L’origine de la poésie

890275-nobel-litterature-bonnefoyL’écharpe rouge, dernier livre paru d’Yves Bonnefoy, peu de temps avant sa mort, reprend sans en avoir l’air – puisqu’il se donne a priori comme un récit, ou plutôt, comme il est dit, une « idée de récit » – les grandes lignes de sa réflexion sur la poésie et, par-delà la poésie, le langage. Imprégné de psychanalyse pourrait peut-être dire un lecteur peu attentif, mais ce n’est pas tant de psychanalyse qu’il s’agit que d’une parole qui lui est parallèle, qui en reflète parfois certains thèmes mais qui les traite d’une façon propre, ainsi par exemple du complexe d’Oedipe et de ce que Bonnefoy nous en dit vers la page 65. Ce n’est pas tant qu’il réfute la construction freudienne, il veut simplement la compléter ou bien en donner un équivalent sous une autre forme, laquelle nous éclaire, nous qui étions trop habitués à cette histoire. Tellement que cela ne nous faisait plus rien de l’entendre et que nous étions prêts évidemment à l’admettre sans que cela ne nous fît quoique ce fût, certainement pas en tout cas l’apport de cette lueur que les mots d’Yves Bonnefoy tout à coup apportent. Rappelons donc de quoi il s’agit. Bonnefoy retrouve dans un vieux secrétaire que lui a légué son grand-père maternel, un dossier contenant un texte inachevé dont la première mouture date de 1964, c’est un classeur de toile jaune contenant ce qui se présente initialement comme un poème, puis qui, au cours de plusieurs tentatives deviendra de la prose, avant que finalement le texte demeure inachevé au fond d’un tiroir jusqu’à ce qu’il soit repris puis terminé dans les tout derniers temps de la vie du poète. Il est question, dès les premières versions, de plusieurs « objets discursifs » qui font des entrées successives : un homme déjà vieux, une Danaé dans une pluie d’or, une fille jacinthe (qui disparaitra dans les autres versions), une enveloppe vide, mais refermée, un nom, une adresse à Toulouse, un autre homme, rencontré une seule fois, et qui porte, déployée d’une épaule à l’autre, une écharpe rouge. Et plus loin ces mots :

Partir,
Prendre le premier train pour Toulouse,
comprendre que derrière
Ce souvenir un autre se dérobe,
une jeune fille, en effet, n’entrait-elle pas
Dans la salle où bientôt il ferait nuit,
Ne tenait-elle pas dans ses mains, ah, pourquoi,
une écharpe me disait-elle…

Bonnefoy part alors à la recherche de ce qui peut bien se trouver derrière ces objets et ces personnes comme on va à la recherche de la signification latente d’un rêve. Comme toujours en pareil cas, il lui faut surmonter les pistes trop faciles et les craintes que l’on éprouve à l’idée de découvrir une vérité qui se dérobe et que l’on ne voudrait peut-être pas connaître. De fait, évidemment, il lui apparaît bien vite que cet homme déjà vieux c’est lui-même, l’autre homme, celui qui porte l’écharpe rouge est son père et la jeune fille, bien sûr, qui entre « dans la salle où bientôt il fera nuit », sa propre mère. Ainsi à plus de quatre-vingt-dix ans, à une courte encablure de sa fin de vie, le poète interroge enfin ce que fut son rapport à ses parents et surtout à son père et en quoi, finalement, était inscrit très tôt dans ce rapport son destin d’écrivain et plus même : de poète.

Cet homme, à Toulouse, qui a laissé son adresse, sur une enveloppe vide, à quelqu’un qui en retrouve le souvenir, c’est mon père, et s’adressant à moi : car je suis « cet homme déjà vieux » qui veut mettre de l’ordre dans son passé. Quant à l’écharpe rouge que lui et moi voyons chacin s’éployer sur le coeur de l’autre, c’est ce qui nous unit, d’une façon à la fois invisible et essentielle, c’est la paternité et la filiation, ce que l’on appelle le lien du sang. (p.41)

Or ce père, par quoi se distingue-t-il si ce n’est par son silence : « le plus troublant de mes souvenirs, c’est mon souci quand j’avais dix ans, douze ans, du silence de mon père ». Il faut dire ici que Marius Elie Bonnefoy, « que l’on n’appelait jamais qu’Elie » était originaire du Lot, du côté de Villefranche-de-Rouergue et de Rodez, de famille modeste (son père était aubergiste), ayant appris le métier de maréchal-ferrant, puis de chaudronnier, ce qui lui permit de trouver de l’emploi aux chemins de fer. Clermont-Ferrand, Monluçon, Tours (où naquit le petit Yves). Un ouvrier donc. Alors que la mère, elle, avait eu la chance de naître de père instituteur, voire même directeur d’école, et elle aurait pu sans doute le devenir elle-même bien que ce sort fût finalement réservé à sa soeur et qu’elle-même trouvât à s’engager comme infirmière formée dans une école bâtie sur le modèle inventé par Florence Nightingale en Grande Bretagne. Alors, lorsque les fiançailles furent arrangées et que l’on présenta les deux futurs époux l’un à l’autre dans un mémorable banquet, il y avait une légère discrépance sociale entre lui et elle, mais lui sut faire bonne figure, montra sa hardiesse au cours d’une scène où il refusa le repas préparé, préférant promettre à sa future de bien simples oeufs sur le plat. Néanmoins, il préférait rester silencieux, même et surtout « dans ces moments où il fallait s’exclamer et rire ». Le petit garçon souffre de ce silence. Sans doute ne sait-il pas trop quel parti prendre, du père ou de la mère. Tous les petits garçons, bien sûr, sont en rivalité avec leur père et aimeraient avoir leur mère pour eux seuls, nul doute que le petit Yves dut sentir cela, mais en même temps il en ressentit probablement une grande culpabilité à cause jsutement de cette situation asymétrique entre ses deux parents. Le père était à plaindre (d’autant qu’il souffrait de diabète et mourut finalement assez vite). C’est ici qu’apparaît le passage capital, celui où le poète s’interroge sur le sens qu’a eu pour lui le complexe d’Oedipe : « je sais bien ce que les psychanalystes disent du complexe d’Oedipe, de la rivalité du fils et du père, des poussées d’hostilité meurtrière de l’un à l’égard de l’autre, des effets de ce rapport tout ambivalence dans la vie consciente et inconsciente de l’enfant qui va en rester prisonnier, voué quelquefois à de durables aliénations, pire, même, à un sentiment de culpabilité plus ou moins intense ». Mais c’est pour remarquer aussitôt qu’il existe un tout autre sentiment aussi, lequel ne s’origine ni du corps ni des pulsions, mais « des conflits inhérents à l’emploi des mots ».

