Le voyage en Egypte – 3- La partie en felouque, d’Assouan à Kom Ombo

Une felouque traditionnelle est un bateau à voile, long d’une dizaine de mètres, avec long mât et voile pointue, au confort très rudimentaire. La nôtre est plus élaborée, fabriquée pour les touristes. Un bateau à moteur vient volontiers s’accoler à elle pour apporter la table des repas et le cabinet de toilettes, éventuellement pour la pousser en cas d’absence de vent ou de retard sur les horaires prévus. Le soir la felouque se transforme, grâce à l’habilité des hommes d’équipage (ils sont quatre, dont un capitaine – le nôtre se fait appeler Bob Marley – et un cuisinier) en ensemble de chambres séparées par des stores et protégées par des moustiquaires, pour un sommeil profond renforcé par le clapotis des vagues. Pour passer la nuit, évidemment, nous devons accoster et nos navigateurs connaissent les endroits les plus appropriés. Nous ne pourrions pas naviguer la nuit car nous ne sommes pas éclairés et de gros bateaux de croisière continuent, eux, leur trajet en remontant le fleuve jusqu’à Assouan. En régime normal donc, nous avançons dans le plus grand silence, tirant des bords d’une rive à l’autre, cherchant à éviter les gros bateaux, ainsi que les câbles qui les unissent aux remorqueurs qui les tirent. De notre position, nous sommes idéalement placés pour observer la vie des hommes et des femmes sur les rives. Ce sont des pêcheurs, des éleveurs ou des lavandières, les ibis blancs se posent en troupes sur les carrés de verdure. Lorsqu’on accoste, on peut parcourir quelques mètres jusqu’à l’extrếmité de la bande verte, au-delà, c’est aussitôt le désert, la sécheresse et le soleil qui écrase l’horizon. Les oasis vivent à l’ombre des grands palmiers, palmiers un peu particuliers à l’Egypte qui donnent comme fruit le doum, sorte de grosse date que les Egyptiens ne mangent que par temps de disette. Au bord de l’eau, parfois, on trouve d’agréables salons où viennent, souvent de loin, se détendre des habitants à moins qu’ils n’organisent une fête, un mariage par exemple. Les poteaux sont peints de formes géométriques dans des couleurs pastels qui rappellent les piliers des temples que nous verrons par la suite, ceux qui ont gardé leurs couleurs anciennes.

Nous embarquons à Assouan le 20 novembre en début d’après-midi. De gros bateaux passent sur le Nil, de différentes formes : bateaux de croisière, dhahabiyyas tirés par des remorqueurs, rares sont les felouques. Les énormes bateaux de croisière font penser aux silures qui naviguent peut-être en-dessous, sans qu’on les voie, bien sûr. Il y a longtemps qu’il n’y a plus de crocodiles sur le Nil, exactement depuis la construction du grand barrage qui les retient dans le lac Nasser, comme il retient aussi le limon qui ne vient plus jamais nourrir les rives, obligeant les paysans à répandre de l’engrais sur leurs cultures. Prix à payer pour l’électricité d’origine hydraulique. Ce prix paraît lourd.

21 novembre : Felouque. Daraw et Kom Ombo. Vendredi. Jour de prière. Les voix des mosquées se répondent d’une rive à l’autre. La rumeur est telle qu’on n’ose imaginer le moindre habitant non atteint par la clameur du muezzin, à moins peut-être d’être sourd, mais même alors il doit y avoir un moyen pour s’infiltrer dans le corps et l’âme du quidam, que celui-ci le veuille ou non. On accoste à Daraw, petit village célèbre pour son marché aux chameaux, mais celui-ci n’a lieu que le mardi et le samedi, alors pourquoi accoster ? Pour le marché quotidien, les blocs de viande suspendus au-dessus des étals, les marchands de fruits et de légumes, les vendeurs de jus de canne à sucre. Mais en nous enfonçant dans le village, entre les mosquées pleines à ras bord (que des hommes) et les cafés à demi-ouverts, nous finissons par nous sentir mal à l’aise. Sommes-nous à notre place ? Une bande de jeunes, à nos bonjour, réplique par des gestes non ambigus. Nous attendons alors quelques temps, à l’abri, que notre guide ait fini sa prière pour reprendre notre chemin en sens inverse. Prêts à aller plus loin, prêts à somnoler sur la felouque, et à lire les guides et les romans de Naguib Mahfouz.

Le trafic sur le fleuve s’est allégé. Les bateaux ne repartiront d’Assouan que demain. Nous accosterons encore un peu plus loin. Cette fois pour Kom Ombo, sur la rive Est, temple consacré au dieu Sobek, le crocodile. On se demande souvent pourquoi scarabées et crocodiles ont une telle popularité, au point qu’ils sont des animaux sacrés et que leur morphologie orne bijoux et bibelots, c’est probablement que lorsque la crue annuelle du Nil approchait, ce sont ces animaux qui l’annonçaient, se mettant à ramper sur les rives ou à grouiller sur le sable. De là à croire qu’ils étaient à l’origine de la crue…. Le temple de Kom Ombo – ce qui veut dire « colline d’or » – est aussi dédié à un autre dieu, frère de Sobek : Haroeris (ou Horus l’ancien), d’où sa caractérisation comme « double temple », double sanctuaire, double allée de colonnes. On a identifié Haroeris au dieu de la médecine. Cela explique sur les murs extérieurs les reliefs représentant les instruments chirurgicaux de l’époque de Ptolémée, et des scènes d’accouchement : la parturiente accouchait en position assise. Le temple était non seulement lieu d’adoration divine, il était aussi lieu de pédagogie et de mémoire. On trouve ici un vrai calendrier des fêtes, des chiffres, des représentations d’outils. Et des scènes d’histoire bien entendu, glorifiant plusieurs Ptolémées, ces rois qui pourtant s’avérèrent cruels et peu fréquentables. Notre guide nous en présente un, il semble que ce soit Ptolémée VIII : il est suivi par son épouse et par sa fille, qu’il épousera aussi. La première épouse se rebellant et souhaitant devenir reine à Alexandrie, il lui enverra un cadeau : son fils découpé en tranches. Ces gens ne plaisantaient pas. Notre guide nous fait également remarquer combien, selon lui, l’art gréco-romain de l’époque ptolémaïque s’éloigne de l’art égyptien : il y a ressemblance bien sûr, notamment en ce que les personnages sont de préférence représentés de profil, mais dans le premier, on vulgarise les formes, les ventres sont trop bas, les seins trop hauts et les fessiers exagérément rebondis, par rapport au second. De l’art égyptien au rabais en quelque sorte. Pourtant l’architecture du temple en impose, les colonnes notamment, tout semble un bloc concentré, comme construit dans un seul roc de grès de couleur plutôt rouge. A la sortie du temple, on peut visiter un petit musée qui entrepose des momies de crocodiles.

*

La chaleur est arrivée. Nous transpirons. La terre est sèche. Les minarets n’arrêtent pas de diffuser leurs litanies. Notre guide fait sa prière. Il n’aime pas que je dise qu’au village de Daraw, de jeunes garçons nous ont fait un doigt et nous ont crié « fuck you ! ».

Et oui. Si jamais on suivait ce conseil…. D’aller nous faire foutre, cela ferait perdre à l’Egypte des devises et à nos guides leur emploi, mais cela a-t-il de l’importance ? La dignité d’un pays est aussi dans son refus de se laisser envahir par les touristes étrangers, qui, c’est bien connu, n’enrichissent qu’une petite partie de la population.

Pourtant nous continuons d’aller vers ces pays parce qu’ils nous enseignent des éléments d’histoire et d’anthropologie que nous ne pourrions connaître que de manière abstraite, livresque, si nous ne le faisions pas. Or, nous avons besoin de connaître ces éléments, ces réalités loin de nous, afin de nous rendre compte que nous ne sommes pas seuls au monde et qu’il y a (ou qu’il y eut) d’autres manières de vivre le monde que la nôtre.

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22 novembre : Silsila et dernier jour en felouque. Nous nous arrêtons au bord du Nil un peu avant midi. L’oasis est agréable, avec son espèce de guinguette qui accueillera bientôt une fête. Et nous pouvons nous tremper un peu les membres inférieurs, faire quelques pas sous les palmiers datiers, entre quelques habitations, des fauteuils abandonnés et une vieille moto qui attend son conducteur. Le guide est vigilant : il ne souhaite pas que nous allions errer trop loin. Interdiction de dépasser la route. Remontés dans la felouque, nous voyons arriver les invités. Ils sont pour la plupart venus par la route. Ils sont là, nous dit notre guide, non pas pour faire la fête mais pour la préparer, ce qui ne les empêche pas de chanter et de danser au son d’une musique sortie des haut-parleurs.

Nous nous sommes amarrés en réalité à quelques encablures de notre visite de la journée : le djebel Silsila, où sont les carrières de grès qui ont fourni les constructeurs des temples environnants. Cela a un peu l’air des carrières de Carrare. Mais en plus jaune, doré. Entourant des dunes de sable. Dans le rocher ont été creusés de petits temples et des chapelles comme celle consacrée à Horemheb1, roi ayant régné de 1319 à 1292 avant J.C. avec à l’intérieur de nombreuses inscriptions et des dessins gravés représentant les dieux en vigueur à cette époque, dont, comme souvent, le dieu Ptah, responsable des arts et de l’artisanat. De retour vers le bateau, sur la petite plage, nous buvons le café nubien préparé par le capitaine Bob Marley. C’est notre dernier jour de navigation : demain nous abandonnons la felouque à 6h du matin. Une voiture viendra nous chercher pour nous emmener à Louxor.

un doum

1 Laurent Coulon, titulaire de la chaire d’égyptologie au Collège de France, fait une leçon presque entièrement consacrée à Horemheb, qui fut d’abord un prince avant d’être pharaon, et chargé des tâches diplomatiques. Il allait représenter le pharaon à Babylone. On a retrouvé les papyrus relatant ces entrevues ainsi que le nom de celui qui servait d’interprère, au cours d’une fouille récente conduite à Saqqara.

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L’IA, et après?

Je marque une pause dans mon voyage en Egypte. Le voyage est un moment toujours merveilleux, mais il n’empêche pas que le monde bouge à côté, ou plutôt que le temps n’en finisse pas d’accélérer.

IA omniprésente. Combien d’articles et de débats déjà consacrés à cet objet ? Comment en parler de manière neuve relativement à tout ce qui s’est déjà dit ? Un débat à l’émission C ce soir m’a intéressé il y a peu de temps. S’y trouvaient réunis les philosophes Eric Sadin, Apolline Guillot et Anne Alombert, le paléoanthropologue Pascal Picq, une entrepreneuse du domaine Marion Carré et un journaliste de BFM. C’était à l’occasion du troisième anniversaire du surgissement de Chat GPT dans notre quotidien. 800 millions de personnes l’utiliseraient aujourd’hui.

Il est fascinant de voir s’organiser les termes d’un débat télévisuel : il y a les critiques acharnés, ceux qui se montrent à contre-courant et prêts à tout pour entraver la marche de l’innovation que constitue (par exemple) l’IA, il y a au contraire ceux qui sont dans le courant, acceptent de reconnaître sur une base « humaniste » qu’il y a quelques inconvénients à ce soi-disant « progrès », mais qui pensent sincèrement que l’on peut encore « légiférer », limiter les dégâts, orienter la machine seulement vers les usages bénéfiques à l’humanité etc. Les pour et les contre, comme pour faire un « bon débat », mais qui sont tous d’accord quand même sur le fait qu’il y a un courant, même si certains s’y opposent, et que cela est, hélas, indiscutable. Tout comme il y a indiscutablement un réchauffement de la planète. Tout comme il y a indiscutablement une disparition de certaines espèces. Ceux qui s’opposent pensent que cela nous tombe dessus sans avoir prévenu, que c’est une sorte de tendance innée à l’humain de toujours vouloir faire plus, mieux, plus vite, plus efficacement, que c’est bien allé dans le passé, mais que maintenant, bon, ça va, c’est devenu trop, il va falloir faire quelque chose. L’anthropologue reconnaît volontiers le risque, la situation inédite : pour la première fois dans l’histoire, une technologie se répand à grande vitesse, sans, évidemment, que les gens n’aient été préparés à l’utiliser, il en résulte selon lui une grave atteinte au « cerveau social », autrement dit à tout ce qui se développe à partir du dialogue et de l’interaction entre humains et entre espèces vivantes (serais-je tenté d’ajouter).

