Souffrance dans le travail abstrait

J’ai beaucoup parlé ces temps-ci de la philosophie « marxienne ». On aurait pu penser, j’ai même pensé un temps, que le « marxisme » était terminé, qu’il n’y avait plus rien à attendre de cette approche qui se serait ossifiée avec le temps. Et puis la découverte des écrits de Moïshe Postone m’a ébranlé : ainsi pouvait-on lire Marx autrement. Qu’est-ce qui me déplaisait tant chez le « vieux » Marx, mis à part le fait qu’il ait été récupéré à des fins politiques par des partis qui bâtirent leur « succès » sur des interprétations rabâchées de quelques-unes de ses professions de foi? C’était cette approche ossifiée, en forme de catéchisme ou de philosophie (trop) facile quand il était question de lutte des classes affichée comme un mantra. Cette façon d’affirmer tout le temps que seuls les ouvriers souffraient au moment même où… on ne voyait plus guère d’ouvriers autour de nous, et où, au contraire on voyait beaucoup de cadres, d’ingénieurs, de techniciens et même de managers qui souffraient vraiment. Burn-out, souffrance au travail, suicides. Il suffisait de regarder certains films, comme Un autre monde, de Stéphane Brizé, avec Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain… pour y voir une souffrance certes différente de celle des ouvriers du XIXème siècle, mais bien réelle.

Y. qui travaille dans l’organisation de voyages et se situe à un rang élevé de la hiérarchie de son entreprise me disait encore hier matin à quel point il était rongé par l’angoisse de ne pas réussir, la dureté d’un travail où il faut sans cesse maintenir un niveau « concurrentiel », le lourd sentiment de responsabilité quand on doit assurer la paie d’une centaine d’employés, avec en plus, dans ce type de branche, la nécessité de répondre aux critiques parfois issues de bonnes intentions « écologiques » mais souvent simplement venimeuses, empruntes d’une jalousie sociale émanant, par exemple, de professeurs d’école qui diviseraient volontiers l’univers en deux : les riches, auxquels appartiendraient évidemment cadres et managers, et les pauvres dont ils feraient, bien sûr, eux, partie. Y. en avait eu des sueurs froides, des symptômes violents, maux de tête, fourmillements, aphasies momentanées, et avait dû consulter. Le verdict était sans appel : c’est le travail, ce travail-là plus spécifiquement, qui conduit à ces troubles. Alors bien sûr, il peut paraître étonnant de se référer encore à Marx, ou aux descendants de Marx. Or, c’est bien Robert Kurz, issu de la pensée marxienne qui écrit dans son Manifeste contre le travail (co-écrit avec Ernst Lohoff et Norbert Trenkle) que « si la classe ouvrière en tant que classe ouvrière n’a jamais été l’antagonisme du capital et le sujet de l’émancipation humaine, réciproquement les capitalistes et les managers ne dirigent pas la société selon la malignité d’une volonté subjective d’exploiteurs. Aucune classe dominante dans l’histoire n’a mené une vie aussi peu libre et misérable que les managers surmenés de Microsoft, Daimler-Chrysler ou Sony. N’importe quel seigneur du Moyen-Âge aurait profondément méprisé ces gens. Car, tandis que celui-ci pouvait s’adonner au loisir et gaspiller sa richesse de manière plus ou moins orgiaque, les élites de la société du travail n’ont droit à aucun répit […] Elles ne sont elles-mêmes que les esclaves de l’idole Travail, de simples élites de fonction au service de la fin en soi irrationnelle qui régit la société ». Dire cela surprendra évidemment tous ceux et toutes celles qui sont attaché.e.s à la vieille forme du marxisme.

D’abord la première phrase : en elle-même étonnante. Elle dit que, dans le fond, la classe ouvrière n’a jamais été l’antagonisme du capital, et qu’elle n’est pas, comme cela pourtant semblait être exprimé dans le Manifeste du Parti Communiste, le sujet de l’émancipation humaine. Cela tient à l’analyse que fait Kurz et qu’ont faite aussi d’autres auteurs comme Postone et Gorz, à savoir que le système capitaliste est un tout et qu’il englobe deux formes de la même substance, la substance-valeur, une forme fluide et une forme figée. La première se réalise dans le travail porté par ceux qui vendent leur force, qui est un travail abstrait (car il n’est pas vu comme la tâche concrète qu’il réalise mais comme quantité interchangeable avec d’autres du même ordre), constituant l’essence même de la valeur, et la seconde se réalise comme « capital » autrement dit comme argent. L’argent vise à produire de l’argent, le travail abstrait fabrique la marchandise et transforme en marchandise aussi bien ce travail même qui est fourni que celui ou celle qui le porte. S’il en est ainsi, si, fondamentalement, le travailleur n’a pas d’autre fonction que vendre son travail comme une vulgaire marchandise pour participer au processus global d’augmentation de la valeur, on ne voit vraiment pas pourquoi et en quoi il serait un « sujet émancipateur », et le raisonnement est le même en passant au niveau supérieur de « la classe ouvrière » en général.

La suite est aussi étonnante : le vieux marxisme a toujours vu les patrons comme de riches oisifs se prélassant dans le confort de leur maison bourgeoise et fumant de gros cigares pendant que leurs ouvriers triment pour leur apporter de quoi alimenter ce luxe. Cette image est un cliché du passé. Les « patrons » d’aujourd’hui triment, ils créent des start-ups qui leur demandent un investissement énorme en temps et en énergie. Ils mettent en place des réseaux qu’ils doivent surveiller à tout moment, ils ne quittent pas leur travail, gardant sans arrêt smartphone ouvert, prêts à réagir promptement à la moindre alerte. Les managers travaillent sous des contraintes de rentabilité que n’ont pas connues leurs prédécesseurs lointains. Kurz, toujours, dit : « L’idole dominante [c’est-à-dire l’idole-travail]sait imposer sa volonté impersonnelle par la contrainte muette de la concurrence à laquelle doivent se soumettre aussi les puissants […] S’ils ne s’y soumettent pas, ils sont mis au rebut avec aussi peu de ménagement que les « forces de travail » superflues. Et c’est leur absence même d’autonomie qui rend les fonctionnaires du capital aussi infiniment dangereux, non leur volonté subjective d’exploiteurs. Ils ont moins le droit que tout autre de s’interroger sur le sens et les conséquences de leur activité ininterrompue, de même qu’ils ne peuvent se permettre ni sentiment ni état d’âme ».

On dira qu’au-dessus des dirigeants d’entreprises, il y a les sacro-saints « actionnaires » et que c’est à eux qu’ils doivent rendre des comptes, comme si la machine s’arrêtait là. Ce sont les actionnaires, c’est le système néo-libéral, tout ce qu’on veut mais ce ne sont que rarement des êtres de chair et de sang, les actionnaires sont anonymes, ils se fondent dans un ensemble, une masse que l’on appelle parfois fonds de pension, et qui s’avère être une entité aussi abstraite que la masse de travail salarié fournie par les ouvriers et employés. Nous sommes ainsi pris dans un système qui a une fin en soi irrationnelle.

Les sujets qui s’agitent dans ce système éprouvent de la rage, de l’angoisse, le sentiment, évidemment justifié, que leur travail n’a pas de sens, ils se sentent juste parfois soulagés de pouvoir en faire porter la responsabilité sur d’autres sujets, lesquels pourtant ne sont guère différents d’eux. Il en résulte conflits, mépris, invectives, jusqu’à la haine des uns envers les autres. Des militants écologistes, auxquels j’ai fait référence plus haut, s’en prennent à ceux et celles qui, à leurs yeux, ne font pas les gestes qu’il faudrait faire, ou bien exercent des boulots qui les mettent en conflit avec leurs valeurs, ils leur en veulent, les stigmatisent, sans voir qu’ils sont pris dans les mêmes boucles systémiques, que l’idole-travail est toujours présente et que, quelles que soient les tâches auxquelles les uns et les autres se livrent, ils sont avant tout sous sa domination.

