Il serait incomplet de parler de Celan sans parler de celle qui est en quelque sorte son double féminin: Ingeborg Bachmann, qui constitue avec lui un couple unique (au moins à ma connaissance) dont l’amour se poursuit dans le dialogue poétique.

La poésie d’Ingeborg Bachmann me touche parce que c’est l’œuvre exemplaire d’une femme elle aussi malmenée par le siècle, même si elle ne partageait pas avec Celan la particularité d’être juive, et que, même au contraire, elle eut un père tôt inscrit chez les nazis autrichiens. Mais elle représente parfaitement l’intellectuelle prise au piège des drames de l’après-guerre qui sont ceux-là même que j’ai connus enfant, guerre froide, guerres coloniales, invasion soviétique de la Hongrie puis de la Tchécoslovaquie, menace nucléaire permanente. Ingeborg Bachmann était donc une poétesse engagée mais pas exactement au sens où l’entendait Sartre puisque son engagement à elle était en premier lieu poétique. Elle fait sienne cette idée que la poésie peut exprimer aussi les drames du temps. Autre préoccupation constante évidemment : son destin de femme, et la réflexion qu’elle porte sur sa condition puisque son œuvre se situe dans le contexte encore très machiste de ce milieu de XXème siècle, où les femmes luttent pour leurs droits tout en étant encore très asservies aux hommes, à leur amant en particulier, mais aussi bien sûr, plus que tout, à la figure du Père.
Elle est surtout connue pour son roman autobiographique, Malina, texte que l’on n’est pas obligé de lire à la suite comme un roman classique – ce qui serait, je crois, fort ennuyeux – mais dans lequel on peut se déplacer un peu au hasard, piochant de ci de là un extrait, un fragment, et ce d’autant plus que si l’on en croit son exégète Françoise Rétif, la forme « fragment » est la forme qu’elle privilégie. Malina inaugure donc un genre littéraire en ces années soixante, celui du récit intérieur où se mêlent toutes sortes de formes d’expression : lettres, récits de rêves, dialogues retranscrits. Cas rare d’introspection, de confession au jour le jour (d’ailleurs écrit au présent tout au long des trois parties qui le composent), où une femme s’expose au travers de sa vie quotidienne, de ses tourments affectifs, passionnels mais aussi de ses rêves souvent traversés par une figure paternelle irréfragable. Le livre a été porté à l’écran en 1991 par le réalisateur Werner Schroeter, avec Isabelle Huppert dans le rôle d’Ingeborg et Mathieu Carrière dans celui de Malina (je ne l’ai pas vu, je rêve maintenant de le voir, d’autant qu’à la lecture du roman je me suis immédiatement dit que cela méritait d’être porté au théâtre, voire au cinéma). On sait que le personnage de Malina n’est autre qu’une représentation de Paul Celan. Comment saisir ce livre, qui a été traduit en français par Philippe Jaccottet ? Comment saisir l’œuvre prolixe mais éparse, fragmentée, d’Ingeborg Bachmann ? On aura compris ici ma fascination pour cette œuvre, peut-être amplifiée par ma position d’homme qui voit en la femme cet Autre qui nous fascine justement, nous, hommes, parce que comparable à une autre rive, face cachée d’un astre qui nous irradiera toujours mais dont nous ne percerons jamais l’entièreté du secret (la psychanalyse, et Lacan en particulier, a dit beaucoup sur ce sujet… il n’est pas utile d’y revenir). La première partie (Le bonheur – traduit ailleurs par « la vie heureuse avec Ivan ») est un témoignage de la passion éprouvée pour Ivan, à première vue un homme banal, peu enclin à « écouter » la passion de l’autre, assez conforme à l’archétype de l’homme « qui fait souffrir les femmes » autant par négligence ou indifférence que par sadisme. Ici, passion se dit aussi dépendance, sentiment d’appartenance. Elle est voisine de la mort, l’idée de suicide finissant toujours par apparaître. La deuxième partie est consacrée au père, figure rejetée et maintenue dans l’ombre puisque personnage nazi, tôt entré dans le parti national socialiste autrichien (en Carinthie) à une époque où ce parti était interdit. Et la troisième est centrée sur Malina lui-même, donc Celan, deuxième objet de passion, mais en même temps une sorte de voix de la raison. Le dialogue avec Celan était donc paroxystique, proche d’une folie à deux. Ingeborg a des idées fixes, son père, le facteur, un clochard de la rue Monge dont elle a appris la mort… Curieux qu’en ce temps-là, où Internet n’existait pas et encore moins les réseaux sociaux, les peurs se cristallisaient sur les employés des postes : allaient-ils bien distribuer notre courrier ? Allaient-ils respecter le secret postal ? Déjà la hantise de se faire voler ses secrets (et quel paradoxe qu’aujourd’hui les gens qui témoignent de cette hantise au présent soient souvent les mêmes qui confient à leur ordinateur ou leur smartphone tous leurs secrets et leurs réseaux d’amis). On peut parler ici de paranoïa sans doute, voici un exemple de ce qu’elle dit :
Cette nuit, tous les facteurs de Vienne vont être torturés, pour savoir s’ils sont capables de garder le secret postal.
La fin du roman est brutale et mystérieuse. Il semble que Malina disparaisse, absorbé par une fissure d’un mur.