Que cela n’ait pas été prévu… à voir, on parle de l’IA depuis au moins soixante-dix ans, autrement dit dès que l’informatique a commencé à germer dans quelques esprits. Ce pauvre Alan Turing, lui-même, y pensait déjà. On connaît son fameux test : une machine pourrait être dite intelligente le jour où on ne saurait plus distinguer ses réponses à des questions de celles fourniés par un humain oridinaire. Encore fallait-il définir l’humain ordinaire. Mais on y est, là, en ce moment, à ce qui semble, avec Chat GPT. Même pas nécessaire de définir l’humain ordinaire. C’est tout humain. Oui, tout humain se sent dépassé par les réponses fournies. Il paraît même que des mathématiciens ont été bluffés par les démonstrations fournies par la dernière version de Chat GPT pour des théorèmes très compliqués dont certaines preuves se faisaient au moyen de l’axiome de choix, ils ont alors demandé une preuve sans l’axiome de choix… ils l’ont obtenue. L’un d’eux disait qu’il fallait trouver la bonne hypothèse de récurrence, en général le mathématicien ordinaire ne la trouve pas, la machine, elle, oui. Elle la trouve. Si c’est un match, l’IA gagne 5-0. Mais pour en revenir à ce qui vient d’être dit : oui, c’était prévu, attendu, préparé. Dès 1956, Newell et Simon avaient conçu un General Problem Solver qui était capable – prétendaient-ils – de découvrir tout seul la loi de Kepler (ils se vantaient bien sûr, ils avaient mâché le travail à la machine, mais quand même). Par la suite, les recherches ont longtemps piétiné. Les malins vous diront que c’était parce que les chercheurs s’entêtaient à travailler sur des modèles symboliques. L’exemple le plus clair étant la manière de vouloir résoudre les questions de traduction automatique au moyen de grammaires et de lexiques où les règles et les entrées lexicales étaient représentées par des symboles, on pensait alors que l’intelligence artificielle ne pouvait fonctionner qu’en simulant le fonctionnement de nos propres capacités cognitives, lesquelles devaient s’exprimer sous forme de théories logiques (il y a peu de différences entre une grammaire de Chomsky et un système formel permettant d’axiomatiser une théorie logique). Cela a changé avec l’apparition des premiers modèles connexionnistes, façon de prendre pour unités de formalisation non pas les signes supposés présents dans nos cerveaux, mais les neurones dont les activations pouvaient être à l’origine de ces signes. Les chercheurs se trompaient à deux niveaux : d’une part, il n’était pas nécessaire de vouloir à tout prix simuler nos fonctionnements cérébraux, et d’autre part, même si on voulait au moins en partie s’en inspirer, il ne fallait pas en rester aux signes organisés en systèmes comme dans des théories logiques, il fallait descendre en termes d’échelle et tenter de formaliser les neurones. Ce que ne permettaient guère de réaliser les machines de l’époque mais que très vite ont pu faire les machines suivantes, ayant acquis d’énormes gains de puissance calculatoire grâce à l’évolution des processeurs.

L’IA n’est donc pas tombée de la dernière pluie. Et si nous élargissons un peu le champ de notre interrogation, on verra vite qu’elle fait partie des processus d’automatisation qui se sont mis en place depuis bien longtemps. Depuis quand, au fait ? Euh, oui, c’est ça, depuis l’aube du capitalisme.

Alors Apolline Guillot a beau jeu de répondre à Eric Sadin qu’il réagit bien tard et que nous aurions pu déjà nous manifester quand de nombreuses tâches manuelles ont été remplacées par la machine. Les débuts du chômage de masse coïncident avec la robotisation intense dans les usines automobiles. Alors lui dit-elle : cela ne vous gêne que lorsqu’on touche aux travaux intellectuels, mais pas quand on touche aux manuels ? L’attaque est perfide. Evidemment qu’on aurait pu réagir avant, mais n’y a-t-il pas eu dans le passé des réactions justement face aux machines ? Les luddites par exemple, ont fait parler d’eux.

1811: les luddites se rebellent contre les machines

Et puis, quand on s’en est pris aux tâches manuelles, plein de bons esprits ont prétendu que c’était un bien, puisqu’on supprimait ainsi des tâches harassantes et fastidieuses. Après tout, tout cela ne faisait que suivre la trajectoire entamée depuis l’apparition de la monnaie : celle-ci permit la divison du travail, grâce à l’échange marchand, des membres de la société purent être débarrassés de tâches ingrates (comme produire leur propre nourriture) pour se livrer à la pensée abstraite, à la poésie ou à la musique. Quoi de plus naturel ensuite que chercher à en débarrasser tous les humains ? Cela se tenait… un peu. Un peu seulement car c’était quand même mépriser le travail manuel.

Avec ce qui se passe aujourd’hui, on tombe bien sûr dans un autre « paradigme », si on va jusqu’à supprimer les tâches intellectuelles, que reste-t-il à l’humain ? Si jusqu’ici il pouvait se réfugier dans la pensée qui était jugée comme une tache noble, si on lui supprime la pensée, il n’y a plus de tâche « super-noble » à accomplir…

Evidemment, toutes les justifications surgissent : progrès dans les connaissances (une IA serait capable de prévenir toute forme de cancer bien avant le meilleur oncologue, une IA peut dépouiller une masse de données en quelques millièmes de secondes etc.), substitution à l’humain pour accomplir des tâches jugées fastidieuses (composer un PowerPoint, disait le journaliste de BFM – tu parles ! Moi, j’ai toujours aimé faire des PowerPoint !), bref : gain en efficacité et en rentabilité. Mais c’est justement ce qui a été de tout temps recherché : le progrès technologique vise principalement à accroître la productivité, et avec l’IA, on franchit d’un seul coup un bond immense. Or l’augmentation de la productivité ne saurait être un but pour l’humanité. Je renvoie ici au livre de Moishe Postone, La société comme moulin de discipline. En principe l’augmentation de productivité devrait servir à alléger la tâche des travailleurs, mais dès qu’elle se produit, au lieu de créer cet allègement, on a toujours vu qu’elle suscitait une extension de la production, ramenant le travailleur à sa situation initiale, et ainsi de suite sans limite. Alors à quoi bon ? A un certain moment de cette course en avant, nous en arrivons à connaître une situation absurde. On pourrait croire qu’alors, tout va s’arrêter : nous ne sommes pas si cons. Eh bien, non, ça ne s’arrête pas, bien au contraire, on fonce, comme l’explique si bien Asma Mhalla, dans l’accélérationnisme, vers la « monarchie des cinglés ».

Ce qu’on comprend mal dans cette histoire, c’est qu’à un certain moment, il faut bien que tout cela rapporte, n’est-ce pas, puisque nous sommes dans le capitalisme, or, si tout le travail est devenu travail mort, comme disait Marx, il n’y a plus rien qui puisse créer de la valeur. On passe sans doute à une autre échelle. Un au-delà du capitalisme ? Ou bien au contraire un « hypercapitalisme » se nourrissant du fait que désormais, une survaleur apparaît au stade de la noosphère, puisque ce seraient les idées elles-mêmes (nous n’en sommes, pour l’instant, qu’au stade des informations et des données) qui s’échangeraient avec des plus values. Mais quelles « idées » ? Quelles « idées » peuvent produire ces machines par l’intermédiaire desquels les accumulateurs de capital nous gouvernent ? Et comment peuvent-elles recéler de la valeur afin de continuer à faire exister le capitalisme ? C’est bien sûr une question ardue. On peut prendre le problème par le biais de la publicité par exemple, ici l’image (= l’idée, car on peut douter fort que le texte continue à être valorisé) s’impose comme valeur en tant que faisant vendre un produit, une marque. Mais aussi un système politique, une personnalité désignée pour gouverner, toutes choses rendues nécessaires par l’état d’extrême tension dans lequel se trouve le capitalisme moderne, dans lequel la « force de travail » continue d’exister mais de manière diffuse, abstraite, encore plus abstraite que dans le capitalisme classique, au point même qu’elle devient insaisissable, et corrélativement, la valeur se fait toujours plus rare, devient plus difficile à extraire, ce qui provoque des conflits, des guerres, on en est là aujourd’hui, les nations se préparent à la guerre mais qui sait si demain les firmes qui se substituent peu à peu à elles ne se feront pas elles-mêmes la guerre ?). Evidemment, ces « idées » que produirait l’IA n’auraient rien qui se rapporte à la réalité. Là aussi, il ne faudra pas dire qu’on n’a pas été prévenu, depuis le temps que du travail est fait pour déconnecter les images par rapport au réel. Nous sommes arrivés dans l’univers des fake-news et de la réalité alternative : tout doit être fait pour découpler images et propos par rapport à la réalité, la notion de vérité est combattue (« les professeurs, voilà l’ennemi », disent Musk et Trump). L’image construite par l’IA sera le moyen par lequel la réalité pourra finir par être occultée : des gens mourront de chaud, de soif, mais on ne le saura pas, car des images leur seront substituées dans lesquelles ils continueront à sourire.

Que faire ?

Une psychanalyste que j’aime beaucoup pour sa sagacité et dont la grande presse ne parle pas, Sandrine Aumercier, dit, sur le blog Palim Psao en parlant du devenir des traducteurs (elle les appelle les « biotraducteurs » par rapport aux machines, et elle oppose donc le biotravail au travail automatisé tout en faisant remarquer que cette distinction recouvre exactement celle que Marx faisait entre « travail vivant » et « travail mort ») : « Le refus de choisir dans tous les domaines où l’abstention pouvait être encore exercée était la seule façon d’exprimer le rejet des faux choix préfabriqués par les conditions du Capital. Ce refus ne pouvait être qu’impur et limité par l’obligation de chacun à survivre dans les conditions données. Mais dans une perspective émancipatrice, ce refus n’était pas négociable dans son principe. S’ils avaient poursuivi un horizon émancipateur, les biotraducteurs auraient fait savoir en masse qu’ils ne traduiraient plus et qu’ils ne consentiraient jamais à cette prolétarisation ontologique ». C’est en somme une attitude du genre « I would prefer not to… » associée au célèbre Bartleby de Melville, qui nous semble en effet la seule tenable aujourd’hui… pour l’instant.

Pour ma part, je n’ai jamais utilisé Chat GPT, ni aucune forme d’IA quelle qu’elle fût. Il me suffit de savoir comment « ça » fonctionne. Et si je ne l’utilise pas, ce n’est pas par opposition stérile ni par un quelconque militantisme contre. J’argumenterai seulement pour dire… que je n’en ai pas besoin, non parce que je serais bien suffisamment intelligent (!) mais simplement parce que ce qui ne sort pas de mon intelligence personnelle, si faible soit-elle, ne m’intéresse pas. J’essaie de penser et ce faisant, je me regarde penser, je trouve cela beaucoup plus intéressant que m’en remettre à une machine. Je me trouve ainsi appliquer, sans forcément l’avoir recherché, le précepte de Spinoza selon lequel le vrai bonheur se situe du côté de la connaissance telle qu’on la vit (et non comme savoir extérieur). L’IA, c’est un peu, comme le disait d’ailleurs une autrice quelque part dans un journal que j’ai lu récemment, comme un sportif de haut niveau qui s’en remettrait à un robot pour sauter à sa place.

Bref, pour quoi faire ?

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Le voyage en Egypte – 2 – Jusqu’à Abou Simbel en passant par Saqqara et Assouan

Avant la réussite des pyramides de Gizeh, il y eut des tâtonnements, on n’arrive pas à une telle perfection dans la forme sans s’y être pris à plusieurs fois. Déjà sous la IIIème dynastie, inaugurée par le pharaon Djozer, on avait essayé. Cela s’était traduit par des solutions plus ou moins bancales. L’histoire revêt parfois l’apparence d’une série animée : bricolages, tâtonnements, bouts d’essai. Au début, il y eut Saqqara, pyramide à degrés, c’était déjà pas mal, comparé aux précédents mastabas et autres tumulus. Saqqara fut découverte et étudiée par un égyptologue français, Jean-Philippe Lauer, qui vécut en ce lieu une longue partie de sa vie (on voit des lettres à lui destinées, l’une écrite par son père pour le féliciter de son premier prix à un concours, avec en bas à gauche un mot de son fils qui lui dit : BRAVO PAPA!). On a fait de lui le second Imhotep, ce dernier étant le vrai constructeur, l’architecte attitré du pharaon. Lorsqu’on arrive sur le site, d’ailleurs, on est d’abord accueilli par un petit musée à son nom, gardé par un chat, qui expose objets, reliques et momies (de chat!). Après les degrés on a essayé un peu plus loin, à Dahchour, sous le règne de Snéfrou, le premier de la IVème, la pente directe, mais elle était trop raide : à 54 %, le haut finit par s’écrouler sur le bas, alors on change la pente en milieu de chemin : ça donne une solution bancale, la pyramide rhomboïdale. Alors plus loin, on recommence. 43 % comme pente, ne serait-ce pas assez ? Cela donne enfin la première des vraies pyramides : la rouge. On peut y entrer, je ne l’ai pas fait mais deux de notre groupe (de cinq personnes) l’ont fait, il paraît que c’est une longue descente, aboutissant à une chambre funéraire où règne une odeur fétide et ammoniaquée.