C’est le fétichisme majeur aurait dit Marx, le fétichisme du travail. Il conduit à ce que, de manière permanente, à la radio ou à la télé, des ministres et des économistes nous rappellent inlassablement la nécessité et la « valeur » du travail. C’est un discours fétichiste, autrement dit une idéologie, en ce qu’il inverse les rapports : le travail, de principe dominé, devient dominant. La réalité du travail abstrait propre au capitalisme nous est masquée, cachée sous l’apparence d’une propriété universelle et intangible, propre à l’être humain. L’homme, disait-on, est un être de travail, c’est le travail qui le constitue, quoi de plus beau, de plus noble, de plus sérieux, de plus gratifiant pour qui l’exerce ? Dangereux jeu sur les mots. Un mot est un être chatoyant, il peut revêtir divers aspects. Quand il s’inscrit comme intermédiaire entre l’humain et la nature, qu’il consiste par exemple à construire une habitation, un lieu pour exister, qu’il aboutit à des œuvres d’art, à des objets artisanaux utiles comme des poteries, des plats ou des outils qui labourent le sol pour y récolter de quoi se nourrir, le travail est évidemment une activité gratifiante et exprime une qualité profonde de l’humain. Mais nous sommes loin alors de la notion de travail abstrait qui caractérise le capitalisme.

On dira certes qu’il existe encore « de beaux métiers », qu’on fabrique encore des montres ou des meubles, qu’il y a encore des architectes et des maçons, des vignerons et des producteurs de légumes… mais – comme on l’a vu dans le beau film suisse Unrueh – même dans ces métiers, tôt ou tard, on est entraîné dans la course folle à la valorisation de la valeur, il faut produire plus pour vendre plus et plus loin, les vertus intrinsèques d’une activité sont englouties dans l’abstraction du travail, cela se traduit par baisse de qualité, transformation en bien quantifiable, obéissance à des règles de commerce, dissolution dans l’administration. Des tâches autrefois accomplies avec le plaisir que l’on ressent à exercer son habileté sont transformées en automatismes. Apparaît le « Sujet automate », voir là-dessus Marx encore qui a très bien analysé le processus.

Les tâches intellectuelles elles-mêmes en subissent l’effet : chercheurs et professeurs sont contraints à trouver par eux-mêmes l’argent qu’ils vont valoriser par leurs travaux, ils passeront plus de temps à rédiger rapports et projets qu’à « chercher » à proprement parler (et encore cette recherche là sera-t-elle soumise aux contrats qu’il aura fallu signer avec entreprises et grands organismes), et puis la recherche elle-même s’engloutira dans le data-mining, comme si l’effort intellectuel consistant à faire des hypothèses, à enrichir une théorie, n’était plus rien face aux données qui vont parler d’elles-mêmes et révéler toutes seules, par leur seule magie, l’essence des choses.

Ainsi l’abstraction (du travail) aura-t-elle finalement tué la vraie abstraction, celle des théories et des représentations formelles qui sont plus que nécessaires pour que nous atteignions un minimum de compréhension de ce que nous sommes et de ce que nous faisons.

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La critique de la valeur-dissociation expliquée à ma petite-fille

Roswitha Scholz (Wikipedia)

Lorsque je suis rentré de Paris, il y a peu, où j’étais allé assister à deux conférences, la première portant sur une phrase de Walter Benjamin, qui possède une dimension prophétique : « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe», et la seconde sur la valeur-dissociation par la principale promotrice de cette idée, la philosophe allemande Roswitha Scholz, j’ai promis à ma petite-fille, qui a 14 ans, que j’allais lui expliquer en termes les plus simples possible de quoi il retournait. Je sais qu’elle est très préoccupée par la question générale du statut des femmes dans la société, et par-delà, celle du genre et de ses diverses fragmentations, je sais qu’elle est aussi angoissée par les problèmes de l’avenir, comme presque tous les jeunes aujourd’hui, autrement dit par l’horizon des catastrophes, et qu’elle est certainement déjà convaincue que si les choses continuent ainsi, alors oui, c’est vrai, on va vers une catastrophe. Comment peut-on soulager l’angoisse, répondre aux préoccupations sans fournir de quoi nourrir sa pensée… Avouons-le : il y a peu d’organismes ou de média (si ce n’est aucun) qui cherchent à faire cela. En général ils tournent autour du pot et se contentent de faire écho aux différentes modes : on parle d’un nouveau gourou ou d’une nouvelle militante non pas à cause de l’intérêt intrinsèque de ce qu’ils disent mais parce que ce sont des voix nouvelles et… « qu’on en parle ». Où donc nos enfants et petits-enfants pourraient-ils trouver une réflexion et des concepts qui leur permettraient de dépasser ce niveau des apparences ?

S. a déjà entendu parler de Marx et du marxisme, mais sous un jour extrêmement simplifié, où il est question de classes sociales, de lutte entre elles, de propriété privée vs propriété publique des moyens de production. Elle a entendu dire aussi que cette voie avait sombré dans des entreprises peu probantes : pays « socialistes », Union Soviétique etc.

Elle s’est déjà posée ces questions : tout n’est-il donc qu’une question de type de « propriété » ? Les classes sociales existent-elles comme des données indépassables, la classe dite bourgeoise n’ayant depuis un temps lointain comme seul but délibéré que d’asservir la classe dite ouvrière ? l’Histoire est-elle le déroulement infini d’une lutte entre des bons et des mauvais ?

Et puis surtout, qu’est-ce que le marxisme a à nous dire de la crise écologique, s’il a à nous en dire quelque chose, le bilan écologique de soixante-dix ans de « communisme » à l’est de l’Europe (et en Chine) ne semble-t-il pas pire encore que celui que nous a laissé le capitalisme occidental ? La focalisation sur la notion de classe n’a-t-elle pas laissé (volontairement?) de côté les questions de sexe et de genre ? Les femmes étaient-elles plus « libres » dans le Moscou de Staline ? Ne faut-il pas au contraire penser que les velléités d’autonomie des femmes, que ce soit dans les pays de l’Est ou à l’intérieur des partis communistes occidentaux, ont toujours été rabaissées, réprimées, remisées au rang de caprices bourgeois ? Faut-il aujourd’hui se rallier à une « classe ouvrière » qui n’existe plus guère, pour défendre la cause des femmes ? une agriculture sans pesticides ? une prise en compte sérieuse des changements climatiques ?

Et si on reprenait depuis le début…

Tu achètes un objet dont tu as besoin : un pull pour avoir chaud l’hiver, un chausson aux pommes pour te sustenter, un livre pour étudier. Le chausson aux pommes t’apparaît immédiatement pour ce qu’il est, une viennoiserie faite par le boulanger pour que tu la manges, tu le payes un certain prix, c’est normal, tu rétribues ainsi le travail dudit boulanger, en plus des ingrédients qu’il a fallu pour le confectionner. Le pull aussi t’apparaît pour ce qu’il est : un produit manufacturé qui répond à certaines normes et que tu paies aussi, selon le travail qu’il a fallu là aussi pour le faire. Encore que là, déjà s’introduit un doute, tu sais très bien que les pulls n’ont pas tous le même prix, tu connais l’impérialisme des marques, que certains de tes amis ne jurent que par celles-ci, et que le prix évidemment dépend de la marque, donc de quelque chose qui t’échappe lorsque tu parles seulement en termes de besoin. Le livre est encore plus subtil, qu’est-ce qui entre dans son prix ? Le papier, le travail de l’auteur, celui de l’éditeur, la part du libraire ? Le livre, tu aurais pu le consulter en bibliothèque (encore faudrait-il que les bibliothèques auxquelles tu as accès soient suffisamment fournies pour avoir ce qui correspond à tes besoins). En parlant du pull, je me souviens qu’enfant, je ne portais que ceux que me tricotait ma mère, cela ne se voit presque plus aujourd’hui, un cas de ce genre serait assigné à une certaine pauvreté, et comme tu le sais, la désignation comme pauvre, dans notre société, est dégradante. Nous n’achetons donc pas seulement des objets, qui correspondent plus ou moins à nos besoins, nous achetons des marchandises. Et la valeur des marchandises, ça… c’est plus difficile à établir qu’on ne le croit. Mais grosso modo, on peut dire que la valeur d’une marchandise, c’est du travail à la base, travail pour la fabriquer, travail pour la vendre, travail pour produire autour d’elle un contexte qui la valorise. C’est Marx qui a dit que toute marchandise se scindait en deux entités complémentaires, la valeur d’usage et la valeur marchande, et que celle-ci était fixée à partir du temps de travail socialement nécessaire pour la produire. Ensuite, il a expliqué comment dans le processus de la marchandise, le producteur tentait de réduire le temps de travail – car il coûte cher – en introduisant des techniques, des méthodes qui rationalisent la production de manière à produire plus pour un plus bas prix, mais en même temps celui-ci s’est rendu compte qu’en procédant de cette manière, la valeur baissait, et donc pour compenser, il avait besoin de vendre plus, plus loin, d’inciter les gens à acheter par tous les moyens, la publicité, l’ambiance, la mode, l’esthétique industrielle, aujourd’hui les réseaux sociaux. Ce faisant, notre monde est entré dans une course effrénée pour qu’il y ait toujours plus de valeur (donc de monnaie) finissant d’ailleurs par se concentrer toujours entre quelques mains, alors que le processus lui-même aboutit à ce que la valeur disparaisse. Si la valeur c’est le travail, par exemple, il va de soi que lorsque le travail disparaît parce qu’il est remplacé par l’action de machines, la valeur disparaît aussi. C’est ce qui se passe aujourd’hui, où la recherche technologique est allée tellement loin que l’on peut faire accomplir des tâches intellectuelles à des machines, comme traduire, produire des textes, surveiller d’autres machines. Les économistes, même ceux de la tendance « bourgeoise » (on appelle ainsi les gens qui glorifient le système existant) reconnaissent que des millions d’emploi vont être perdus à cause des progrès de l’IA.