Le roman porte la marque du séjour à Paris qu’ils y ont passé (d’où la mention de la rue Monge), était-ce en 1957 ? Ils ont en tout cas au cours de cette période écrit des poèmes, se les ont lus et échangés. C’est là que Celan a écrit une partie au moins de Grille de parole, comme ceci :
En haut, sans bruit, les
voyageurs : vautour et étoile.
En bas, après tout le reste, nous,
au nombre de dix, le peuple de sable. Le temps,
et comment non, pour nous aussi
garde une heure, ici,
dans la ville de sable.
(Raconte les fontaines, les puits, raconte
les margelles et les roues de puits,
les réservoirs des puits – raconte.)
…
à quoi Ingeborg Bachmann peut répondre par le poème Paris :
Sur la route de la nuit tressés
dorment les perdus
dans les couloirs tonitruants en bas,
mais où nous sommes est la lumière
…
Froide est la lumière,
encore plus froide la lumière devant le porche,
et les conques des fontaines
sont déjà à demi vidées
…
Sur les chars glorieux de la lumière,
même veillant, nous sommes perdus,
sur les champs des génies en haut,
mais où nous ne sommes pas est la nuit.
Où nous ne sommes pas… c’est l’Allemagne bien sûr qui n’en finit pas, surtout à cette époque, de cultiver l’ambiguïté vis-à-vis de son passé.
La poésie de Bachmann est très différente de celle de Celan, elle est plus « facile » d’accès, reposant sur moins d’entorses à la syntaxe, moins de parataxe, d’enchâssements énigmatiques, les vers sont souvent des phrases et leur enchaînement ressemble alors à une narration ou à un souvenir nostalgique. Poésie proche de la prose, et souvent, les textes écrits par elle nous semblent être dans l’entre-deux, ainsi des nombreuses suites de phrases isolées (je n’ai pas d’autres mots car ce ne sont pas tout à fait des poèmes) que l’on trouve dans Malina, qui expriment un état d’âme ou une réflexion situables à l’intérieur d’un contexte psychologique.

Ses poèmes d’amour répondent à ceux de Celan de manière naturelle, ils sont simples et beaux, mais sans recherche particulière sur la langue. Si la poésie de Celan est une poésie de recherche, celle de Bachmann semble davantage une poésie de nostalgie, nourrie de références au passé et aux légendes, ce qui, souvent la met en porte-à-faux par rapport à la volonté manifestée de rompre avec ce passé. Participant au mouvement des lettres et des idées qui se déploie dans l’Allemagne d’après-guerre aux côtés de son compagnon (notamment en tant que membre du fameux groupe 47 auquel Celan n’appartiendra pas bien longtemps), il ne semble pas qu’elle y ait été acceptée avec enthousiasme. Brecht la méprise un peu (« Ingeborg Bachmann, qui a sans doute admiré Brecht ne l’a jamais rencontré. Elle avait raison de supposer qu’il aurait porté un jugement sévère sur son œuvre » écrit Christa Bürger dans un article de la revue du GRIF) mais Brecht avec les femmes…, elle porte comme un fardeau le passé de son père qu’elle a tenté de dissimuler sans y parvenir et vit le drame de qui veut bien que sa famille soit critiquée à condition que ce soit par soi-même et jamais par les autres.
Ton ombre est également une lumière
qui s’étend infiniment
Un son venu des profondeurs de la mer
Sur la corde de silence un chant.
Elle est la douleur à vif, étrangère
Et angoisse dans les rêves
Elle pousse un cri en se déchaînant
Dans un lâcher d’écume bouillonnant.
Dans la plus belle des nuits étoilées
La fraîcheur tout autour s’épanouit
Et sur le monde transfiguré
Une incandescence élevée jaillit.Dein Schatten ist ein Licht zugleich
Von ungemessner Weite
Ein Klang aus einem tiefen Meer
Ein Sang auf stiller Saite
…
Enfin, au suicide de Celan répond sa disparition presque autant tragique, dévorée par le feu dans sa chambre de Rome, en 1973, à l’âge de 47 ans.