De haut en bas et de gauche à droite: pyramide de Saqqara, palais funéraire du roi Djozer, pierre vieille de 5000 ans, palais funéraire, stèle de la famine, entrée du musée Imhotep

On voit à Saqqara, dans ce qui reste du grand complexe funéraire construit par Djozer, les premières allées de colonnades que l’on ait construites, premières colonnes avec des pierres aujourd’hui lissées par le temps et devenues polies comme du marbre : vous pouvez les toucher, elles ont cinq mille ans, ce sont les plus vieilles. Les colonnes sont encore adossées à des blocs de pierres car on doutait de leur solidité. A Dhachour, la pyramide d’Ounas, attachée au dernier roi de la Vème dynastie, est la première dont la chambre funéraire fut décorée de textes. Une pratique qui va devenir une habitude, dans cette civilisation que d’aucuns ont qualifié de « bavarde ». Là, nous descendons tous l’étroit escalier qui mène jusqu’à la chambre mortuaire. Autres tombes : le mastaba de Kagemni, gendre et vizir du pharaon Teti, plein de hiéroglyphes et de scènes sculptées, comme un impressionnant ensemble de danseurs, relevant la jambe en cadence, et des scènes de pêche et de transport d’animaux, frêle esquif en papyrus, crocodiles, libellules, grenouilles.

Rentrant sur le Caire, nous passons par Memphis, l’une des premières capitales (après Thys et avant Thèbes), site plus modeste mais qui renferme une superbe statue couchée de Ramses II et un Sphynx en albâtre. Nous nous séparons de Sara, notre première guide.

Sphynx d’albâtre de Memphis et reliefs du mastaba de Kagemni

Le soir nous n’avons pas à choisir notre restaurant : ce sera le train de nuit qui nous embarquera jusqu’à Assouan. Dans la nouvelle gare pharaonique exigée par le président Sissi, toute de marbre mais vide d’humanité, nous attendons sur le quai 5 le monstre antédiluvien qui lentement s’amarre. Les parois sont grises de sable incrusté et fissurées, les premiers wagons sont remplis de policiers en armes. Les compartiments sont vétustes, table rouillée, lavabo dont le couvercle ne tient pas relevé, les toilettes paraissent sales mais sont plutôt usées, écaillées, le blanc de l’émail en est parti depuis longtemps. Un aimable stewart nous fait néanmoins l’éloge du train 86. Il fait nos couches superposées dans lesquelles, finalement, nous dormirons jusqu’au matin. Tout va bien.

voyage en train

19 novembre : Au matin, le paysage défile au travers des persiennes, c’est le désert, les palmiers, quelques oasis, des mosquées avec des minarets. Arrivée à Assouan. Un second guide nous attend, il s’appelle Ahmad, est de haute stature et roule des yeux brillants, parle un français dont nous ne comprenons pas tous les mots. Nous emmène d’abord visiter le temple de Philaé. Sur une île du lac créé par le premier barrage datant de 1908, construit par les Britanniques, et que l’on atteint en barque conduite par un jeune nubien vendeur de colifichets. Ile Aguilkia sur laquelle le temple fut déplacé en raison à la fois des dégâts causés par le premier barrage puis du risque d’engloutissement total résultant du second, celui de 1970, ordonné par Gamal Abd El Nasser. Le temple de Philae est consacré à Isis, car depuis les pharaons du VIème siècle que nous avions laissés en route, il s’en est passé des choses dans le ciel d’Egypte : le culte d’Isis et d’Osiris est apparu, ils sont devenus les parents d’Horus qui, jusqu’ici, régnait en maître. Osiris avait pour frère Seth, l’horrible, le jaloux, celui dont on dit que le nom de Satan dérive. Celui qui a tué Osiris, lequel fut ressuscité par sa femme vertueuse Isis, jusqu’à ce qu’il récidive, le tronçonnant cette fois en quatorze morceaux, mais Isis, obstinée, les retrouva presque tous (sauf un, le phallus, tiens comme c’est bizarre) et le treizième justement, dit la légende, était à l’emplacement où l’on a construit Philaé. La treizième revient, c’est encorla première et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment, écrivit Gérard de Nerval. Evidemment, on a un peu trichè depuis puisque Philaé n’est plus Philaé, mais quand même. Quant au pénis, on dit qu’il fut avalé par un silure du Nil. Raison pour que ce poisson ne figure jamais sur une table égyptienne. Dans l’entrée du grand temple, sur la gauche, figure un jeu de sept colonnes palmiformes qui soutient le bâtiment appelé « mammisi » autrement dit la maison des naissances, celle où l’on peut voir se dérouler le mystère de la naissance divine du Roi, du moins depuis la période ptolémaïque de laquelle date Philae. D’ailleurs, sur le grand mur de façade, c’est Ptolémée qui s’adresse à Isis, Osiris et Hathor. A l’intérieur du sanctuaire, bas-reliefs en grès et l’on devine au loin la présence d’une église, raison d’exister de toutes ces croix de Malte que nous percevons depuis l’entrée : des Chrétiens sont venus ici se réfugier, comme nous le verrons dans de nombreux endroits par la suite. L’armée napoléonienne aussi est venue ici en 1798, les soldats y ont laissé des graffittis

Philae

Plus proche de l’époque romaine, le « kiosque » de Trajan, aéré et aérien, offre une figure digne des plus beaux temples romains. Ainsi qu’un temple consacré à Hadrien. On trouve aussi un temple dédié à Hathor qui serait la déesse de l’amour, ainsi donc Philaé serait tout entier dédié à l’amour. Belle idée. Mais si l’on parle de Philae aujourd’hui on pensera plutôt à l’atterrisseur expédié par la sonde Rosetta sur la comète 67P en 2014. Ahmad dit que Christiane Desroches-Noblecourt fut la principale artisane du sauvetage des temples, celle-ci écrit sur son site : Au milieu des eaux du Nil s’élève le plus fameux des sanctuaires d’Isis. Femme, épouse, mère, magicienne, salvatrice, la déesse se trouve au centre du grand mystère de la vie et de la mort qui aboutit à la résurrection. Pour reformer le corps de son époux assassiné, qu’elle entoura de bandelettes, elle confectionna la première momie. Le culte qu’on vouait à cette déesse-mère était associé au retour de la crue fertilisante qui faisait revivre la terre d’Égypte…

Ayant payé notre tribut à Isis, nous pouvons partir, prendre le véhicule qui nous attend pour nous conduire plus loin ecore : à Abou Simbel, le temple consacré à Ramsès II et à son épouse Nefertari. Route droite que notre chauffeur dévale parfois à 160 à l’heure, où l’on ne s’arrête qu’une fois, pour marquer un temps de pause, boire un café. « Coffee shop » animé, de toutes les couleurs, évoquant les maisons nubiennes. Pour les WC ? « Men to the left because women are always right ! », figures d’Anubis et de Bastet (le chat). Arrivée au crépuscule au bord du lac Nasser, hôtel-maison nubienne, chambres vastes. Nous nous couchons tôt afin d’être prêts à partir le lendemain vers 5h.

Coffee Shop en bord de route entre Assouan et Abou-Simbel

20 novembre : Un seul impératif : ne pas rater le lever du soleil. Râ doit venir éclairer le temple juste au moment où nous y arriverons. On ne sait pas, à Abou Simbel, ce que l’on doit le plus admirer : la construction antique à l’époque de Ramses II (XIXème dynastie, vers 1260 avant J.C.) ou son transport pour échapper à l’engloutissement causé par le grand barrage, accompli dans les années soixante de notre ère (inauguration en 1968). Il a fallu tout faire grimper sur la colline, 65 mètres plus haut et pour cela, tout découper en blocs de grès de 20 à 30 tonnes. A l’origine, les temples étaient creusés dans la colline, on ne la transporta pas mais on la simula au moyen de grands arcs d’acier, dissimulés ensuite par les façades. Aujourd’hui, les quatre répliques de Ramsès sont face au ciel et au lac, face donc au soleil quand il se lève. En une minute, la lumière vire du beige au rouge.

Lever de soleil sur le temple d’Abou-Simbel

C’est ici que Ramses a installé son temple afin d’être loin de Thèbes et des prêtres qui prenaient de plus en plus de pouvoir. L’occasion en fut fournie par la commémoration de la bataille de Qadesh contre les Hittites. Mère de toutes les batailles ? Ou bien simplement lutte indécise à l’issue de laquelle les deux souverains convinrent de signer un traiter de paix. Premier traité de paix de l’histoire dit-on. Heureux temps où l’on savait conclure une guerre avant qu’elle ne fît trop de dégâts…. Changement de régime politique aussi : Ramses a voulu que, désormais, le pharaon fût divinisé. Il n’était donc plus sous la dépendance d’un dieu (Horus ou Amon) puisqu’il était lui-même son propre dieu. Son épouse Nefertari dut suivre le même chemin, elle fut identifiée à Hathor, la déesse aux couettes, qui ressemble un peu à Sheila, à moins que ce fût Sheila qui ait voulu, dans les années soixante ressembler à Nefertari. Evidemment, en ce lieu, la foule se presse, même dès six heures, c’est la cohue pour pénétrer dans le sanctuaire du Grand Temple, au sein duquel trônent dans le mutisme le plus total, Amon, Rê, Ptah et Ramses. Sur les parois, magnifiques scènes de la fameuse bataille. Tout autant de monde dans le Petit Temple avec ses six statues en façade. Les gardiens tiennent presque tous à la main des répliques de la clé de vie, autrement dit la clé d’Ankh, celle que porte aussi Ramses pour mieux affirmer sa nature divine, de maître en quelque sorte de toute vie. Après la visite, retour sur Assouan, magasin d’épices où l’on goûte aux curries et au safran, où l’on respire le musc, la menthe et le café nubien. Et à 13 heures, embarquement sur « notre » felouque.

Intérieur des temples d’Abou-Simbel avec la déesse Hathor, Ramsès II et des scènes de la bataille de Qadesh

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Le voyage en Egypte – du Caire à Alexandrie et retour (1)

En ce mois de novembre 2025, c’est notre premier voyage en Egypte. Ceci est un récit partiel de ce périple qui, bien sûr, fut « arrangé », pour ne pas dire « totalement organisé » par l’un des voyagistes les plus connus1. Manière agréable, même si marchande, de faire connaissance avec un pays jusque là inconnu, avant peut-être un jour d’y retourner sous une forme plus « libre » (si l’on peut parler de liberté en matière de voyage). Je ne parle pas ici en spécialiste: je ne suis ni égyptologue ni historien, comme à l’accoutumé, je suis un « amateur » et je fais part de mes émotions au contact d’une réalité, ici à la fois géographique et historique. C’est donc, comme toujours, un point de vue subjectif et, espérons-le, sensible, qui s’exprime.

14 novembre : arrivée en fin d’après-midi en provenance de Lyon. Nous sommes attendus par un envoyé de la firme organisatrice qui s’est occupé de la fourniture des visas et qui nous conduit à une voiture qui nous emmènera à notre premier hôtel, avec vue directe sur les pyramides, dans la localité de Gizeh. Nous ouvrons la fenêtre de la chambre, et hop, dans la nuit noire, tombons nez à nez avec la silhouette imposante de Kheops, discrètement éclairée de quelques projecteurs.

15 novembre : sur notre demande, départ dès 8h pour Alexandrie. Il ferait beau voir que nous fassions l’impasse sur cette Babel moyen-orientale, riche de ses passés multiples, qui fut habité par tous les peuples : juifs, chrétiens, anglais, français, coptes, arabes.

Souvenir d’un quatuor célèbre… mêlant les voix de Justine, Balthazar et Cléa à l’orée du XXième siècle. Retrouverons-nous l’image de l’amour véhiculée par Lawrence Durrell, ou bien celle-ci nous paraîtra-t-elle finalement trop datée, ancrée dans une époque à jamais révolue ?