Comme la valeur vient en principe du travail et que celui-ci tend à disparaître, le Capital (puisqu’il faut bien trouver un mot pour désigner cette réalité globale) doit trouver d’autres manières de valoriser la valeur existante, pourquoi ne pas court-circuiter le travail actuel ? Faire que l’argent produise l’argent directement, sans passer par l’étape marchandise ? Pour cela il suffirait de se fonder non pas sur le travail actuel mais sur celui qu’on pourrait supposer être dans le futur, autrement dit se baser sur la valeur à venir, anticiper sur ce qui sera valorisé, prendre pari sur l’avenir. C’est le rôle des banques. Comment font-elles ? Par l’intermédiaire de la Bourse, elles spéculent sur les valeurs qui leur viennent des entreprises qui ont placé leurs capitaux chez elles. Ces valeurs vont être augmentées (ou réduites) selon la « confiance » que les investisseurs mettent dans les résultats à venir de telle ou telle entreprise. Ici, ce n’est pas tant la confiance qui est reine (plutôt joli mot pour désigner une réalité moins jolie) que la probabilité, donc la spéculation sur l’avenir. Si on appelle industrie la méga-machine qui transforme une valeur en plus de valeur, on voit que ceci en est une, d’industrie. Pas pour rien que l’on parle d’industrie bancaire. C’est l’industrie la plus rentable. Comme pour toute industrie (l’industrie aéronautique dans le sud-ouest de la France, l’industrie sidérurgique d’autrefois en Lorraine, l’industrie textile d’autrefois dans le Nord), celle-ci bénéficie grandement au territoire où elle est implantée, en l’occurrence ici, tu le sais, un pays que tu connais bien : la Suisse, qui, dès lors, devient le pays le plus riche du monde. Bien sûr les citoyens de ce pays se glorifieront de ce « succès », ils diront qu’il n’est du qu’à leur sens du travail bien fait, à leur clairvoyance et à leur soucis de l’ordre (qualités que je ne remettrai pas en question), comme si autrefois, les ch’ti s’étaient glorifiés des résultats de l’industrie minière en disant qu’ils n’étaient dus qu’à leurs qualités intrinsèques (ce que sans doute ils ont fait, par ailleurs). Incidemment, ce type de comportement (faire reporter sur soi le mérite de résultats où l’on n’entre que comme agent accidentel, mais aussi faire croire que quelque chose de déterminé par une autre chose est la cause de cette autre au lieu d’en être le produit) est typiquement ce que Marx qualifie de fétichisme. Il y a chez Marx un fétichisme de la marchandise (la marchandise nous apparaissant comme une sorte de déesse détentrice d’une valeur intrinsèque), comme un fétichisme du Capital (celui-ci étant assimilé à une entité naturelle dont les lois sont éternelles et irrévocables).

Si nous résumons, nous voyons bien qu’à un certain moment de l’histoire, le Capital est apparu comme une forme particulière des échanges entre humains, guidée par la marchandise : notre travail lui-même devient une marchandise, qui s’incorpore au produit sous forme d’une abstraction (car ce n’est pas le travail spécifique qu’il a fallu pour faire telle ou telle chose), la valeur se scinde en deux : la valeur d’échange finit par supplanter la valeur d’usage, nos rapports sociaux se font par l’intermédiaire de cette valeur d’échange : nous échangeons une quantité de travail contre une autre pour acquérir le produit d’autres travaux effectués par d’autres. Les marchandises communiquent entre elles par notre intermédiaire. Le travail ne vaut plus que comme travail abstrait, ne vaut plus que pour autant qu’il ajoute de la valeur à celle qui existe déjà. Le travail « reconnu » finit par être seulement celui qui entre dans ce circuit et qui, donc, valorise la valeur qui s’y trouvait déjà. Alors qu’il y a objectivement de moins en moins de travail à accomplir directement pour produire des marchandises, le Capital nous demande de travailler toujours plus… pour maintenir un certain niveau de valeur (ce travail ira dans des activités périphériques, voire des bulshit jobs, des tâches du type « Uber » comme transporter des plats tout faits à domicile chez des individus particuliers, devenir les petites mains du « data mining », car oui, en effet comme le dit une affiche dans le métro : il n’est pas nécessaire d’avoir fait une classe prépa pour travailler dans le big data – comme s’il s’agissait là d’un sort prestigieux – tâches de répondre au téléphone dans des centres d’appel – voir le film récent dont j’ai parlé déjà : About Kim Sohee – tâches de gardiennage etc.), autrement dit de participer à du travail superflu (par rapport au travail nécessité par la production directe d’un bien).

photo du film « About Kim Sohee »

Or, nous savons bien, tu sais bien qu’il y a un autre genre de travail. Dans la société traditionnelle, quand une femme au foyer reste à la maison et fait le ménage, c’est du travail. Quand elle s’occupe de son bébé qui vient de naître, c’est du travail. Quand elle repasse le linge, c’est du travail etc. etc. et puis pas seulement les femmes au foyer, il y a aussi celles qui prennent des emplois dans le social, dans la santé, dans l’accueil, où elles sont rejointes, pour être juste, par certains hommes qu’il ne faut pas oublier, donc il y a des soignant(e)s, des aides-soignant(e)s etc. qui accomplissent un immense travail. On entend souvent dire d’un air catastrophé que ce sont même les travaux les plus nécessaires, les plus utiles, et que pourtant ils sont les plus mal payés voire pas du tout dans le cas du travail ménager (comme quoi, ce n’est pas l’utilité qui détermine la valeur). Pendant la crise du Covid, on a applaudi les soignant(e)s qui faisaient un travail remarquable et pourtant… ils ou elles n’ont guère été récompensé(e)s, un peu d’augmentation de salaire et de prime, mais loin d’être à la hauteur de leur vraie mission sociale.

Le capitalisme explique cela : ces « travaux » ne sont pas reconnus comme producteurs de valeur au sens où il l’entend. Tout se passe comme si, au moment où se constitue le processus de la valeur, la scission entre valeur d’usage et valeur d’échange (qui débouchera sur la forme monnaie), un reste important avait été négligé : un « travail » qui ne peut pas se transformer en travail abstrait et qui, pourtant, assure les bases du fonctionnement du système en son ensemble (car que deviendrions nous sans les soins, les métiers de santé, le travail accompli par les femmes, l’existence d’une sphère familiale etc.?). C’est ici (ouf! enfin !) que Roswitha Scholz intervient. Elle était membre du groupe Krisis, qui a relancé et développé cette « critique de la valeur » dont nous venons de partir, mais elle était la seule femme du groupe, et ce qui lui est apparu alors évident, c’est que ces hommes qui l’entouraient (Robert Kurz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle et d’autres) à aucun moment ne posaient sérieusement la question des inégalités entre hommes et femmes, comme si, une fois de plus, à la suite des vieilles affirmations du marxisme traditionnel, on considérait que cette opposition n’était que ce que les vieux marxistes appelaient une « contradiction secondaire » en face de la « contradiction principale » qui, elle, toujours, était celle opposant le Prolétariat à la Bourgeoisie (ou le Capital au Travail). Elle s’est alors battue pour que cette « contradiction » soit reconnue au moins à l’égal des autres. Sa lutte n’a pas été vaine, mais elle a conduit à ce qu’elle quitte le groupe pour en créer un autre, Exit ! (avec son compagnon, Robert Kurz qui s’était quand même décidé à la suivre – non sans mal, dira-t-elle plus tard!). Ce sont des membres de ce groupe que j’ai rencontrés à Paris au cours d’une belle journée de mai, près du boulevard Voltaire, où les terrasses fleurissaient et où en fin de journée, il y eut une manifestation toute en joie et en couleurs, regroupant divers mouvements gays et lesbiens (et LGBTQ etc.). La réunion avait même lieu dans un local qui avait été le siège du vieux parti PSU, dont j’avais été membre autrefois, et cela me faisait quelque chose de retrouver les vieilles affiches que j’avais moi-même collées sur les murs à la fin des années soixante… Mais bref, je n’ai pas dit que j’allais raconter ma vie.

