différence des époques et des lieux ? Je sais que cela ne plaira pas à certains de mes lecteurs, lesquels y verront une sorte de trahison de la poésie, voire de l’esprit poétique : ne devrait-on pas juger une œuvre en fonction uniquement de critères de beauté intrinsèque, indépendamment de toute référence à l’auteur et à sa biographie ? Vieux débat ayant opposé Proust à Sainte-Beuve (encore que, de la part du premier, il ne s’agissait pas de soutenir une position puriste de genre « l’art pour l’art » mais seulement de dire que ce n’était pas le moi social, usuel, qui s’exprimait dans la littérature, mais un autre moi, un moi plus profond) et que l’on croit retrouver aujourd’hui sous les auspices de la sempiternelle question  de la possibilité de « séparer l’oeuvre de l’auteur ». Je ne veux pas ici débattre de cette question dans l’abstrait, préférant m’en tenir aux termes mêmes de mon interrogation initiale qui pose le principe de quelque chose qui passe, qu’on le veuille ou non, du contexte de l’œuvre, car il est irréaliste de penser que celle-ci ne subit pas d’influences profondes de la part de son environnement social et historique, vers l’esprit de celui qui la reçoit.

Récemment j’ai eu un choc en lisant un article de Georges-Althur Goldschmidt (le célèbre traducteur de Nietszche, Kafka et Handke) dans la revue « En attendant Nadeau » (le n° 114), article qui portait sur une nouvelle traduction des « Lettres à un Jeune Poète » de Rainer-Maria Rilke (et qui, fait exceptionnel, contient également les lettres de celui à qui elles étaient destinées).

Georges-Arthur Goldschmidt

S’il est un livre que j’ai aimé c’est bien celui-ci, s’il est un livre qui m’a inspiré dans ma jeunesse et m’a guidé vers une certaine forme de poésie que j’aime lire et écrire, c’est bien celui-ci. Or, Goldschmidt est sévère en plaçant ces lettres dans leur contexte social et historique. Rilke et Kappus, l’apprenti-poète auquel ces lettres sont destinées, sont des hommes de leur temps (rien que?), ce Kappus que l’on imagine timide et frêle jeune homme romantique est un « chaud partisan de la guerre », celle de 1914, et comme nous l’apprend Goldschmidt : «  Après s’être arrangé avec le régime hitlérien, il fut en 1945 l’un des fondateurs du parti libéral démocrate allemand, l’ancêtre du FDP contemporain. Il mourut en 1966 ». Voilà de quoi amortir nos penchants compassionnels. Le jeune poète était devenu entre temps un rhéteur et un politicien habiles, ce n’était pourtant pas ce à quoi, à première vue, le destinaient les conseils du grand poète lyrique. Quant à Rilke lui-même, il n’était pas vraiment non plus un pacifiste et encore moins un « socialiste »…

Sa conception de la poésie comme « un indéfiniment inaccessible » augure d’une position qui traversera tout le XXème siècle, Goldschmidt est encore sévère : « le discours de la proximité inaccessible s’est complétement naturalisé à force d’être radoté tout au long de la seconde moitié du XX e siècle. Et l’auteur de ces lignes s’empresse de balayer devant sa propre porte. À force d’être livré à un certain type de « philosophes », ce discours a perdu force et signification ». J’aime évidemment que « l’auteur de ces lignes balaye devant sa porte » : nous en sommes ici un peu au point où j’en étais dans mes billets précédents où moi-même, je me reprochais d’avoir écouté un peu trop souvent les sirènes de ces philosophes continentaux qui ont voulu prendre leurs distances avec les notions de « vérité » et de « raison »… (ceux qu’Engel qualifie « d’anti-rationalistes subtils »). Goldschmidt dit aussi qu’il est « nécessaire de ne pas perdre de vue ce qui, en dépit ou du fait d’un ton parfois « prophétique », ramène à d’infantiles régressions : moi le poète, je détiens la vérité qui me fuit. Je suis le seul à la détenir ». Nous sommes ici proches du point principal, qui, à la fois, fascine et énerve celui ou celle qui tente de parcourir une certaine poésie contemporaine (enfin contemporaine… cela date quand même puisque nous parlons ici de Rilke), d’où certains poètes tiennent-ils leur assurance de détenir une vérité ? De quelle vérité s’agit-il ? Pourquoi devrions-nous chanter éternellement, ou plutôt bêler sans restrictions que « le poète a toujours raison » ? D’ici germent les questions que l’existence même de la poésie pose à un examen rationnel. Goldschmidt est évidemment très sévère en les renvoyant à une régression infantile. Pourquoi dit-il cela ? Serait-ce que nécessairement une certaine poésie prend sa source dans une enfance mal digérée, un inconscient demeuré infantile (voire une inaptitude au discernement) ?

L’auteur de l’article n’hésite pas à entrer dans le nœud du problème, là où se joue en effet le rapport fondamental entre les trois instances que sont la poésie, l’enfance et l’angoisse du vide (c’est moi qui, ici, choisit cette formulation), à savoir le sexuel, peu abordé explicitement mais quand on y regarde de près – merci à l’auteur d’attirer notre attention – toujours là, sous-jacent, en filigrane.

« L’enfance – dit Goldschmidt – est la source de la poétique chez Rilke, avec aussi tous les bouleversements qu’elle implique, c’est ce dont il est question chez lui : « Le sexe est lourd à porter, c’est vrai, comme est lourd le fardeau dont on nous a chargés », répond-il à Franz Xaver Kappus qui vient de lui écrire : « L’amour sexuel est-il péché ? ».