La route du Caire à Alexandrie n’est plus le chemin ombragé parcouru de quelques ânes rêveurs, mais l’autoroute puissante et géante de deux fois quatre voies parallèles, arborant des publicités gigantesques pour les nouveaux grands travaux de ce siècle à la gloire du Maréchal : nouvelle capitale, nouveau Grand Musée, nouveaux paradis balnéaires, et au bord de la route, des réalisations qui sortent de terre, souvent inachevées, parmi lesquelles ce qui ressembe à une prison, et qui en est une d’alleurs, même si notre aimable guide qui répond au nom bien égyptien de Sara, nous assurera plus tard qu’il s’agit d’une prison dorée (pas de quoi s’en faire, alors!). Présence policière bien réelle, qui se marque par de nombreux contrôles aux abords des villes. Alexandrie, c’est d’abord la fin du désert, la rencontre avec l’eau, celle du delta et, plus loin, celle de la mer. Alexandrie semble ainsi flotter encore, vue de loin, avant hélas qu’elle ne sombre, puisqu’on annonce que dès les années cinquante de notre siècle, elle sera envahie par la mer.

La rencontre avec notre guide a lieu à un croisement de rues encombré, nous sommes déjà fascinés par ces souvenirs de l’autre siècle : échoppes éternelles, cafés paisibles mais usés, tramway bringuebalant qui s’arrête en grinçant de ses freins rouillés. Après un court résumé historique qui balaie les trois millénaires de la civilisation égyptienne, au cours duquel j’apprends l’existence et l’importance des hyksos, peuplade originaire de ce qui serait aujourd’hui la Palestine ou la Syrie, responsable d’une défaite ayant entraîné la décadence de la Seconde période intermédiaire (entre 1700 et 1539 avant J.C.), mais aussi de l’introduction de la race chevaline et d’un usage de la roue plus intense qu’auparavant, elle nous annonce un changement de programme : la visite de la Grande Bibliothèque n’aura lieu que demain car en ce samedi elle ferme plus tôt que les autres jours. On remplacera donc par celle des catacombes.

Les catacombes d’Alexandrie nous renvoient à la période gréco-romaine, fin de l’ancienne Egypte. Les habitants de la ville fondée par Alexandre, sur un site qui plaisait au grand Roi car on pouvait y établir un port à proximité de l’île de Pharos, ont hérité de leurs prédécesseurs pharaoniques le goût des sépultures. Certaines familles riches ont leur propre tombe, creusée en profondeur (35 mètres), et à elles se greffent des tombes publiques. La statuaire a complètement délaissé les canons du dernier Empire pour adopter ceux qui, venus de Grèce, exaltent la beauté des corps et des visages réels. Le lendemain, nous en saurons plus en visitant le Musée gréco-romain. Curieux mélange, où les divinités de l’Egypte, les Amon-Râ, les Isis et Osiris, les Horus et les Hathor fusionnent avec celles des Grecs, après-tout, Zeus n’est-il pas un peu Amon ? Hathor n’a-elle pas quelque chose de Vénus ? Le taureau Apis brandit entre ses cornes son disque d’or. Les Romains viendront plus tard donner le goût des agapes, des poses vautrées sur les grands sofas, et donc l’amour des drapés, des corps voluptueux et des muscles puissants des torses glabres. Et surtout, et cela dès le VIème siècle avant J.C., un changement capital se produit : l’introduction de la monnaie, dont nous avons vu sur un de mes billets antérieurs, qu’elle venait de Lydie, mais qui bien vite envahit l’espace des échanges. On aura donc eu l’exemple d’une civilisation incroyablement productive et structurée qui, pendant environ trois mille ans aura existé sans argent et donc a fortiori sans capitalisme ! De quoi réfléchir, non ?

vue depuis le fort de Qaït Bay

Après les catacombes de l’époque gréco-romaine, un saut dans le temps : le fort de Qaït Bay, érigé par le sultan de même nom en 1477, à l’emplacement de l’ancien phare, le père de tous les phares d’ailleurs, puisque portant le nom de Pharos, écroulé suite à un séisme en 1303 (le fort contient des pierres de granit rose issues de ce trésor enfoui). Architecture militaire habituelle. Aurait dû être flanqué des deux statues géantes qui lui préexistaient, celles d’un Ptolémée (mais lequel, I ou II?) et de son épouse transformée en Isis, mais cette dernière, nous la verrons demain érigée dans la cour du Musée. Qaït Bay fut bombardé par les Anglais en 1882, et renferme la plus vieille mosquée d’Alexandrie. Sara profite alors du lieu pour nous parler de l’islam, discours à la limite du prosélytisme et à la gloire des imams, qui veut néanmoins insister sur la différence entre contrainte (port du voile obligatoire) et liberté (de le porter ou pas). Façon sans doute de s’affranchir de tout lien avec les Frères. Les voies de la politique et de la religion (l’une et l’autre confondues comme c’est presque toujours le cas) sont tortueuses et demandent des exercices d’équilibrisme fréquents. Demander ce que les gens pensent « vraiment » est une marotte de voyageur occidental qui n’aura connu qu’une époque où l’on croyait en la transparence et la « démocratie ». « Les Egyptiens ne s’expriment pas » me dira en fin de séjour, notre second guide Ahmad.

16 novembre : sur le parking de l’hôtel, notre guide a la joie de rencontrer son idole, un chanteur de charme aux lunettes noires qui répond au nom de Moustapha Amar, en tournée actuelle dans la ville. Selfie. Puis départ au musée gréco-romain. Nous ne savourons pas assez notre chance : il vient de rouvrir en 2024 après une longue période de fermeture et d’incertitude sur son sort. J’ai déjà dit quelques uns de ses attraits (sculptures, portraits, pièces de monnaie), il faut ajouter aussi l’installation d’un temple du Fayoum, avec culte consacré au crocodile, l’animal figurant en entrée sous forme de momie. Il est dommage qu’aucun des fameux portraits, rares exemples de peintures sur bois datant de l’Antiquité, ne soit exposé ici, il faudra aller, pour en contempler, dans les grands musées occidentaux, comme au Met de New York. Portrait d’Anaximandre. Fragments de papyrus contenant extraits de l’Odyssée. Statuettes de Tanagra, têtes minuscules mais incroyablement réalistes. Mosaïque de la méduse. Belle tête en bronze de l’empereur Hadrien.

A quoi succède la découverte de la (nouvelle) Grande Bibliothèque (Bibliotheca Alexandrina). Nouvelle puisque l’ancienne, fondée par Ptolémée 1er brûla dans un incendie en 642. Elle était une merveille. Elle contenait toute la production littéraire du monde antique, partie en fumée (on accuse parfois un calife arabe, ce n’est pas prouvé, Ibn Khaldûn cependant en reprend l’idée en transposant la situation sur une autre bibliothèque, celle de Ctésiphon dans l’Irak actuel2). Celle-ci a tout pour rivaliser avec : architecture d’une grande beauté, qui sait se faire oublier quand on voit la ville de loin, consistant principalement en un disque incliné vers le rivage, sorte de rappel de Râ divinisant le bâtiment. Mur d’enceinte recouvert de presque toutes les écritures connues, à l’intérieur plusieurs niveaux, allant jusqu’à F qui se surplombent les uns les autres de manière aérienne. Grande tenture sacrée suspendue dans la salle du bas, datant de 1243, venue de La Mecque et offerte par un riche bienfaiteur. Presses d’imprimerie (l’imprimerie de Boulaq, première imprimerie officielle en 1820). Rayons de livres de toutes langues et toutes disciplines. J’y trouve des livres au rayon philosophie sur Adorno et sur Deleuze. Notre guide nous fait finement remarquer qu’il n’y a que des filles qui étudient… il y aurait bien aussi des garçons, lui suggéré-je, mais ne viendraient-ils pas là que pour les premières ? Des manuscrits : exposé, un poème d’Andrée Chedid décoré par un artiste local. Le buste de Constantin Cavafy dans un coin puisque l’illustre poète grec a vécu ici pendant presque toute sa vie [et une de nos compagnes nous a lu des extraits de son œuvre fort opportunément la veille.]. Salles d’exposition en sous-sol, art contemporain égyptien (comme Hassan Soliman, 1938-2008, digne reflet de Giorgio Morandi). On raconte que Ptolémée collectionnait tous les papyrus et autres documents saisis sur les navires arraisonnés le long des côtes et que cela constitua le fond de la collection de départ de l’ancienne bibliothèque, celle qui est partie en fumée, curieuse façon d’exprimer sa boulimie de savoir, surpassée aujourd’hui par la collecte des données numériques, laquelle est bien moins innocente.

grande salle de la bibliothèque d’Alexandrie avec tenture de 1243

17 novembre : grand jour de la visite aux pyramides de Gizeh, puis au nouveau Grand Musée Egyptien. Ces pyramides, photographiées des milliards de fois, se posent pourtant toujours devant nos yeux ahuris comme des énigmes intemporelles, quelque chose qui serait issu du ciel, venu de quelque planète lointaine, mais non, c’est bien là, sorti du sol aride, et cela a bien survécu quatre mille ans avec, somme toute, peu de dégâts. Une couverture de calcaire dur qui s’est volatilisée (ou plutôt a été « réutilisée » dans dans des constructions plus récentes), donnant à tous ces objets l’aspect de montagnes de pierres de 2 à 5 tonnes la pièce (voire bien plus), juxtaposées et empilées. Sauf Khephren qui garde en haut son petit capuchon de dalles dures. Des orifices percés dans quelques flancs, traces de ceux qui ont voulu aller voir dedans.

Ce qui choque en premier c’est l’incroyable contraste entre la ville bruyante à laquelle nous tournons le dos et l’étendue du désert qui nous paraît infini, enclos dans une seule vibration lumineuse qui nous fait paraître ces blocs de pierres comme quelque chose de vivant. Les masses triangulaires, grises, beiges ou dorées selon l’heure de la journée paraissent insaisissables alors que nous allons pourtant approcher d’elles jusqu’à les toucher, voire même, si l’on en a envie jusqu’à les pénétrer. Leur hauteur : Khéops (ou Kourfou) : 146 mètres, Khephren : 143 mètres, Mykérinos (Menkaouré) : 65 mètres. Le grand-père, le père et le fils. Tous de la IVème dynastie (de 2613 à 2494 avant J .C.). Les tombes des épouses sont beaucoup moins hautes. Avec à côté d’elles le Sphynx, superbement sculpté, immobile comme un château de sable avec des restes de peinture aux confins des oreilles, interrogateur infini des siècles passés et futurs. C’est une grande émotion que de le voir se détacher sur le ciel, pour la première fois de sa vie.

Le lien avec le Grand Musée s’opère par la médiation d’une barque, quoi de plus normal ? C’est la grande barque de Râ, qui fut enterrée au pied de la pyramide de Kheops et dont on présume qu’elle fut le véhicule transportant le pharaon jusqu’à sa tombe, à moins qu’elle n’ait été qu’un symbole, celui du voyage de son « bâ » dans l’au-delà des Dieux. Aujourd’hui exposée dans un bâtiment spécial du GEM. Lequel est une super-pyramide à lui tout seul, gigantesque hall abritant aussi bien la statue de Ramses II qu’un magasin Ladurée ou un Starbuck, aux grands escalators qui desservent les salles : à droite les époques marquées par les dynasties, jusqu’à la trentième, à gauche celles consacrées au trésor de Toutankhamon. Après ma visite, un peu éreintante, parmi des foules compactes de visiteurs, je m’assois sur un banc aux côtés d’une dame âgée. Elle est américaine, vient de Upper Est Side, a appris le français dans sa jeunesse au point qu’il lui reste en mémoire La cigale et la fourmi qu’elle me récite tout de go. « Nous vivons une époque horrible », me dit-elle, et le président des Etats-Unis est un « horrible man ». Je ne peux qu’acquiescer, à quoi elle me répond par un au revoir fraternel.