Scholz part donc du processus de la forme-marchandise que nous avons analysé plus haut, elle montre que ce processus, en même temps qu’il requiert le travail abstrait (celui qui est incorporé dans la marchandise et finit par lui donner sa valeur), nécessite aussi, bien sûr, le travail des femmes au niveau domestique et reproductif (et oui, jusqu’à aujourd’hui, c’est elles et elles seules qui mettent au monde les enfants, et la plupart du temps c’est elles qui s’en occupent, au moins au cours de leur jeune âge), sauf que ce second type de travail, ces activités jugées souvent « bien féminines », n’entrent pas dans la valeur, elles ne sont pas « marchandisables » pourrait-on dire (peut-être vas-tu me dire qu’on voit parfois certaine marchandisation du « travail » féminin, par exemple au travers de la GPA – ce qui a expliqué que certaines personnes de gauche s’y opposent, d’ailleurs – ou aussi, mais ceci est une autre histoire qu’on ne peut pas aborder ici, au travers de la prostitution, mais ce sont là soit des activités périphériques concernant seulement certaines femmes, soit des pratiques qui en sont à leur début : nul ne sait comment elles évolueront). Scholz les dit dissociées. Elle disait au cours de sa conférence : « Les activités de reproduction, les sentiments, les attitudes sont dissociés de la valeur et donc sous-évalués. Les contraintes de reproduction ont un autre caractère que le travail abstrait, un aspect qui ne peut pas être capté par les concepts marxistes ». Face à ceux (surtout des hommes en effet) qui continuent de prétendre que la valeur est primordiale (ou la notion de classe, ou l’opposition entre le capital et le travail), elle affirme qu’en réalité, valeur et dissociation sont dans un rapport dialectique, ce qui signifie que l’un ne peut pas être dérivé de l’autre. Il faut donc une approche théorique qui dépasse la « Critique de la valeur » (et donc, le marxisme).

On peut ajouter ceci : dans son développement, le Capital a eu besoin d’un type de travail pouvant aisément se prêter à l’abstraction, puisque c’est sous la forme de « travail abstrait » qu’il apparaît dans la valeur, les qualités requises étaient justement celles que l’on attribuait aux hommes comme la prétendue insensibilité – un homme ne doit jamais pleurer, il doit être capable de « commander » sans éprouver d’états d’âme – ou le don « d’abstraction », ce qui entraînait comme corollaire qu’une qualité comme le don d’abstraire était exclue des qualités dites féminines : ne dit-on pas que les filles sont nulles en maths ? De tels préjugés sont devenus la norme, même si, en examinant de près l’histoire des mathématiques, on y découvrira de grandes mathématiciennes comme Emmy Noether, ou plus proche de nous, la grande Maryam Mirzakhani (première médaille Fields en 2014), qui sera suivie d’une deuxième grande mathématicienne, Maryna Viazovska, médaille Fields en 2022. Les femmes ne sont pas « nulles en mathématiques », mais on a tout intérêt à le laisser croire afin de renforcer la tendance masculine davantage associée à la création de valeur (capitaliste). Du reste, pour indiquer que la valeur n’était pas seulement liée au travail abstrait mais aussi, tout simplement, aux prétendues vertus masculines, elle a intitulé son premier essai fondamental sur le sujet : « La valeur c’est le mâle ». (Bon, c’est le mal aussi, par ailleurs… la langue française se prête bien à ce genre de jeu de mots !).

Ce texte, « La valeur c’est le mâle » date déjà de 1992, ce n’est donc pas récent… il faut parfois longtemps pour qu’une idée nous atteigne, c’est un peu comme la lueur des étoiles.

Manifestation Boulevard Voltaire

Petit point à observer et à garder en mémoire : Roswitha Scholz, mais d’autres aussi du même groupe, se mettent à distance de certaines formes de féminisme classique pour qui, il s’agit d’opposer brutalement « les hommes » et « les femmes », comme dans le marxisme traditionnel, on oppose brutalement « les bourgeois » et « les prolétaires » comme si on pouvait régler la question sous la forme d’une guerre (guerre des sexes ou guerre sociale), ce qu’on sait être faux : aucune guerre n’a jamais réglé quelque problème que ce soit. Dans ces cas-là, « les hommes » et les « femmes » sont conçus comme des groupes « empiriques » (c’est-à-dire les gens tels qu’on les voit dans la rue ou autour de nous, individus concrets qui sont ce qu’ils sont sans l’avoir particulièrement voulu) et on sous-entend qu’étant tous pareils à l’intérieur d’un même groupe, ils doivent se faire la guerre. Or, ce qui est en opposition, ce ne sont pas des êtres concrets, mais plutôt des êtres abstraits, des affects, des vertus, des sentiments, des idées qui traversent les corps concrets. On peut trouver des hommes concrets partageant la même subjectivité que des femmes concrètes, et réciproquement des femmes concrètes qui sont prêtes à se battre pour les intérêts du capitalisme au même titre que des hommes ! Le processus capitaliste / patriarcal (ce que Scholz nomme « le patriarcat producteur de marchandises ») traverse la société dans son ensemble, et fait des dégâts autant chez les hommes concrets que chez les femmes concrètes (c’est la raison pour laquelle les hommes auraient tout intérêt à soutenir les femmes dans leurs justes revendications!).

On a même le sentiment justifié que tous les phénomènes dont on parle ici, la formation de la marchandise au travers de l’abstraction du travail, la constitution d’un patriarcat par dissociation de certaines qualités ou propriétés du processus de la valeur sont les produits d’une machine abstraite et ne dépendent pas de nous, nous sommes conscients que nous n’avons pas voulu cela. Certes, nous voyons que certaines personnes se mettent à la place des « sujets » provoqués par ces causes, ces structures, comme pour revendiquer fièrement d’en être à l’origine, ce qui est faux bien entendu, mais c’est une forme de subjectivité qui est en eux qui fait qu’ils y croient, subjectivité qui est elle-même le produit de cette structure, de ce mécanisme dans lequel nous sommes engagés. Il va falloir bien sûr un jour nous réveiller et voir que les choses pourraient aller autrement, mais nous ne sommes hélas même pas maîtres de notre réveil, nous pouvons toutefois un peu faire des efforts pour y contribuer… Des événements profonds comme la crise climatique nous y pousseront peut-être. En tout cas, les efforts les plus clairs que nous puissions faire pour contribuer à ce réveil sont des efforts théoriques, de réflexion, d’approfondissement et aussi… d’abstraction ! Le dédain de la réflexion et de la théorie nous a conduit à notre situation actuelle : trop de vieux militants ont clamé que l’essentiel n’était pas de réfléchir mais d’agir, la praxis avant tout, disaient-ils. Les choses ne sont pas si simples : à quoi sert d’agir si on ne sait dans quel but, à quoi sert d’agir en aveugle dans un monde dont les ressorts essentiels nous restent inconnus ?