De quoi s’agit-il ? D’un événement qui a lieu au plus intime de la parole, et dont les conséquences se marquent à tous niveaux et tout instant de la vie. Les mots sont naturellement désignatifs, ils peuvent faire venir à l’esprit un souvenir de la chose en son immédiateté, et aussi et de ce fait même en son unicité, sa présence pleine, indécomposée. Mais pour la réflexion et l’action il faut bien percevoir dans cette présence première des aspects sur lesquels on prendra appui pour les comparer à d’autres dans d’autres choses, et ce sera lui substituer des montages de tels aspects, représentations abstraites, partielles, qui feront perdre contact avec ce qui se joue au plan où encore la chose est une : une existence alors, en son lieu, en son instant, en son infini, en sa finitude. (p. 66)

Il se trouve qu’en général c’est le père qui est porteur de ce langage que l’on qualifiera de « dénotatif » au sens où les mots y sont réduits à la dimension conventionnelle de désigner une chose comme l’on met une étiquette à une chose et non comme on laisserait au mot la somme des aspects et connotations qui renverraient immédiatement, « naturellement » à une chose que l’on désigne. L’enfant qui naît au langage, on lui dit : « vois, c’est ta maison, vois, une fleur » et, comme le dit Yves Bonnefoy « il voit, d’un coup, faisant corps avec toutes ces autres vies », mais avec l’éducation, il entre dans l’usage conceptuel du langage, il apprend à associer aux mots des représentations abstraites, s’opère pour lui ainsi une séparation entre l’ordre des mots et celui des choses, au terme de laquelle les liens entre mots et choses ne sont plus que de petits traits comme on en voit sur les livres du primaire où l’enfant est prié de relier un mot encadré à un dessin qui représente un objet, par exemple « pomme » est relié au dessin d’un beau fruit rouge dont on présume que c’est une pomme et ainsi de suite. En quoi le père est-il lié à cette opération de séparation ?

Mais qu’est-ce alors que le père sinon celui qui rentre le soir de ce dehors encore inconnu, avec dans son discours une autre façon de dire, de vivre ? Le travail qu’il fait l’oblige à l’emploi de la pensée conceptuelle, il doit en parler l’abstraction, ses mots le privent d’avoir avec l’arbre proche, ou la barrière grinçante sur le chemin, ce rapport d’immédiateté qui est à la fois toucher, voir, respirer, sentir. Et quelle que soit l’affection que le petit enfant éprouve pour lui, ne sera-t-il pas pour celui-ci, qui s’inquiète, l’intrus dont il faut craindre qu’un jour il ne mette fin à son être au monde d’à présent ?

Et oui, le père est porteur à l’égard de l’enfant d’un autre usage du langage et lorsque l’enfant est particulièrement attaché au premier usage, qu’il sent très fortement cet écart qu’il doit subir pour entrer dans ce défilé austère du discours conceptuel (et que sera-ce alors quand il faudra se plier aux mathématiques!), alors il peut se passer qu’il garde en lui une nostalgie de ce premier usage et que peut-être, plus tard, cela explique qu’il devienne poète.

Je ne m’étends pas plus sur ce beau livre, ce que j’en dis ici ne tient que quatre ou cinq pages, par rapport à un approfondissement du travail de poète qui en fait plus de deux cents, mais à mon avis, ce sont les pages capitales, qui nous éclairent à la fois sur l’origine de la poésie et sur le rapport que nous mêmes sans doute entretenons, à la fois vis-à-vis du père et vis-à-vis du langage.

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4 commentaires pour L’origine de la poésie

  1. J’ignorais le concept de « discrépance sociale »…
    Il faut que je resserre mon écharpe bourdieusienne !
    Ceci dit, belle analyse…

    Aimé par 1 personne

  2. @ alainlecomte : le mot ne manque pas de… « distinction » ! 🙂

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  3. Merci pour ce très bel article qui donne envie de découvrir le livre. Ce rapport au père par le langage ou plutôt les différences de langage me touche particulièrement. La poésie est en effet je le crois ce langage de l’intime devenu vital lorsque quelque chose manque ou est bancal dans la langue des parents…en tous cas je le ressens ainsi. Et Yves Bonnefoy l’exprime parfaitement…

    Aimé par 1 personne

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