Où manger le soir ? Un espoir, une possibilité : aller en ville, se rendre au Naguib Mahfouz Café, lieu très célèbre du souk où s’est toujours rencontrée l’intelligentsia cairote. Nous voilà dans le trafic dense de l’autoroute, puis dans des avenues du Caire, jusqu’à un endroit où notre chauffeur peut garer son véhicule, de là à pieds jusqu’à l’entrée du souk, le passage par une petite allée encombrée jusqu’à la porte du bistrot. On y fait de la musique, du darbouka, du luth et des chants mélopés, les salles sont presque pleines mais on trouve des places pour nous. On voit là des familles fêtant un anniversaire, des touristes excités, des femmes aux longs yeux bruns visiblement en quête de rencontre tarifée et de vieux messieurs aux airs savants, comme au temps de Mahfouz sans doute et même de bien avant. Les plats sont alléchants. Je me retrouve avec dans mon assiette, sans l’avoir vraiment choisi… rien d’autre qu’une bonne blanquette de veau de nos grands-mères ! A la sortie, nous regardons, face à nous, la célèbre mosquée d’Al Azhar, illuminée. Seul aperçu disponible pour nous de la ville du Caire, il faudra revenir une autre fois pour visiter la ville copte, Fustat et se souvenir des émotions de la place Tahrir.

intérieur du Naguib Mahfouz Café

1 Altaï travel

2 L’historien Ibn Khaldun dans sa Muqaddima (XIIIe siècle) change le cadre, il ne s’agit plus d’Alexandrie, mais de Ctésiphon en Irak actuel, et ce n’est plus ‘Amr Ibn al-‘As, mais Sa’d Ibn Abî Waqqâs qui dirige l’armée. En voici l’extrait :

« Cependant, quand les musulmans eurent conquis la Perse et mis la main sur une quantité innombrable de livres et d’écrits scientifiques, Sa’d Ibn Abî Waqqâs écrivit à ‘Umar Ibn al-Khattâb pour lui demander des ordres au sujet de ces ouvrages et de leur transfert aux musulmans ? ‘Umar lui répondit : « Jette-les à l’eau. Si leur contenu indique la bonne voie, Dieu nous a donné une direction meilleure. S’il indique la voie de l’égarement, Dieu nous en a préservés. » Ces livres furent donc jetés à l’eau ou au feu, et c’est ainsi que les sciences des Perses furent perdues et ne purent parvenir jusqu’à nous. »

— Ibn Khaldûn, Le Livre des Exemples, T. I, Muqaddima VI, texte traduit et annoté par Abdesselam Cheddadi, Gallimard, novembre 2002,  944.

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Rire en Suisse (et au Sommet)

Deux fois coup sur coup écrire un billet sur quelque chose de drôle… voilà qui n’est pas habituel. Serait-il encore possible de rire en notre époque sombre ? Et de rire, qui plus est, sans retenue, sans honte, sans remord et évidemment sans se moquer de quiconque. Mais d’où vient ce rire ? La semaine dernière il nous venait de Corée et du réalisateur Hong Sang Soo, avec son parti pris de mettre au premier plan un personnage naïf et flou, au moyen… d’un objectif flou. Aujourd’hui, il nous vient de Suisse et du metteur en scène Christophe Marthaler. J’ai toujours trouvé que ce pays était un havre d’humour… depuis les films de Tanner comme Jonas qui aura vingt cinq ans en l’an 2000 et son professeur qui débitait l’histoire en tranches de boudin (Michel Denis) devant des élèves attentives qui tricotaient, depuis Zouc et son dialogue avec les fourmis, depuis l’écrivain Arno Camenisch racontant les histoires de la nonna avec l’accent romanche, jusqu’à aujourd’hui les pensionnaires improbables de ce chalet en haut d’une montagne. Et il ne faudrait pas oublier le clown Grock, véritable « inventeur » du clown moderne. La Confédération est un pays essentiellement drôle et cela, trop de gens l’ignorent, obnubilés qu’ils sont par l’argent des banques.

Qu’est-ce qu’il y a de drôle dans Le sommet, dernière pièce créée par Marthaler, l’an dernier montrée à Avignon (mais je n’avais pas pu trouver de billet), et qui tourne en ce moment, avec une étape le 11 novembre dernier au TNP de Villeurbanne ? On le sait tout de suite en s’installant face à ce décor qui montre l’intérieur d’un solide refuge de montagne (on appelle cela une cabane en Suisse romande – une Hütte en Suisse alémanique) quand se mettent à clignoter quelques lampes et qu’une trappe s’ouvre devant un monte charge qui transporte… La Joconde. Puis cinq personnes qui atteignent ce lieu dans ces petites cases où elles sont compressées, emmếlées les unes dans les autres, obligées de se déplier comme de longs couteaux… suisses, bien entendu pour prendre leur place sur des bancs de bois, et commencer « la réunion ». Ces six personnages – car aux cinq nouveaux entrants il faut ajouter l’organisateur, qui était là avant, qui, de temps en temps joue à l’accordéon des extraits de Mozart – prennent en main de gros registres. Il s’agit d’abord de dialoguer, oui, dia-lo-guer, c’est-à-dire aussi peut-être né-go-cier mais ils parlent tous une langue différente (français, écossais, italien, suisse allemand) et se contentent des énoncés unisyllabiques : « one », « yes », « no », « nein », « but ». Cela répété des centaines de fois, cela fait une jolie musique ! Est-ce du théâtre ou de l’art contemporain ? De temps en temps on se le demande. Mais l’un comme l’autre, en quoi cela importe-t-il ? C’est aussi de la musique. Car elle arrive souvent. Il y eut dans le lointain passé un compositeur hélvétique du nom d’abbé Bovet, qui a écrit les chants les plus célèbres, comme « là-haut sur la montagne ». Tout le monde connaît. Pendant que ça chante pieusement, une des dames s’empare d’un micro pour dire sa détresse devant la désertification du langage dont elle se sent le siège. Une fois l’accord obtenu, les gros classeurs sont rangés. Il va s’agir maintenant d’organiser une réception. Il faut se déshabiller, se rhabiller, les corps se trémoussent, ça rigole, ça pouffe de rire. La plus jeune a une magnifique robe rouge qui moule son corps, elle rappelle l’héroïne (jouée par Sandra Hüller) du film Toni Erdmann (de Maren Ade) quand celle-ci n’arrive plus à quitter son vêtement trop collant et qu’elle finit nue pour accueillir ses invités (c’est là où je riais tellement que j’ai cru mourir de ne pas reprendre ma respiration). Un violent vrombissement emplit la salle : bruit d’hélicoptère, qui fait passer par la lucarne un sac de victuailles, puis un grand boum, aïe, on devine qu’il s’est écrasé. Si on rit beaucoup à l’intérieur, on devine qu’à l’extérieur cela ne doit pas être la même chose. Et oui, quand reviendra un hélicoptère, ce sera pour déposer des extincteurs gonflables. Les discours se succèdent, souvent frénétiques, le plus souvent des phrases poétiques qui descendent du ciel. Comme celle-ci, dont je me souviens, seule isolée au milieu de tant d’autres : « un objectif est un rêve avec une deadline ». Quand le grand suisse allemand prend la parole, on ne prend même pas la peine de traduire ce qu’il dit : de toutes façons, c’est incompréhensible, lui-même l’avoue, montrant son étonnement face à ceux qui l’applaudissent : « mais vous n’avez rien compris ! ». Et bien non, on n’a rien compris, et alors ? Tout ne mérite pas d’être compris. Bon, vous le devinez : tout va se poursuivre ainsi, dans un monde où tout s’écroule autour de nous, ce qui n’empêche pas les mots de s’échapper, les rires de fuser. Même quand une voix off annonce que les routes sont coupées, qu’il est désormais impossible de rejoindre la vallée… pour au moins les quinze ou dix-huit années à venir. L’argent intervient comme thème bien entendu, ne fait-on pas tout avec l’argent ? N’est-ce pas la valeur suprême ? Mais que feras-tu de tout l’argent du monde quand tu seras enfermé au sommet d’une montagne ?

Au milieu trône une montagne, donc, autrement dit un sommet. Tout à coup les personnages se disent… qu’il doit avoir froid! Ils le recouvrent gentiment de toutes les couvertures et vêtements qu’ils trouvent et le regardent tendrement, pendant que l’hymne des Beatles survient… « we say good night ». C’est l’heure de la fin, mais on n’a jamais été aussi légers face à ce qui s’annonce comme une fin du monde.

Beaucoup de gens n’ont pas aimé ce spectacle : trop déroutant, pas assez sérieux, trop suisse. Evidemment, il vaut mieux avoir quelques références culturelles (la place de la musique, le rôle de la montagne, des refuges de montagne, le mode de vie qui s’y développe, la question linguistique, le fantasme de ne pas pouvoir redescendre dans la vallée, le bruissement des hélicoptères…) mais ce n’est quand même pas l’autre côté du monde, c’est tout près, la Suisse, on peut s’y balader un week-end, il faut ouvrir ses yeux, accepter de rire face à des comportements qui nous semblent parfois incongrus, comme l’absurde respect des règles, les vaches que l’on trimballe au bout d’un filin accroché à un hélicoptère, la naïveté des rapports humains (autrement dit leur sincérité), les débats caricaturaux où personne ne se comprend (il y a quand même quatre langues nationales dans ce petit pays, sans compter que l’allemand y est une multitude de dialectes, tout comme le romanche qui se divise en au moins trois parlers différents, selon la vallée où l’on habite). Dans un débat sur l’opportunité d’avoir des lignes TGV en Suisse, j’ai entendu une fois cet échange d’arguments hautement improbable de ce côté-ci des Alpes : à l’un des intervenants vantant le TGV en expliquant que grâce à lui, on gagnerait une heure pour aller de Genève à Saint-Gall, un autre répondait : « Mais pour quoi faire? moi, vous savez, je ne suis pas pressé d’y arriver, à Saint-Gall ! ». Et on ne rappellera pas ici le fameux joke du condamné à mort qui s’interroge sur la raison pour laquelle s’est enrayé le dispositif dans les cas des trois autres condamnés précédents, qui s’en sont ainsi sortis. « Ce n’est pas la petite pierre qui coince, là ? ».

La pièce de Marthaler évoque irrésistiblement Kafka bien sûr. Même humour, même « réalisme ». Certains critiques ont voulu y voir une allusion au sommet de Davos, d’autres ont cru retrouver une réminiscence de Berchtesgaden… Je crois qu’ils se sont totalement trompés, c’est comme si on ne comprenait Le Procès que comme une simple métaphore d’un Etat totalitaire. Cela va bien plus loin, bien plus haut.

La pièce de Marthaler est tout simplement géniale (guénial ! dirait-on avec l’accent suisse allemand).

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Le poète et la vieille voiture

Je suis allé voir le dernier film de Hong Sang Soo, Ce que cette nature te dit, et il m’a bien fait rire. Je sais : je n’ai guère l’habitude de publier des billets drôles sur ce blog, je m’en excuse auprès de mes lecteurs. J’espère pourtant qu’aujourd’hui, ils prendront mon billet pour quelque chose de drôle, de distrayant. Et qu’ils souriront avec moi.

Un film de Hong Sang Soo est toujours étonnant. On n’est pas surpris que ce réalisateur coréen ait finalement peu de succès (en a-t-il dans son pays ? J’aimerais le savoir. C’est sûrement en France qu’il en a le plus car il y a chez nous une tradition cinéphile qui ne se dément jamais, or même chez nous, il faut avouer que ses films ne tiennent pas longtemps l’affiche et que les salles où ils sont projetés deviennent vite vides, j’ai même entendu dire que son dernier film, présenté à Locarno, n’avait pas trouvé de distributeur en France – soupir). Ce n’est pas un cinéma pour le succès commercial, c’en est même aux antipodes ! Et c’est bien. Il faut une sacrée audace pour faire des films comme ça en 2025… ici, un jeune homme de 34 ans, Dongwha, qui ne sait vraiment pas se déterminer dans l’existence si ce n’est d’être poète. Il ramène sa copine, Jun-Hee, chez elle, c’est-à-dire dans sa famille : le père a construit la maison, une jolie maison à flanc de montagne du côté de Icheon, donc pas très loin de Seoul, au départ pour sa propre mère, qui est décédée depuis. Y habitent donc : le père, la mère et la sœur qui est revenue chez ses parents après quelques épisodes douloureux (la sœur joue d’un mystérieux instrument spécifiquement coréen, le gayageum). Le garçon hesite beaucoup avant d’accepter l’invitation de son amie à rencontrer la famille, qu’il n’a jamais vue jusqu’ici bien qu’ils soient ensemble depuis trois ans. Finalement, il vainc son trac et rencontre le père, homme aimable et très ouvert qui ne demande pas mieux que de l’accueillir comme un fils. Donghwa a une vieille voiture (une vielle Kia de 1996) qui ne lui a pas coûté cher. Le père est intéressé, on devine qu’il est passionné de voiture, sans doute ce véhicule est-il pour lui comme une pièce de musée, il la lui demande pour aller faire un tour. Deux fois de suite, on voit ainsi le tacot poussif tenter de grimper la côte qui donne accès à la maison, en soufflant et en crachant. Le film ménage ensuite plusieurs moments où les deux hommes sont ensemble, ils se confient l’un à l’autre, le père raconte son amour pour sa femme, il l’aime entre autres parce que… elle a toujours eu raison dans la vie, il lui dit ça gravement. Le jeune homme se prosterne devant l’arbre au pied duquel sont déposées les cendres de la grand-mère. C’est midi, il faut manger, le père suggère aux deux filles d’inviter Dongwha dans un restaurant proche, près d’un temple où les gens vont se recueillir. Mais la grande sœur est très intrusive. Elle ne comprend pas pourquoi il se trimballe avec une si vieille voiture, car il se trouve que Dongwha est le fils d’un avocat célèbre, alors sûrement il ne devrait pas s’en faire en ce qui concerne ses revenus financiers, mais justement Dongwha veut se montrer complètement indépendant, et probablement il n’a aucune envie de gaspiller du fric dans des achats luxueux inconsidérés. Alors, on sent bien que ce genre de remarque l’exaspère.