On frissonne… enfin, je frissonne, réalisant que sans doute au plus profond de moi, lisant, et trouvant tant de plaisir à le faire, les Elégies de Duino, c’était bien de cela qu’il était question, à peine déguisé. Or, quand on lit le passage suivant de la troisième élégie, nous ne devrions avoir aucun doute :

C’est une chose de chanter l’aimée. Une autre chose, hélas,
de chanter ce coupable caché, le dieu-fleuve du sang.
Celui, son jeune amant, qu’elle reconnaît de loin, que sait-il
quant à lui du seigneur du plaisir, qui du solitaire souvent,
bien avant que la fille l’apaise, comme si souvent même elle n’existait pas,
dégoulinant de quel inconnaissable, a relevé
la tête de dieu en appelant la nuit à d’infinis soulèvements.
(trad. Jean-Pierre Lefebvre)

L’auteur de l’article commente : « La sexualité poétisée est le leitmotiv des Élégies de Duino (en particulier des deuxième et troisième), comme elle l’est dans ces lettres de l’un ou de l’autre. Elles ne sont vraiment intelligibles, comme les œuvres elles-mêmes, que si on les lit selon la maladie mortelle de l’époque, l’une des sources de l’excitation extraordinaire des débuts du XX e siècle, à savoir la répression de l’onanisme considéré comme le crime le plus grave qu’un adolescent puisse commettre. Cette répression se faisait par tous les moyens, les châtiments corporels, surtout, de quoi, comme le montre bien Freud, affoler des générations entières pour lesquelles la mise au pas sociale fut particulièrement violente » et il conclut : « La répression sexuelle est probablement l’une des origines psychologiques de la Première Guerre mondiale, que l’un et l’autre, Rilke comme Kappus, n’abordèrent pas en pacifistes ».

Rainer Maria Rilke en 1900

Si j’analyse donc ma réception de Rilke, le fait qu’il ait tellement marqué mon adolescence, je peux en voir les causes d’une manière rationnelle dans les conditions psychiques et sociales dans lesquelles je me trouvais moi-même au milieu des années soixante où la liberté sexuelle était loin d’être acquise (un peu comme au temps du poète) et où les mots même des Elégies étaient comme les sublimations d’un acte sexuel sans arrêt reporté à plus tard, seul référent d’un « indéfiniment inaccessible » en quoi la poésie, prétendument, s’incarnait.

Je n’ai bien sûr aucune certitude concernant les jugements que l’on doit porter sur la poésie de façon générale ou bien sur tel ou tel poète de façon particulière. Rilke était ce qu’il était dans le contexte socio-historique où il a vécu. Rilke était un homme entretenu par ses nombreuses admiratrices membres de la noblesse européenne de l’époque, il avait une vision forcément idéaliste de l’histoire et se raccrochait sans doute plus aux idéaux qui déjà apparaissaient chez Hölderlin à propos de la Nation qu’à ceux que défendait la pensée pacifiste et socialiste. Alors bien sûr, on aurait du, j’aurais du, se (me) méfier de lui… on ne pouvait peut-être pas être à la fois membre du Parti Communiste et adorateur de la poésie rilkéenne…

Pourtant, en dépit de tout cela, une fois les raisons éclaircies, il reste quand même l’œuvre et la curieuse conviction que la poésie… ce n’est pas rien. En faisant le travail auquel je me livre ci-dessus, je cherche mes raisons d’aimer telle ou telle poésie (ici celle de Rilke) au sens de « raisons » qui motivent, celles-ci sont accessibles bien sûr, mais par-delà ce premier niveau, il en est encore d’autres qui, eux, sans doute, sont inaccessibles, sans parler évidemment d’un hypothétique niveau ultime. Ici Rilke prend peut-être sa revanche car il est bien question là d’un inaccessible.

Et pourtant l’œuvre est là. Toujours prête à ce que nous nous identifiions à elle, à ce que d’autres que nous, de plus jeunes, le fassent, du moins autant que dureront les adolescences.

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2 commentaires pour Quelles raisons (motivations) pour la poésie ?

  1. Certains poètes ne sont pas à un reniement près.
    Claudel, par exemple (le frère de Camille), écrivit une « Parole au Maréchal » (Pétain) le 10 mai 1941, que l’on qualifie le plus souvent d’Ode. Il devint ensuite, une fois le Collabo en chef envoyé sur l’Île d’Yeu, une sorte de « gaulliste » opportuniste.
    Quant à sa sexualité, je n’ai pas d’infos sur elle : sans doute l’a-t-il « sublimée » dans ses pièces de théâtre ?… 🙂

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  2. Girard dit :

    Plutôt motivations que raisons, pour ma part: La poésie peut être une bonne digestion de périodes, sans doute, difficiles sans pour autant être expression d’immaturité, même inconsciente .Elle peut me semble t-il révéler une sensibilité qui résonne et tisse des liens entre le lecteur et le poète qui peuvent ainsi se reconnaitre:( pourquoi écrire ou lire alors?). Nous pouvons être fascinés par les musiciens du verbe, visionnaires parfois et qui ajoutent du beau et du mystère à la vie de tous les jours, quand bien même le comportement social de l’auteur serait discutable. C’est la puissance de l’intime qui s’exprime et qui contacte notre désir de beauté et de se sentir vivant émotionnellement.
    On dit que le coeur a ses raisons que la raison ignore.Peut être que la beauté et la rencontre peuvent très bien se passer de l’analyse??Je crois que le contexte sans le nier évidemment n’est pas premier au regard de l’éprouvé qui transcende l’analyse.

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