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Paris en avril, l’art dans ses nombreux états

Question art, à Paris, la poursuite de nos recherches esthétiques peut être sans limite. Si on ne peut rester longtemps, on ne verra pas le centième de ce que l’on aurait aimé voir. Pour cette fois, adieu donc à Philippe Cognée, adieu à Anna Eva Bergmann et à Françoise Pétrovitch, ce sera pour une autre fois. Adieu même à Degas et Manet : l’expo est trop grande, attire trop de monde, les réservations sont pleines longtemps à l’avance. Heureusement, le musée Jaquemart-André est de taille plus humaine. On peut contempler à loisir la beauté incarnée par une Renaissance qui en est encore à ses débuts. Giovanni Bellini n’avait pas prévu, lorsqu’il était enfant et qu’en tant qu’illégitime il était bien heureux d’être admis à égalité avec ses frère et sœur, de devenir un jour bien supérieur dans l’esprit des amateurs à ce que fut son père, Jacoppo, voire son frère Gentile. Le père était encore du style gothique international, mais laissait ses fils s’évader vers les nouveautés d’un art réaliste qui, tout à coup, changeait la rigide ordonnance des tableaux religieux. Giovanni était prêt à tenter toutes les audaces nouvelles, prêt à suivre les plus grands qui le côtoyaient et en tout premier lieu son beau-frère, le grand Mantegna. On a parfois confondu certaines de leurs œuvres, ils ne se quittaient pas, jusqu’à ce que le hasard des commandes finisse par les séparer et que le second parte à Mantoue, alors c’est un autre qui prendra la place parmi les artistes adulés, Antonello Da Massina, qui apportait un nouvel approfondissement de l’art du portrait.

Les Flamands, eux, c’était par le paysage qu’ils brillaient, notamment grâce, évidemment, à leur maîtrise de l’huile, et Giovanni, donc, après qu’il fut mis au courant de la technique, probablement par Antonello Da Messina qui avait fait le voyage de Flandres depuis sa Sicile natale, se mit à en réaliser de très beaux en arrière plan de ses sujets religieux, au point que l’on se demande parfois si les figures de saints, de saintes et de Vierge ne sont pas artificiellement collées par-dessus les paysages bleutés et riches de profondeur qu’élaborait le peintre, où les maisons s’arrangent comme de petits cubes blanchis à la chaux et où les cieux inaugurent cette méthode dite de perspective atmosphérique qui n’en finira plus d’être appréciée au cours des siècles.

La dérision de Noé – vers 1515 – G. Bellini
Van Eyck – vers 1425 – Crucifixion

Avec Bellini et ses contemporains, le christianisme s’humanise, on finit enfin par admettre que, derrière les dogmes et les croyances, peuvent se cacher des êtres humbles qui ont eu juste le mérite d’être à leur place à un moment donné, qui ont vécu une histoire certes tragique mais ni plus ni moins que d’autres. Je pense à ce que j’ai vu il y a peu au cours de l’émission La Grande Librairie : deux hommes bien installés et jouissant de renommée certaine dialoguaient, ou plutôt ronronnaient ensemble à propos de l’existence ou de la non-existence de Dieu, de la croyance de l’un et de l’athéisme de l’autre (lequel reconnaissait néanmoins un côté extraordinaire dans la personne du Christ), quand soudain surgit un iconoclaste en la personne de l’écrivain turco-suisse Metin Arditi qui racontait dans son roman l’histoire d’un jeune bâtard (memzer) nommé Jésus qui voulait avant tout faire réformer les lois trop dures du judaïsme, lesquelles jetaient l’opprobre sur bâtards et femmes adultères. Son histoire n’était pas vraiment celle des Evangiles. A en croire ce roman, Jésus ne voulait pas créer de secte nouvelle, c’est Judas qui l’aurait souhaité, et qui demanda, après la mort du Christ, de faire en sorte que se répande une toute autre histoire, pleine de légende, de miracles et de résurrection. Les deux premiers acolytes s’étranglaient de rage car on leur ôtait leur illusion, mais n’est-ce pas plutôt Metin qui détenait la version la plus proche de la réalité ? N’en avons nous pas le sentiment profond lorsque nous contemplons dans les musées et les églises ces œuvres de la Renaissance italienne qui nous montrent tant de douceur et d’humilité chez des personnages que plus rien n’attache au divin ?

Au Louvre, nous poursuivons notre quête, commencée à Rome, des plus beaux Caravage, mais nous déplorons le laisser-aller des présentations (dans un vaste couloir mal éclairé) qui fait que les chefs d’œuvre de l’art italien nous apparaissent comme répartis sur les pages d’un pauvre catalogue abandonné : seuls comptent les tableaux que l’on aura préalablement sélectionnés comme rentables, comme ouvrant la voie à une commercialisation possible. La dormition de la Vierge ne fait pas partie de ceux-là, triste sort fait à une toile d’exception qui aura été refusée à l’origine par l’Église Santa Maria del Trastevere à cause de son audace (une Vierge qui souffre…), et qui finira exposée sur les tristes murs du Louvre où aucun panneau, aucune indication n’attire l’admirateur potentiel.

L’art occupe une position centrale dans notre histoire et notre société. Les concepts marxiens qui attirent en ce moment toute mon attention semblent ne pas suffire à rendre compte de cette place. Celle-ci demeure un mystère. Comment appliquer les concepts liés à la marchandise dans le cas de l’œuvre d’art ? Valeur d’usage ? Mais comment use-t-on d’une œuvre si ce n’est en en jouissant, il faudrait alors inventer la notion de valeur de jouissance. Valeur d’échange, on ne saurait en douter, hélas et c’est là que l’œuvre pénètre l’univers du monde marchand. Mais cette valeur est changeante au gré des époques et des goûts qui s’y font jour, elle ne dépend pas directement d’une « quantité de travail », plutôt d’un contexte social et historique qui crée un mystérieux « marché de l’art », et s’il s’agit bien d’une conversion en une valeur abstraite (l’argent), qu’est-ce qui est converti ? De la jouissance ? Alors la notion de capital est ébranlée, elle ne recouvre plus seulement une masse de travail mort immobilisée, car celui qui la possède en jouit, elle prend l’aspect d’une masse en apparence dormante qui demeure pleine de vie, comme un amas de cellules enterré sous-terre toujours prêt à revivre et à palpiter, cœur arraché sanguinolent prêt à rebattre et à éprouver de la passion.

Comme disait Benjamin (à moins que ce ne soit Aurélien Bellanger qui attribue cette pensée au philosophe allemand), les seuls à devoir encore souffrir de leur travail dans la société sans classes seront les artistes : les prolétaires absolus. Ce n’est pas parce que certains comme Koons ou Hirst deviennent richissimes que cela change quelque chose, l’argent accumulé ne change rien au statut de l’artiste authentique, on en a une preuve étonnante avec Basquiat, qui pouvait bien se promener avec dix mille dollars en poche et qui n’en restait pas moins le noir que l’on méprisait, sa richesse ne lui permettait même pas de prendre un taxi pour rentrer chez lui, il ne pouvait user de son argent que pour se payer les drogues dures qui le menèrent à la mort.

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Le temps, sa construction, sa domination sur nos vies

Le film Unrueh (Désordres) dont je parlais récemment sur ce blog introduit de manière magistrale la question du temps social. Pourquoi développer une industrie horlogère si ce n’est pour réguler le temps du point de vue de l’organisation de la société ? La question est fascinante : voilà au départ de nombreux paysans jurassiens ne trouvant rien de mieux à faire au fond de leur hiver, pendant que les bêtes sont à l’étable et que la nature est endormie sous la neige que d’installer près d’une fenêtre, pour y voir plus clair, quelques outils de précision afin de construire ces instruments hautement précieux : montres et horloges. Certes, ils ne créent déjà plus tout par eux-mêmes (et cela depuis longtemps, probablement) mais ils centralisent des pièces qui sont produites dans la région, voire même jusqu’en France. La production est alors quasi-artisanale. Elle s’écoule auprès d’acheteurs qui tiennent avant tout à mesurer le temps pour eux-mêmes, dans leur usage privé : peu importe qu’une montre retarde ou avance de plusieurs minutes dans la journée.

Saint-Imier, entre Bienne et La Chaux-de-Fonds

Mais vient le temps de l’industrie, celui des pointeuses pour chronométrer les ouvriers, celui des tâches à accomplir avec précision. Ce temps de l’industrie ne peut être produit qu’industriellement, c’est ainsi que pourra commencer la première homogénéisation du temps : le même pour tous, alors qu’il pouvait demeurer varié, fluctuant, dans la société paysanne. Les producteurs individuels sont conviés à se réunir dans de grands bâtiments, les fabriques, comme celle des Longines, bâtie au bas du village de Saint-Imier. La production horlogère devient industrielle, les producteurs isolés deviennent des prolétaires. En même temps subsiste en eux et en elles un air de liberté, au fond d’eux-mêmes ils n’acceptent pas ce régime, ce pointage, cette surveillance de chaque instant, alors naissent les idées anarchistes, ils/elles veulent bien s’unir mais de manière libre, ils/elles veulent bien une gestion de leurs activités, mais une auto-gestion. On sentira cela jusqu’aux grèves du début des années soixante-dix, chez Lip, à Besançon. En ce sens, ces ouvriers en lutte, avec leur coordinateur dont tout le monde se souvient, Charles Piaget, sont les continuateurs des ouvriers anarchistes si bien portraiturés par Cyril Schäublin. Ce temps construit industriellement et socialement est dès lors ce qui nous domine au sein de la société capitaliste.