gayageum

Puis, il est l’heure de rentrer, le père a promis qu’on ferait une soupe de poulet, la mère – elle est professeure – rentre du travail vers 18h et quand ils retournent à la maison, elle s’est déjà occupée du poulet. C’est une femme charmante, dynamique, attentionnée. On passe à table. La mère est une poétese ayant une certaine notoriété, elle a pubié plusieurs poèmes, quand Donghwa lui dit qu’il est poète, elle est intéressée, bien sûr. Elle aime bien Donghwa, elle le trouve beau. Jusqu’ici elle n’avait trouvé de beau comme homme que son mari (c’est vrai qu’il est pas mal) mais désormais, elle en connaît un autre : Donghwa ! Quelle déclaration ! Elle est évidemment prête à l’entendre déclamer un de ses poèmes. Le garçon s’exécute aussitôt. Le poème consiste en des cris peu articulés, quelques mots et puis tout s’arrête. Tout le monde est surpris. Le père, croyant réchauffer l’atmosphère, offre à boire de l’alcool. C’est un alcool très fort, « pour les hommes ». Dongwha en boit mais pour faire son vantard et damer le pion au père qui s’est enquis de sa capacité à tenir l’alcool, il en boit… beaucoup trop. Il est ivre. Quand la grande sœur réattaque sur son père et la capacité de celui-ci à lui donner de l’argent, il s’énerve et l’agresse carrément. Tout le monde est gêné. Le repas s’achève, et tout le monde va se coucher. Les deux parents discutent de ce jeune type qui finalement ne leur inspire pas confiance. La mère rit de ses « poèmes ». Ils se disent que certainement ce jeune homme ne parviendra jamais à assurer la subsistance de leur fille. Pendant la nuit, le garçon ivre sort dans le jardin pour admirer la lune, mais il se casse la figure. Au matin, il reprend sa voiture. La fille est levée et peut lui dire au revoir, mais elle voit qu’il s’est fait mal, le sang coule, cela peut s’infecter, elle l’enjoint d’aller voir un médecin. Il monte dans sa voiture. La caméra se fixe sur lui, l’objectif se rapproche de son visage… mais il est complètement flou ! Et le plan reste flou pendant de longues minutes. Voilà un film flou sur un personnage flou.

Si je ris, ce n’est pas par volonté de me moquer. Donghwa ne mérite pas qu’on le rejette, s’il l’est, c’est en fonction bien sûr de la mentalité bourgeoise de cette famille coréenne, mais cette famille elle-même, mérite-t-elle qu’on l’accable ? Oh non, certainement pas. Ils ont bien leurs propres raisons de se moquer du jeune garçon… jeune ? Pas si jeune. 34 ans ce n’est pas « jeune ». Ces gens font comme ils peuvent, ils agissent et parlent avec sincérité, ils se font du soucis pour leurs deux filles et c’est bien normal. Quand on connaît un peu la société coréenne, il y a en effet du soucis à se faire. En tout cas Jung-Hee n’est pas comme ces filles de Séoul qui se ressemblent toutes et se parent dans le seul but de trouver pour se marier un bel étudiant plein d’avenir, après quoi elles se rangeraient des voitures, et deviendraient des femmes soumises. Pas de ça ici, on devine que cette famille est très « libérale » (si ce mot à un sens) par rapport au reste de la société coréenne. Non, si je ris, c’est parce que j’ai le sentiment que Hong Sang Soo fait un sacré pied de nez à la production cinématographique standard, « à succès ». Ca cause, ça cause, dans les films de Hong Sang Soo, et ça boit, ça boit, et ça mange aussi. Un très bon bibimbap au restaurant (de longues minutes à dresser les louanges de ce bibimbap), et un magnifique potage de poulet, avec le poulet entier dans la soupe, le soir, et là aussi, on en parle longuement (et le spectateur se met à avoir faim). Tout cela suffit-il à faire un film ? Oui, dit Hong Sang Soo, oui, dit le spectateur affamé et qui a gardé son sens de l’humour. Les paysages aussi font partie des films chez le réalisateur coréen, des paysages paisibles, comme le sont en vrai les paysages de Corée, avec une végétation un peu étrange où fleurit le gingko biloba, l’arbre aux quarante écus, l’arbre qui ne meurt jamais, nature à laquelle les coréens prêtent beaucoup d’attention, pleine probablement de survivances des vieilles croyances en des dieux qui continuent d’exister parmi nous : la nature nous parle. N’est-ce pas justement ce que nous dit le titre… alors que de nature, nous voyons surtout un jardin, ou nous ne le voyons même pas : un truc de Hong consiste souvent à nous persuader que nous voyons certaines choses alors que sur la pellicule nous ne voyons que les regards des personnages dirigés vers ces choses, mais que voyons-nous vraiment? Il en va de même pour le jeune « héros » de ce film : il aime la nature et la regarde attentivement… mais il le dit lui-même, son regard ne lui permet pas d’en voir les contours avec netteté. Que voit-il vraiment ? Se dire que l’on n’a pas de certitude, n’est-ce pas encore énoncer une certitude ?

Les films de Hong Sang Soo sont ainsi faits, pleins d’intensité poétique, qui nous font rire sur le moment, et nous procurent parfois un léger sentiment d’ennui, mais ne sont-ils pas finalement emplis de sagesse, et de cette distanciation qui nous rend le réel supportable ?

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Franchissant les Alpes – 2) Le K2 et le Ladakh à Turin

Turin, la ville du cinéma et de la voiture, deux mondes estampillés « vingtième siècle ». Pour le cinéma, le Mole d’Antonelli, vieille synagogue recasée en cinéma multiplex agrémenté de salles d’histoire remontant à ce qui est appelé « l’archéologie du cinéma » : lanternes magiques, photogrammes, kinétoscopes, zootropes, zoopraxiscopes et autres praxinoscopes. Et qui montre enfin les premiers films des frères Lumière, comme l’entrée en gare de La Ciotat avec une (inutile) recherche de sensation qui conduit à faire intervenir une vraie locomotive miniature dans la salle de spectacle, comme pour faire comprendre le sentiment d’effroi qui s’emparait des spectateurs face à cette machine qui se ruait vers eux. Mais tout cela est bien connu. Le musée vaut beaucoup pour ses expositions temporaires, comme autrefois une fantastique exposition sur Martin Scorcese, cette fois-ci, rien qui nous transcende, juste des vamps, stars et starlettes en affiche dont l’histoire ne retiendra pas le nom (à part peut-être Elsa Martinelli, Helmut Berger et Brigitte Bardot) à l’occasion de la présentation de l’archive iconographique d’Angelo Frontoni, photographe cinéma des années 68.

Nous ne sommes pas allés au « temple de la voiture », restes des usines Fiat, le Lingotto, c’est peut-être dommage car on dit que l’architecture vaut la peine du déplacement.

La GAM (Galleria Civica d’Arte Moderna e Contemporanea) mettait autrefois à l’honneur l’Arte Povera dont fait partie le gigantesque Giuseppe Penone, mais les nouvelles présentations des collections (Rythmes, structures et signes et Dépôt vivant) ont refoulé cette spécificité pour donner d’un côté, l’aspect le plus froid d’un art qui n’est déjà plus très contemporain (renvoyant à un art géométrique et conceptuel propre aux années quatre-vingt), et de l’autre, plus haut en étage, le pire du pire : une exposition fourre-tout où l’on a mélangé le meilleur et le moins bon dans des amas de tableaux numérotés comme aux enchères, faisant disparaître un Hartung ou un Soulages au rang de barbouillages anecdotiques et faisant voisiner les trois Morandi que possède le musée avec des toiles qui n’ont rien à voir.

Il faut fuir alors vers les hauteurs, comme celle du Monte dei Cappuccini, d’où l’on a la fameuse vue sur Turin, et d’où, par temps clair, on peut voir plus loin, derrière, la cîme du Cervin, ici dénommé Matterhorn. Au sommet de la colline, le vieux monastère héberge désormais le musée de la Montagne, géré par le Club Alpin Italien, endroit idéal pour se reposer en regardant l’évocation des cîmes alpestres les plus dures à conquérir, constater que les techniques et le matériel ont bien changé, depuis les énormes chaussures fourrées des premiers alpinistes jusqu’aux agiles et rapides chaussons d’escalade mis par les héros et héroïnes des années les plus récentes, rester pensifs devant la transition des passages sur parois de glace verticales exténuantes dans les années soixante aux performances des grimpeurs actuels qui ne mettent plus que quelques minutes pour gravir ces cascades, là où autrefois on y mettait la journée, quand il ne fallait pas bivouaquer en route, accrochés au-dessus du vide dans des abris de toile précaires. Je suis incapable de m’imaginer attaquer ainsi ces versants couverts de neige et de glace au point que même si je devais revivre ma vie, je ne demanderais pas d’y être alpiniste, et pourtant je me sens d’une admiration sans borne pour ceux et celles qui le font, au risque permanent de leur vie. Ce musée est riche en aventures résumées sous forme d’articles de presse anciens, de photos qui montrent toujours des visages souriants même si les barbes sont raides des glaçons qui s’y accrochent et même si parfois, ces mêmes visages sont ceux d’alpinistes qui ne savent pas encore que d’ici quelques heures, quelques jours peut-être, ils vont perdre la vie dans une tempête. Walter Bonatti est ici le héros. La gloire s’est emparée de lui lorsqu’il a gravi avec d’autres alpinistes italiens le K2 en 1954. elle l’a repris à l’aiguille du Freiney en 1961 même si elle a été ternie par tant de chutes et d’accidents au cours desquels des compagnns de gloire ont disparu. On a voulu l’accuser de fautes graves, il ne s’en est jamais bien remis, même lorsqu’on l’a enfin disculpé, et puisque la montagne se méfiait de lui, il se méfia d’elle et arrêta l’alpinisme en 1965, remplaçant l’ascension verticale par les longs voyages horizontaux qui l’ont conduit dans tous les endroits de la planète. Sa gloire fut telle qu’on édita des séries de bandes dessinées relatant ses aventures. Une exposition a lieu montrant ces fumetti ritrovati. Un livre est sorti, qui fait briller les couleurs et rêver le lecteur à tous ces paradis lointains.

Le K2… vu de Turin!

planches des Fumetti Retrovati consacrées aux voyages de Walter Bonatti

Et de ce musée, je retiens enfin ce beau moment d’émotion qu’il nous offre en montrant les photos et les objets rapportés du Ladakh par le voyageur Mario Piacenza, en 1913. Collision des temps : nous étions souvent là au début des années 2000, dont la première fois en 1998, et entre 1913 et cette époque encore récente (cela ne fait que vingt ans d’écoulé), il faut bien reconnaître que peu de choses avaient changé : les habitants semblent les mêmes, le château de Leh, modelé sur l’exemple du Potala, a le même aspect et le vieux quartier de Leh, celui où l’on achetait des petits pains faits au feu de bois et où trônait encore la belle maison de bois du premier ministre, semble éternel. Sans doute cela a bien changé depuis 2011, ce sont toujours les dernières années les pires dans ces évolutions soudaines dues au sur-tourisme. La dernière fois, le nombre de guest-houses s’était multiplié par dix ou vingt, des rues entières avaient été construites, bordées d’hôtels imitant vaguement le style du pays et une sombre ambiance de vengeances réciproques régnait entre les communautés musulmanes et bouddhistes (pour la chrétienne, représentée par l’église Morave, on n’en parlait déjà plus depuis longtemps…).