Cela rejoint les thèses de Moishe Postone, dont j’ai déjà parlé sur ce blog, et au sujet de qui il me faut (re)dire quelques mots. Postone a intitulé son œuvre maîtresse (en fait sa thèse de doctorat) : Temps, Travail et Domination Sociale. Il sort de la conception traditionnelle du marxisme en ce que, pour lui, la domination principale ne s’exprime pas en tant que celle de la classe capitaliste sur le prolétariat, la lutte des classes n’est pas le « moteur de l’histoire », et la contradiction du capitalisme n’est pas celle qui existerait entre un mode de production propriété d’une minorité et des forces productives qui convoqueraient les grandes masses. Les classes sociales qui, bien sûr, s’affrontent au sein du capitalisme, sont-elles mêmes constituées dans celui-ci et lui sont spécifiques. C’est par abus de langage que l’on mettrait sur le même plan les « classes » de l’ancien régime et celles d’après la « révolution industrielle », on confèrerait en cela au concept de classe un statut trans-historique : il y aurait de tous temps et en tous lieux, des classes, sortes de masses de gens constituées de manière immémoriale et qui s’affronteraient, alors que l’affrontement des classes dans les années 1880 ne ressemble pas à celui des années 1780, ne tire pas son fondement du même sol. On vient de le voir : l’instauration d’un temps homogène, par exemple, est l’une des conditions nécessaires pour que se constituent ces classes en rivalité. Qui plus est, le capitalisme n’oppose pas deux catégories : le Capital et le Travail puisque le travail lui-même, sous le capitalisme, lui est spécifique, c’est même ce travail là qui « fait » le capitalisme (et pas le travail auquel se livraient les paysans des siècles précédents par exemple). Toute autre conception transformerait, là encore, une notion historique, propre à un système, en un concept trans-historique, une sorte de conception anthropologique du travail qui demeurerait la même sous les divers aspects concrets que lui donneraient les différentes phases de l’histoire. De cette conception « traditionnelle » du marxisme découle ce que l’on a longtemps cru ou en tout cas ce que nous ont fait croire certains textes marxistes (Le Manifeste, par exemple), à savoir que le but que l’on devait s’assigner, la sortie du capitalisme, consistait dans la libération du travail, résultant de la résolution de la contradiction « principale », entre le Capital qui appartient à un petit nombre et le Travail qui appartient au plus grand nombre. Cela a donné lieu aux espoirs mis dans un « socialisme » soi-disant incarné par des régimes (URSS etc.) qui ne faisaient que reproduire les fondements du capitalisme mais sous une certaine variété caractérisée par le rôle interventionniste de l’État. Ce n’était pas, à coup sûr, ce à quoi aspiraient nos sympathiques horlogers et horlogères de Saint-Imier !

Si toutes ces notions, travail, classes sociales, mode de production sont internes au capitalisme et n’en constituent donc pas la cause, en quoi ce dernier consiste-t-il ? Si le « travail » n’est pas la substance éternelle qui s’origine de la préhistoire pour revêtir une forme aliénée sous le capitalisme, qu’est-il ? La réponse postonienne a ces questions réside dans une analyse du capitalisme qui prend sa source chez le Marx des Grundrisse lorsque celui-ci commence à étudier à fond la genèse de la valeur. C’est une drôle de chose que la valeur, insaisissable et pourtant bien réelle, mesurable alors qu’elle est distincte de la richesse matérielle qui, elle, est bien concrète. On connaît la formule marxienne : la valeur d’échange d’une marchandise est la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire. Cette phrase suppose bien sûr que l’on ait défini la valeur d’échange ainsi que la notion de marchandise. Mais les deux vont de pair. On connaît l’analyse de Marx, je n’y reviens pas. En bref, la valeur se scinde en deux côtés, comme le pile et le face d’une pièce de monnaie, ou plutôt – je trouve cette comparaison plus inspirante – comme le signifiant et le signifié du signe. D’un côté la valeur d’usage : il faut bien que ça serve à quelque chose, n’est-ce pas ? (cela n’est pas sûr pourtant, si on applique « servir à » en un sens rigoureux… combien de « marchandises » ne servent à rien?) un peu comme le signifié d’un signe, de l’autre la valeur d’échange, qui sert… à l’échange comme son nom l’indique (dans le domaine du signe, ce sont les signifiants qui s’échangent), autrement dit, sous la valeur d’échange, la spécificité de l’objet disparaît, il n’apparaît plus que comme entité abstraite qui peut valoir pour tous les autres, se substituer à n’importe quel autre pourvu qu’il incarne une certaine quantité de travail plus ou moins identique. Ici, donc, le travail intervient, mais est-ce le travail concret, le soin mis par l’ouvrier qualifié à polir une surface, à combiner entre elles les pièces d’une montre ? Non, car lui aussi se scinde en deux parties, et c’est en cela qu’il est spécifique à ce mode de production là, ou à cette société là, l’autre partie est la partie abstraite, à son tour échangeable avec tout autre travail pourvu que… pourvu que quoi ? Et bien que ces deux travaux soient mesurés par la même quantité de temps. Et voici que notre temps homogène, abstrait lui aussi, et industriel apparaît. Il fallait que ce temps arrivât pour que le travail puisse être mesuré abstraitement et pour que donc, on puisse attribuer aux choses une valeur d’échange, et qu’ainsi les choses se transforment en marchandises etc. etc. Bien sûr, dit Marx, ce n’est pas le temps de travail dans l’absolu, mais le temps de travail socialement nécessaire, ce qui requiert le caractère social du temps, le caractère « moyen », accessible à tous et transparent, le temps des usines et des fabriques, le temps régulé par les ingénieurs et chronométreurs qu’on voit dans le film Unrueh. Ce temps, puisqu’il coïncide d’une certaine manière avec la valeur (celle-ci se mesurant grâce au temps), est le temps du Capital, il l’est au sens fort du terme puisque l’on peut maintenant définir le Capital justement au moyen de la notion de valeur. Le Capital est la valeur en tant qu’elle se valorise, dit Postone. Sous une autre forme, Alastair Hemmens, qui préface le Manifeste contre le travail, œuvre célèbre du groupe Krisis, qui comprend Robert Kurz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle, Roswitha Scholz et d’autres, dit la même chose : « le travail : l’aspect de la vie sociale qui sert la transformation de 100 euros en 110 ».

En même temps que nous voyons ceci, dans la réalité et dans le film, nous voyons aussi vers quoi se précipite ce processus. Puisqu’il s’agit uniquement de valoriser la valeur, et pas d’autre chose, il va falloir accomplir deux actes, immédiatement contradictoires : investir pour que la valeur s’étende (créer de la survaleur en maintenant réduit voire en réduisant ce que coûte l’emploi de la force de travail), augmenter la productivité, autrement dit moderniser, acheter de nouvelles machines, introduire des innovations techniques, toutes choses qui réduisent le temps de travail socialement nécessaire c’est-à-dire… la valeur ! Et donc, pour remédier à cela, étendre toujours davantage le marché, vendre plus et plus loin, ce qui expose aux crises, aux accidents de l’histoire et surtout aux affres de la concurrence (car les autres firmes voudront en faire autant). On voit cela bien sûr dans Unrueh : c’est l’angoisse permanente du patron, ici appelé monsieur Roulet (je crois qu’en fait l’usine Longines fut créée par un monsieur Francillon, Ernest de son prénom) qui cherche par tous les moyens à obtenir des informations pour mieux planifier sa croissance (et il ne néglige pas pour cela de lire… la presse anarchiste car, dit-il, elle le met tout de suite au courant des crises et conflits qui se produisent dans le monde!). Vendre des montres, toujours plus de montres, et pour cela faire appel à la publicité, plus tard au marketing. Nouvelles formes de travail devenues elles aussi « nécessaires », mais plus au sens où elles étaient nécessaires auparavant pour produire directement les marchandises, devenues seulement nécessaires pour remédier aux défauts intrinsèques du mode de production, autrement dit superflues. En fin de compte, c’est en cela que réside la contradiction du capitalisme : sans arrêt, la valeur est menacée d’être réduite alors même que le système ne se définit que comme accroissement de valeur. Le travail vu de cette manière n’est pas « antagoniste » au capital : il le constitue. Il n’a pas à être « libéré », il a à être… aboli ! (sous cette forme en tout cas, quitte à faire surgir une autre forme de travail).