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Franchissant les Alpes – 1) L’Egypte à Turin

Turin, de l’autre côté des Alpes

Faire un tour par Turin s’impose de temps en temps, quand par exemple on a envie de s’asseoir au Caffé Florio pour déguster parmi les meilleures glaces du monde, ou bien quand on veut revoir les grandes allées du marché, colorées et bruyantes, de la Porta Palazzo, mais encore plus quand on prépare – c’est mon cas – un voyage prochain en Egypte, pour la première fois de sa vie, et qu’on a envie de connaître un peu, avant de débarquer au Caire, les grandes lignes et les grandes œuvres de la civilisation égyptienne, de la période prédynastique des années trois mille au dernier pharaon qui s’éteint à l’époque romaine, car c’est à Turin que se trouve le plus grand musée d’égyptologie du monde, hormis bien sûr celui du Caire.

On ne se posera pas mille questions afin de savoir comment cela se fait, comment autant d’oeuvres colossales ont pu se retrouver de ce côté-ci de la Méditerranée, déplacées par quelques géants sans doute et sous la conduite d’un « savant éclairé », un certain Schiaparelli. On ne se demandera pas comment un tel pillage a pu se produire, ni comment une excroissance égyptienne a pu apparaître en bordure du Po alors que, bien entendu, aucune felouque n’est jamais venue longer ses berges. Mais le fait est là : des momies dont j’allais presque dire qu’elles étaient encore vivantes – mais non, tout juste bien conservées et embaumées dans leurs linges imprégnés d’onguents subtils – sont là, visibles à l’oeil nu et même un peu plus, car toute la science moderne s’est donnée rendez-vous pour analyser le moindre détail des peaux et des os, révélant telle maladie ici, ou telle opération subie là. L’analyse spectrale permet même de révéler les différentes couches de couleur qui se sont superposées sur des sarcophages, comme, par exemple, celui de cette cantatrice, du nom de Tamutmutef, réputée à l’époque (troisième période intermédiaire, c’est-à-dire entre 1076 et 746 BC), dont, avec un peu de patience peut-être on pourrait finir par entendre la voix (ne nous avait-on pas promis dans le temps que la technique serait un jour capable de nous faire entendre les bruits qui s’étaient gravés sur les poteries lors de leur confection, à la manière dont on a su graver dans la cire puis dans le vynil les sons émis par les instruments de musique ou les voix des plus grands artistes ?) et qui aujourd’hui nous fait un peu penser à une Aya Nakamura dévolue au culte d’Amon-Râ.

Tamutmutef – peinture sur lin extraite d’une tombe à Gebelein, époque prédynastique – stèle de Iti et Neferu, première époque intermédiaire

Oublions l’origine, les transports, les « achats » (qui nous semblent un peu des vols) et saluons le travail immense des chercheurs, des scientifiques, des curateurs pour nous offrir sur un plateau une telle somme de savoirs. Des salles entières consacrées à l’écriture, hyéroglyphique, démotique, copte… avec explications de leur génèse, et immenses papyrus dépliés sur les murs où l’on apprend beaucoup du rapport des anciens Egyptiens à la langue, à leur langue et à leur écriture. Ainsi certaines lettres étaient-elles à éviter car chargées de maléfices, comme celle qui se trouvait représentée par une vipère tétracorne, à cause de la mort fatale qui résultait de la morsure de la vraie (pas de la représentation), ce qui conduisait les scribes soit à omettre la lettre soit à en rogner la tête. On peut décrypter sur un pan de mur, le procès-verbal des juges suite à la condamnation de dignitaires qui avaient eu l’audace de se révolter contre le pharaon Ramses III. Comme l’action était sacrilège, on hésitait à la raconter, les noms des auteurs étaient déformés, les gestes commis n’étaient évoqués que de manière allusive. Signes sans doute de haute civilisation, car on ne sache pas que l’exposé cru et vulgaire des actes de violence ni la publicité faite aux criminels en citant leur nom, auxquels nous sommes habitués, soient le fait d’esprits élevés. Il y a sans doute, entre l’époque de Ramses et celle de Trump, un écart fabuleux en matière civilisationnelle.

Aurions-nous une vision aussi nette d’une civilisation si celle-ci n’avait pas eu deux éléments qui s’articulent parfaitement : l’omniprésence de la mort et la préciosité de l’écriture ? L’omniprésence de la mort a causé chez cette civilisation le souci de préserver les corps et les objets dans des cimetières et de vastes tombes qui ont gardé jusqu’à nous les traces de vie. La préciosité de l’écriture a suscité le culte et le respect des mots, de ce qui s’écrit comme de ce qui se chante pour nous faire parvenir les premiers textes et les premiers récits. C’est pourquoi sans doute ces Egyptiens nous paraissent si proches et si attachants, ils sont à l’exact opposé de ce vers quoi une certaine contemporanéité tend à nous entraîner : la perte de l’écriture et l’oubli vain et fantasmatique de la mort, ce qui prend pour nom, chez les apôtres du New Age, le transhumanisme.

Au retour de ce voyage, dans le Flixbus, je lisais le petit livre percutant de Dominique Eddé qui porte sur la mort, on peut le dire ainsi, évitant toute périphrase : La mort est en train de changer. On ne pouvait mieux à mon sens, synthétiser l’impression fugace qui traverse notre actualité. La mort était restée longtemps comme elle était encore du temps des pharaons, puis elle avait changé. D’un côté, on développait des technologies et des remèdes toujours plus sophistiqués pour venir à bout de cancers et maintenir des malades en vie le plus longtemps possible, empiétant sur le terrain de la mort, ce dont chacun d’entre nous se félicite, surtout s’il estime qu’il aura droit à en bénéficier, et de l’autre, on abrège à coups de drones et de bombes la vie des gens, même celle des enfants qu’on voit parcourir seuls et ensanglantés les ruines de Gaza ou de villes ukrainiennes. Comme dit Dominique Eddé, « au lieu de trancher entre avant et après, [la mort] s’est infiltrée dans les deux temps […] le vivant rétrécit d’un côté, est prolongé médicalement de l’autre ».

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Alina Szapoznikow, à Grenoble

La sculpture occupe une place à part dans l’art. Les monuments et les statues meublent nos villes et nos promenades quotidiennes sans, souvent, qu’elles ne nous émeuvent. Quelques grands émergent toutefois et nous font nous demander comment ils sont arrivés à si bien incarner nos sentiments, nos fêlures, nos émotions, nos visions métaphysiques. Comme si leurs œuvres se déplaçaient au milieu de nous, nous faisant parfois quelque ombre, ou bien nous exposant tout à coup à la menace de machines ressemblant à des insectes géants. Rodin, Giacometti, Camille Claudel, Louise Bourgeois, Niki de Saint-Phalle… Nous tournons autour de leur masse solaire comme des planètes déboussolées, saisissant un bras ici, un corps entier là, une tête, un mollet, le talon d’un pied à peine posé sur le sol, ailleurs. A nous d’être capables de reconstituer la totalité. Giacometti, je crois, disait faire face à ce problème : comment parvenir à faire une unité à partir de fragments de corps si morcelés.

Machine en chair – 1964

En même temps, les sculpteurs et sculptrices dessinent des espaces inconnus. Où nous tenterions de reconstruire des images de nous-mêmes, des espaces de sens donc où se créeraient des sujets. Mais pas toujours, parfois, nous ne parvenons pas à y voir « du sens », autrement dit un partenaire possible pour un dialogue. Et c’est dans ces moments-là peut-être que nous sommes le plus troublés, le plus emportés par l’art de la sculpture. Ce sentiment-là, je l’ai éprouvé en visitant par deux fois la splendide exposition consacrée, au musée de Grenoble, à la grande sculptrice polonaise Alina Szapocznikow (jusqu’en janvier 2026), première grande rétrospective effectuée en France de cette artiste qui pourtant vécut beaucoup à Paris et obtint même la nationalité française peu de temps avant de mourir (en 1973).

extrait film Jean-Marie Drot – 1969

Alina Szapocznikow était née en 1926 à Kalisz en Pologne dans une famille juive plutôt aisée (mère pédiatre, père dentiste), mais bien vite rattrapée par la réalité du ghetto et des camps. Auschwitz, Bergen-Belsen. La jeune Alina est envoyée au camp de Terezin, où son frère décède en 1945. Elle en sort et rejoint aussitôt Prague où elle fait ses études aux Beaux-Arts. Brillante élève, elle est vite adoptée par le régime de l’époque, et donc par le réalisme socialiste, et conviée à réaliser de grandes sculptures monumentales en forme d’hommages aux héros de la guerre et de la lutte pour le socialisme. Après la mort de Staline, elle voyage à l’Ouest et se libère des démons de l’art officiel. Désormais, elle est libre et trouvera tout son temps pour déployer une sculpture exprimant ce soucis de liberté, qui est d’abord celle du corps, de son corps. Sa sculpture prend son envol exactement comme semble le faire la première grande œuvre qui nous accueille dans le parcours de cette exposition grenobloise.

de haut en bas et de gauche à droite: Age difficile (1956), projet pour monument à Auschwitz (1958), Tête de Barbara Kusak (1955), Marie-Madeleine, Eclaté (1960)

A vrai dire, œuvre suffocante, qu’on n’a pas fini de regarder sous tous ses angles, chacun d’eux tour à tour nous délivrant un aspect, un éclat auquel nous ne nous attendons pas : il faut sans cesse faire le tour pour arriver à remodeler l’ensemble dans notre esprit. Il s’agit de Machine en chair, de 1964, donc loin d’être la première par ordre chronologique (on commence en 1955), qui a la particularité d’avoir en son centre, pointée vers le ciel, une roue de moto, en lieu et place de la tête de cet être difforme et fragile. « J’ai été vaincue par le héros miracle de notre époque, dira-t-elle, la machine. A elle, la beauté, les révélations, les témoignages, l’enregistrement de l’histoire ». Nous sommes en effet au début de l’ère où le monde mécanique fascine et effraie, les sculpteurs (pensons aussi à Tinguely) s’en emparent, mais leur regard, tout en semblant impressionné par lui, devient immédiatement critique, car ce qu’ils représentent n’est pas la machine absolue et parfaite, mais au contraire, celle qui par ses mouvements désordonnés ou par sa position incongrue, se révèle absurde, leviers qui ne lèveront jamais rien, roues qui ne déplaceront aucune charge, mécanismes vides en lieu et place d’une tête qui devrait fonctionner, ici la roue de moto, plus tard les matières plastiques, la résine de polyester etc. qui permettront d’enfermer des images reproductibles à l’infini.

Sculpture lampe (1970), Fiancée folle blanche (1971), Noyée (Plongée) (1968)

Dans la même salle, Age difficile, de 1956, oeuvre encore sous l’emprise du réalisme mais qui s’en dégage par sa pureté esthétique, long cou élégant, petits seins joyeux et fiers, queue de cheval associée à une idée de modernité pour l’époque, et qui avoisine un projet pour un monument à Auschwitz en forme de mains puissantes ouvertes vers un ciel désespérement vide. Auprès d’un corps désarticulé aérien, énigmatique et tout de masses grises, qui pourrait aussi bien ressembler à un cygne prêt à l’envol, à une danseuse jouant avec le sol où à un fossile géant extrait des marnes. Marie-Madeleine. Des têtes aussi, comme des masques mortuaires du Fayoum ou des enfants de Pompéï. Un magnifique portrait coloré de Barbara Kusak (1955). Et ce « truc », Eclaté, de 1960, où on commence à voir ce que sera une partie du futur de l’oeuvre : des masses angoissantes qui nous plongent dans l’interrogation impossible de l’Autre, toujours étranger à nous-mêmes. Elle incorpore dans le ciment puis dans la résine des éléments comme de l’ambre ou des pièces métalliques, « la formation abstraite, dit le cartel, évoque une cage thoracique humaine percée de tiges en métal ». Prémonition des douleurs futures qui seront ressenties par son corps, lequel restera, comme il l’est pour nous tous et toutes, étranger. Et alors, du corps, il sera toujours question, parfois en bien et en beauté, parfois en mal et en douleur : le corps, unique siège de nos plaisirs et de leur négatif. Alina Szapocznikow va, mieux que quiconque, en tisser à la fois les louanges et les détestations au travers des traumas qu’il lui – nous – occasionne.