Ces analyses et observations ne se trouvent pas seulement chez Postone, Kurz, Scholz et les autres. Je les avais trouvées déjà dans le passé, à vrai dire et puis… je les avais oubliées.

André Gorz

Je les avais trouvées exprimées déjà en grande partie chez André Gorz, le sociologue /philosophe français (un peu suisse aussi!) qui s’est donné la mort en 2007 aux côtés de sa chère Dorine, atteinte d’une maladie neurodégénérative (voir Lettre à D.) et qui, au cours de son existence, a écrit de nombreux ouvrages et articles (dans le Nouvel Obs sous le nom de Michel Bosquet) inspirés par l’existentialisme, le marxisme puis la pensée écologique. Je l’avais rencontré autour des années 68, alors que je fréquentais les cours d’instruction politique que l’on donnait pour les jeunes militants au sein du P.S.U. (Parti Socialiste Unifié). Je me souviens très bien qu’il m’avait appris une chose que je ne serais pas prêt d’oublier par la suite : l’obsolescence programmée dans la production des marchandises (qui est, bien sûr, une des façons par lesquelles le capitalisme espère réduire les effets de sa contradiction interne). André Gorz écrivait dans un article paru en 2005 (Richesse sans valeur, valeur sans richesse) repris dans Ecologica (ed. Galilée, 2008) : « l’aspect le plus important, du point de vue de la société, celui qui justifie que l’on parle de société capitaliste : le travail traité comme une marchandise, l’emploi, rend le travail structurellement homogène au capital […] C’est pourquoi le mouvement ouvrier et le syndicalisme ne sont anticapitalistes que pour autant qu’ils mettent en question non seulement le niveau des salaires et les conditions de travail, mais les finalités de la production, la forme marchandise du travail qui la réalise ». Gorz citait les auteurs auxquels je me réfère ici : Postone, Kurz en particulier. Il disait que l’œuvre maîtresse de Postone citée plus haut « avait joué un rôle important dans la critique du travail et de la valeur, et dans la distinction entre valeur et richesse », il qualifiait le second de « meilleur théoricien critique des transformations du capitalisme et de sa crise présente » (ma lecture avait été trop rapide, je n’avais pas cherché à connaître ces auteurs, il faut dire que j’étais en partie excusé par le fait qu’ils étaient bien peu traduits en français). Il reprenait l’idée de limites interne et externe du capitalisme : « le capitalisme se heurte à sa limite interne quand le nombre des actifs capital-productifs devient si faible que le capital n’est plus en mesure de se reproduire et que le profit s’effondre », et définissait la seconde comme «l’impossibilité de trouver des débouchés rentables pour un volume de marchandises qui devrait croître au moins aussi vite que la productivité ». On pourrait aussi ajouter que cette limite externe est celle de l’impossibilité à accroître la production au-delà d’une certaine limite dans un monde aux ressources nécessairement limitées. Mais Gorz était un optimiste, il voyait la limite interne plus proche qu’elle n’était, mettant ses espoirs dans ce qui pour lui représentait la victoire de la gratuité au travers des outils informatiques (outils open-source, Linux etc.) et des réseaux sociaux. C’était aller un peu vite en besogne, hélas, lorsqu’on voit aujourd’hui à quel point ces réseaux sont tombés sous l’emprise d’empires privés à la recherche du profit maximum… un peu comme si, dans cette autre époque évoquée au début, le temps avait été produit comme denrée gratuite, en dehors du capitalisme, les horloges ayant continué d’être produites par les paysans indépendants, pour un usage libre du temps…

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La stagiaire et la régleuse

Deux films enthousiasmants dans la même journée… cela ne se vit pas souvent. Sur des thèmes qui se rejoignent : la violence des conditions de travail dans les centres d’appel d’un côté, et la prise de conscience ouvrière dans les débuts de l’industrie horlogère de l’autre, bref : deux étapes du développement du capitalisme. Avec la différence étrange que l’un se passe en Corée du Sud et l’autre en Suisse, dans le vallon de Saint-Imier très exactement, que je connais bien puisque c’est de là qu’est originaire ma belle-famille.

Rien à voir donc, et tout à voir.

Le premier film, About Kim Sohee, de la réalisatrice July Jung, retrace les derniers instants de vie d’une lycéenne que son lycée agricole a envoyé en stage dans un centre d’appel d’une compagnie dépendant de Korea Telecom. Pour son bien, soi disant. Le responsable des stages du lycée a abondamment voulu lui prouver à quel point elle avait de la chance d’intégrer une « grande entreprise », à quel point il s’était battu pour qu’une élève de son lycée soit prise enfin, ouvrant la voie peut-être à d’autres recrutements. La pauvre Sohee, elle, n’aime rien autant que faire de la danse hip-hop, écouter la K-pop et manger des tripes grillées avec sa meilleure copine. Elle ne s’en laisse compter par personne, surtout pas par les petits mecs qui l’emmerdent au restaurant : ceux-là, elle a tôt fait de leur flanquer sa main au travers de la figure. C’est une fille joyeuse, qui veut bien donner toutes les preuves de sa bonne volonté, y compris dans le travail. Puisqu’on lui dit qu’il faut travailler. A vrai dire, dès le début, ce travail lui paraît bizarre. Répondre à des gens qui appellent pour une réparation ou pour une résiliation de contrat, pourquoi pas. Mais bien vite, elle perçoit ce qu’on lui demande : toujours en faire plus, s’aplatir, et surtout ne pas donner satisfaction comme elle y tendrait naïvement, non, si les gens appellent pour résilier leur contrat, il faut qu’elle les dissuade ! A coup de promesses qui ne seront pas tenues, de rabais fictifs etc. Son travail est évalué d’après le nombre de coups de fil qu’elle traite et surtout d’après le nombre de résiliations évitées. Les travailleurs de cette entreprise sont répartis en équipes, dans des centres différents, et on les met en compétition. L’équipe qui décline au classement voit la honte s’abattre sur elle, les primes diminuer. A l’intérieur de chaque équipe, les individus sont classés, aussi. Sohee est vingt-huitième. Autrement dit dernière. Elle doit s’améliorer. Elle reçoit des appels de vieux pervers, elle est en larmes, mais vas-y quand même Sohee. Le manager local est un type plutôt bien, qui comprend tout cela, qui aide Sohee, qui prend les appels les plus litigieux, et parfois, lui-même, craque. Ses craquages remontent la hiérarchie. Il est humilié en public et finit par se suicider. Des briquettes qui se consument à l’arrière de sa voiture, toutes vitres fermées. Sohee ne s’en remettra pas. La femme qui remplace le manager décédé est une peste qui fait régner la loi avec férocité. Quand arrive le moment du salaire, il s’avère qu’il est tout autre que ce qui avait été promis. Les primes ne sont payées qu’après plusieurs mois car la direction… attend que les employés aient démissionné pour ne pas les payer ! Les stagiaires ont signé en réalité des contrats doubles, un exemplaire « officiel » et un autre qui ne l’est pas et qui contient les « vraies » clauses.

Tout ici, respire les bulshit jobs, ces « boulots de merde » auxquels les individus sont contraints s’ils veulent « vivre ».

Tout cela conduit au drame, déshumanisation puis mort. Le film pourrait s’arrêter sur cette image de Sohee qui entre dans l’eau gelée d’un lac. A voir celle-ci, me venait à l’esprit la dernière image de Mouchette, le vieux film de Bresson, où la jeune héroïne se faisait rouler le long d’une pente, une fois, deux fois, avant de tomber elle aussi dans un lac (ou un cours d’eau). Signe de l’absolu désespoir dans un cas comme dans l’autre, image d’une jeunesse immolée, ici sur l’autel d’un capitalisme méprisable qui déploie du travail inutile pour sa seule survie.