De haut en bas et de gauche à droite: jambe moulée, Autoportrait (1966), Goldfinger (1965), Autoportrait (1966) Tumeurs accumulées (1970), Piotr (1972)

Beauté d’une jambe moulée et posée sur un socle de granit, moulage de sa bouche comme une fleur qui s’épanouit, forme noire qui se développe avec nouée en son sein une boule organique qui maintient une espérance de vie. Humour déréglé, jambes ou bien doigts avec l’entre-deux d’un instrument métallique (une paire d’amortisseurs de voiture) qui pourrait être de torture aussi bien que de plaisir, le tout dénommé Goldfinger, comme un clin d’oeil à l’actualité cinématographique du moment, et portrait délicat qui se déploie comme deux ailes, bouche côté face, poitrine côté pile. C’est le plus souvent le bas du visage qui est représenté, et même multiplié, jusqu’à ces essais où elle tentera de fabriquer des lampes aux formes de ses organes, y incluant sa jouissance en forme de femme en extase adossée à un sexe masculin géant. Plus tard, viendront ses « petits ventres », aimables coussins où tout un chacun désire se blottir, ni « beaux », ni « vertueux » mais doux et tendres. Quand la maladie la rattrape en 1970, elle fait l’expérience de l’art dans le cancer, témoignage unique puisque je ne crois pas qu’il existe un ou une autre artiste qui se soit livré à ce type d’expérience. Absence de pudeur inutile, représentation des tumeurs telles qu’elle se les imagine, colonisant petit à petit son corps jusqu’à ce qu’elle deviennent des boules, comme on dirait des boules de pétanque au milieu desquelles elle pourrait elle-même se montrer. Dernière salle, symboliquement au plus bas du musée, c’est le deuxième sous-sol (il a fallu déménager les œuvres qui s’y trouvaient pour laisser place nette à l’exposition), là où nous sommes confrontés avec la vérité, celle du mal, de la souffrance et de la mort. Tôt dans sa jeunesse, ayant constaté qu’elle ne pouvait avoir d’enfant suite à une tuberculose particulière, elle en avait adopté un : Piotr. Ce Piotr dont elle fait un moulage, comme si elle avait voulu l’emporter avec elle dans la tombe. Il se présente ici comme une figure christique à laquelle ne manquerait que la Vierge pour constituer une piéta, en oblique, vaguement appuyé à un mur mais qui bientôt s’élévera. Alina ira même jusqu’à sculpter son propre enterrement.

Encres, aquarelles et paysages humains

Au long des salles exposant les sculptures, il faut aussi mentionner les dessins, les encres, toujours fulgurantes, ou bien parfois sur la fin, roses et tendres comme la couleur des humeurs quand elles se répandent des corps.

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Le moment actuel et le spectre de Marx (II)

The time is out of joint. Dans Spectres de Marx, Derrida commente longuement ce propos de Hamlet. Que veut-il dire ? Derrida recense plusieurs traductions en français qui ont été données au cours du temps. Celle d’Yves Bonnefoy, bien sûr, la dernière : Le temps est hors de ses gonds, mais aussi celles qui ont précédé : Le temps est détraqué (Jean Malaplate), le temps est à l’envers (Jules Derocquigny), y compris celle, étonnante, de Gide : Cette époque est déshonorée. Il dit que celle de Bonnefoy paraît la plus sûre : « elle garde ouverte et suspendue, comme dans l’epokhé de ce temps même, la plus grande potentialité économique de la formule ». Mais celle de Gide a son mérite, celui de donner un sens plus éthique ou politique à cette expression. « On passe – dit-il – du désajusté à l’injuste ». Mais comment continue-t-il ce propos, Hamlet ? Par ces mots : Oh cursed spight, that ever I was borne to get it right. Autrement dit, traduit encore Bonnefoy : Ô sort maudit qui veut que je sois né pour le rejointer ! Ce qui signifie que Hamlet ne pleure pas tant sur l’horreur de ce temps que sur ce funeste destin qui fait que ce serait à lui de le remettre sur ses gonds. La parole bien sûr s’applique à notre époque, peut-être plus que jamais, mais qui alors viendrait jouer ce rôle que Hamlet se voit attribuer ? C’est là bien sûr que Derrida invoque l’esprit de Marx. Encore lui ! diront certains. N’en a-t-on pas bientôt fini de l’invoquer, lui, le grand barbu sur lequel se serait fondé déjà tout un passé de meurtres et de privation de liberté ? C’est que sans doute on n’a rien compris à Marx. Y aurait-il un « vrai Marx », qui aurait été rabattu sous des tonnes de déchets, de slogans, d’associations partisanes qui auraient cru pouvoir trouver chez lui de quoi fournir les masses de rancoeur et d’esprit de vengeance accumulés dans l’histoire ? « Si le droit tient à la vengeance, comme semble s’en plaindre Hamlet – avant Nietszche, avant Heidegger, avant Benjamin, ne peut-on soupirer après une justice qui un jour, un jour qui n’appartiendrait plus à l’histoire, un jour quasiment messianique, serait enfin soustraite à la fatalité de la vengeance ? » Un jour qui n’appartiendrait plus à l’histoire… voilà de quoi méditer. Car en effet, si le temps est disjoint, ce que l’on dit du temps peut aussi se dire de l’histoire. Et que doit faire Hamlet, si ce n’est réintroduire du joint dans cette discordance ? Nul doute que Derrida pense qu’il en est ainsi de Marx. Et c’est là qu’intervient le messianique de la pensée marxienne, déjà mentionné chez des auteurs comme Benjamin. Moi qui suis sot, j’ai toujours eu tendance à confondre messianique et messianisme, me faisant une image terrifiante et forcément négative du second, alors que le premier mot ne fait que nous laisser penser qu’un jour peut-être (en dehors de l’histoire peut-être) surgira enfin un état du monde, une position où régnera la justice. Tout le premier chapitre du livre de Derrida tourne autour de cette question de la justice à laquelle on aspire et qui ne peut jamais résider dans une forme historique établie, structurée, avec ses règles, ses lois, son injonction à se soumettre. En quoi les successeurs de Marx, les « marxistes » se sont trompés, eux qui ont cru qu’il était possible d’ériger un empire gouverné par les « lois du marxisme » alors que bien sûr, ils ne pouvaient que reproduire et répéter en pire la forme des empires et des impérialismes qu’ils avaient sous les yeux, autrement dit une reproduction mimétique du capitalisme avec la seule correction qu’il s’agirait d’un « capitalisme d’état ». Les esclaves marrons quand ils s’échappaient des côtes réunionniaises pour se réfugier dans les ilets, ces localisations sises dans des endroits vertigineux au centre de l’île, se réorganisaient entre eux en société pour pouvoir vivre ensemble, et ce faisant, ne reproduisaient rien de mieux que l’image de la société dont ils s’étaient échappés (c’est moi qui le dis, bien sûr, suite à un voyage que j’ai fait autrefois à la Réunion, ce n’est pas Derrida). Or, le messianique, c’est « la venue de l’autre, la singularité absolue et inanticipable de l’arrivant comme justice. Ce messianique, nous croyons qu’il reste une marque ineffaçable de l’héritage de Marx, et sans doute del’hériter, de l’expérience de l’héritage en général. Faute de quoi on réduirait l’événementialité de l’événement, la singularité et l’altérité de l’autre. Faute de quoi la justice risque de se réduire de nouveau à des règles, normes ou représentations juridico-morales, dans un inévitable horizon totalisateur ». Autrement dit – je traduis – le risque du totalitarisme.

William Mesguich dans Hamlet en 2011

Marxisme et discours « de gauche » sont usés parce qu’ils demeurent centrés sur les catégories d’un autre siècle : les classes sociales en situation de lutte depuis l’origine des temps, la catégorie de travail opposée à celle de capital, les fractures sociales perçues sous l’angle d’inégalités de « pouvoir d’achat », la domination réduite à l’exploitation d’une classe d’humains par une autre, l’aspiration à un futur réduit à un « plus de moyens », « plus de ressources », « plus de richesse », « plus de tout »… autrement dit des catégories incarnant une vision statique liée à un monde dont l’histoire avancerait comme une ligne orientée quantitativement : tout le contraire de l’histoire vue comme un temps disjoint, « hors de ses gonds », qui pourrait permettre, comme tel, de laisser entrer, à n’importe lequel de ses moments, une des figures spectrales invoquées par Derrida, comme par exemple l’apparition de la justice. Un monde sans historicité, donc, car sans événement. Où le futur ne serait que la continuation du présent. Mais « en plus » ou « en mieux » lors même que nous n’ignorons pas que des contraintes structurelles spécifiques au capitalisme empêchent cette progression (il suffit de penser à ce qui s’est passé lorsque nous avons eu des gouvernements de gauche, et à la déception qui s’en est suivie à cause de leur impossibilité à honorer leurs promesses compte-tenu de ces contraintes auxquelles ils ne purent se soustraire1) et que, de plus, les limites propres du monde dans lequel nous vivons annihilent nos soucis (même légitimes) d’expansion.

On use de catégories qui nous paraissent immuables, gravées dans le marbre par la doxa marxiste quand on devrait savoir – c’est Marx lui-même qui le dit – qu’elles sont dépendantes de l’histoire et qu’on ne saurait les concevoir comme « transhistoriques ». Par exemple, le travail n’est pas une activité indépendante de l’histoire, qui se trouverait inchangée de toute éternité, la simple description d’une relation entre l’homme et la nature. Au contraire, il change de caractéristiques avec les époques, et il est, sous le capitalisme, un rapport social spécifique. Or, le Marx de la maturité n’a voulu rien faire d’autre que se limiter à l’étude des rapports sociaux spécifiques au capitalisme. Les catégories utilisées : marchandise, valeur, travail, sont donc toutes historiques. La notion d’histoire, et même celle de temps (abstrait), sontelles-mêmeshistoriques. Cela exige un effort constant d’ajustement, de théorisation adéquate à une période donnée. D’autant que toute théorie conséquente qui s’inscrit dans cette perspective immanente d’analyse doit pouvoir être telle qu’elle puisse s’appliquer à elle-même, en tant qu’elle-même dépendante de l’histoire qu’elle prétend décrire. Comment peut-on être en retard sur la fin de l’histoire ? demande Derrida, question sérieuse répond-il car elle oblige encore à réfléchir et à se demander si la fin de l’histoire n’est pas seulement la fin d’un certain concept de l’histoire, ou bien, moi, je me risquerais à dire : d’une certaine période de l’histoire, après laquelle surgirait quoi ? Nous ne le savons pas encore.

Sommes-nous toujours dans le capitalisme, en tout cas dans le capitalisme tel que perçu par Marx ? Autrement dit, le travail est-il toujours le même ? Nos catégories sont-elles adaptées au monde d’aujourd’hui ? Questions qu’on ne saurait prendre, non plus, à la légère. Certains ont argué que nous étions déjà dans le post-capitalisme. D’autres ont remarqué que notre formation sociale actuelle retrouvait dans certains de ses aspects des traits des périodes pré-capitalistes, comme l’ecclésio-médiévale. Cet été, à Montferrier, dans le cadre d’un séminaire de la WertKritik, un jeune sociologue, Christophe Magis, analysant l’économie des plateformes (Amazon, Netflix, Facebook, Tweeter/X etc.) mentionnait la théorie selon laquelle nous assisterions dans ce cadre-là à une résurgence du féodalisme, un « capitalisme techno-féodal » appuyé sur une relation de propriété directe et non plus médiatisée par une classe sociale, et sur un type de prélèvement de valeur quasi-seigneurial ouvrant la voie à un nouvel esclavagisme et à l’absence de liberté du travail.

C’était, selon lui, oublier qu’il existe et qu’il a toujours existé des poches précapitalistes qui font exister le capitalisme (travail des femmes etc.). Selon lui, nous serions en fait dans un capitalisme de plateforme défini autour d’acteurs géants, intermédiaires sur le marché multi-versant (entre vendeur et acheteur) et basé sur l’effet de réseau. Les modalités de la captation de valeur changent simplement de forme selon la phase du capital et il serait vain de croire que les choses vont « en s’améliorant ».

Ainsi serions-nous encore sous le sceau du capitalisme, quelle que soit la forme que ce joug revêt, et nous serions toujours assujettis à ce mouvement d’automatisme qui cherche sans fin à créer et capter de la valeur, quand bien même elle résiderait en nous, en tant qu’audience captive des chaînes d’information continue, ou qu’agents malgré nous des transactions qui se produisent sur les réseaux sociaux.

1 De cette impossibilité naissent deux attitudes : la croyance éphémère en quelque miracle économique provoqué par une maîtrise supposée de l’économie par certains acteurs de la politique (ex : macronisme) ou bien le refuge dans des aventures populistes qui ravivent des fétiches sur lesquels reposeraient les « vraies » responsabilités d’un tel empêchement : présence « d’étrangers », rejet des « autres », d’un côté, retour au classisme et à la magie de la lutte de classes de l’autre.

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