Le film ne s’arrête pas là. Deuxième partie : l’enquête. Ce qu’elle apporte est un regard extérieur, celui d’une inspectrice qui tente de remonter la pente des responsabilités. Avec acharnement. Avec noblesse. C’est louable. Mais à quoi se heurte-t-elle, cette policière, si ce n’est à la dissolution des responsabilités ? L’entreprise est coupable en premier, certes, mais aussi l’école (horreur d’un système où les subventions d’État sont accordées en fonction du taux d’emploi garanti par l’école), et tous les petits fonctionnaires et bureaucrates qui doivent plier l’échine face à la loi inexorable d’un « système ». Une de ces fonctionnaires le dit bien à l’inspectrice : « nous n’allons pas nous engueuler. A quoi ça sert. Nous sommes logés à la même enseigne. Jusqu’où vous allez continuer votre enquête ? Vous aller attaquer aussi le Ministère de l’Education Nationale ? ». Elle pourrait dire aussi bien « vous allez attaquer le Capital ? ». Elle a malheureusement raison. C’est une machine qui broie espoirs et aspirations, ce ne sont même pas des hommes et des femmes (mis à part peut-être quelques « décisionnels » comme ce patron d’entreprise qui ose ici clamer : « c’est nous les victimes, dans cette affaire ! » sous prétexte que la presse commence à s’intéresser un peu au cas de Sohee) qui, eux-mêmes, sont broyés. Les larmes du professeur sont autant sincères que celles du jeune ami de Sohee qui n’est pas venu au rendez-vous parce qu’il était pris par un autre de ces bulshit jobs

Autre climat, autre tonalité dans Unrueh (Désordres), film de Cyril Schäublin. Autre époque surtout : nous sommes en 1877. Autre manière de filmer aussi, celle de July Jung était brutale, contemporaine, on y voyait le sang des tentatives de suicide (Sohee a essayé une première fois de se suicider en se tailladant les veines), dans les moments de bonheur, on y voyait les danseuses et les danseurs de hip-hop devant des miroirs où ils pouvaient contrôler leurs gestes, ils s’enregistraient et s’envoyaient des SMS et des video en streaming, on y voyait donc la technologie du XXIème siècle. La manière de filmer de Schäublin est autre, toute en douceur au contraire, en geste lents, paroles posées, humour légèrement décalé. L’invention encore récente de la photographie remplace la video regardée en streaming mais les gens adorent tout autant se faire photographier au moyen des premiers appareils à plaque sensible et à éclairs de magnésium. C’est devenu un luxe, on s’échange les plus belles photos, on en gagne aux loteries organisées par les associations.

En amont de la trajectoire qui nous a conduit à ce qu’on voit autour de Sohee, il y a cent cinquante ans donc, une des premières technologies à se développer, aux côtés de la photographie, a rapport au temps qu’il faut contrôler pour en faire l’instrument du machinisme dans ses toutes premières étapes. Il est difficile de réaliser aujourd’hui que l’on vivait à l’époque dans des temps différents… par exemple : le temps municipal, le temps de l’Église, le temps de la poste (du télégraphe) et celui de la fabrique. Un exploit avait été réalisé quand les gares de Bâle et de Lausanne avaient réussi à se synchroniser! Le film prend donc l’allure et la couleur de cette époque, les teintes sont pastels, les propos échangés sont doux et placides, les langues se mêlent, le français aux accents chantants du Jura bernois rencontre les intonations gutturales du Berntütsch (suisse allemand de la région de Berne), une petite colonie russophone ajoute à cela ses conversations en russe auprès des cascades d’eau qui font tourner les roues des usines. Quoi de plus bucolique ? Et c’est dans cette atmosphère bucolique que commence l’horlogerie suisse, que s’étalent de grandes usines (dont il demeure des restes aujourd’hui, comme la fabrique des Longines), et que la division du travail répartit le lot des employés en toute une série de petits travaux manuels hautement qualifiés, avec parmi eux l’emploi de régleuse, rempli principalement par les femmes (« à cause de leurs petites mains »). L’organisation du travail pointe déjà son nez : messieurs les ingénieurs circulent dans les rangs avec leurs chronomètres afin de mesurer le temps mis à exercer chaque tâche, les parcours sont chronométrés : en passant par la porte B1 et le corridor E4, vous gagnerez vingt secondes par rapport au trajet que vous suivez actuellement. Mais cette aube du capitalisme technologique est aussi contemporaine de celle du syndicalisme. A l’origine anarcho-syndicalisme. Les jeunes femmes échangent tout en travaillant. L’une demande à l’autre combien de pièces elle réalise en une journée, l’autre lui répond « cinq », « mais c’est encore trop » lui rétorque la première, moins on en fait moins ils nous en demanderont !

Le spectateur ne sait peut-être pas que ce lieu – Saint-Imier – où se déroule le film est l’endroit où s’était réunie, cinq ans auparavant, l’Internationale « anti-autoritaire », issue d’une scission de l’Association Internationale des Travailleurs où rayonnaient les figures rivales de Marx et de Bakounine. C’est parce que certains des premiers syndicalistes avaient refusé l’orientation marxiste, qui laissait déjà présager beaucoup de malheur en prétendant imposer une organisation de parti, qu’ils s’étaient réunis dans ce discret vallon du Jura afin d’y créer une « Fédération jurassienne ». Les anarchistes de cette époque disposent de leur journal, de leur réseau qui s’étend aux quatre coins du monde : Baltimore, Barcelone, Naples, l’Amérique du Sud et même la Chine… Lors des réunions au cercle ouvrier (on verra encore cette enseigne « cercle ouvrier » au fronton d’un bistro de Renan) on lit les messages qui sont envoyés de tous ces coins du monde. Des collectes sont organisées pour aider les travailleurs en grève aux Etats-Unis aussi bien qu’en Espagne ou en Italie. Des anarchistes étrangers viennent s’installer un temps au pied des collines. Parmi eux : un jeune homme doux et beau dont la régleuse Joséphine tombera amoureuse : un certain Piotr Krotopkine. Qui télégraphie ses messages de soutien vers l’Amérique en passant par la postière experte en maniement du morse.

Des oppositions se marquent dans cette petite ville, évidemment, mais elles s’expriment de manière feutrée et polie. Un pays égale une nation égale une patrie ? C’est ce que pense l’aile droite, représentée par le directeur de l’usine, Monsieur Roulet, candidat aux élections cantonales, alors que les anarchistes pensent, eux, qu’un pays n’est jamais que le territoire où vivent des gens. Les premiers chantent l’hymne suisse première version, celle qui reprend l’air du God Save the King et qui commence par les paroles « ô monts indépendants », les seconds ont leur propre hymne, qui exalte les vertus du travail libre et clame que « les ouvriers n’ont pas de patrie ». Certes, les premiers l’emportent et Joséphine Gräbli, la jeune régleuse, est virée de son poste pour appartenance à la Fédération anarchiste. Mais une graine est semée. L’idée anarchiste persiste, qui sait… jusqu’à aujourd’hui (la ville de Saint-Imier garde des traces des événements qui s’y sont déroulés et des illustres voyageurs qui l’ont visitée, notamment un monument au centre de la place).

C’est donc un film exceptionnel qu’a réalisé Cyril Schäublin dont on devine l’attachement familial à ce passé, film de peu de moyens : les mêmes décors reviennent sans cesse, les mêmes murs et enseignes, les mêmes rails de chemin de fer et cimes des forêts, les dernières doucement remuées par une brise printanière (dommage que la neige ne vienne pas encore plus atténuer les angles du décor comme on s’y attendrait pourtant en cette région souvent enneigée). La séquence terminale est empreinte d’un doux romantisme (bien germanique – on pense à Goethe et à Stifter, à Handke aussi) : on y voit Joséphine expliquer à Piotr, au cours d’une promenade chronométrée en forêt (Kropotkine est là aussi pour dresser une nouvelle carte géographique des lieux et mesure les distances au moyen du temps mis à les parcourir), le fonctionnement d’une montre. Morceau d’anthologie pour des déclarations d’amour insolites…

gare de Saint-Imier aujourd’hui

Pensée pour les membres de ma belle-famille qui ont travaillé dans ce décor, ont été eux aussi travailleurs horlogers aux Longines, ont parfois, comme mon beau-père, été envoyés en divers endroits pour y chronométrer des événements sportifs (ainsi des JO de Grenoble de 1968, sur lesquels ledit beau-père avait des choses savoureuses à raconter), et pour la tante Rolande, de Tavannes, qui, justement, était régleuse, et est décédée à l’âge de 94 ans, fin mars dernier.

Une précision : « Unrueh » est un mot suisse allemand qui désigne à la fois le balancier de la montre et l’agitation, le désordre (allemand : « Unruhe »), d’où la traduction assez imparfaite en français par « Désordres » (titre avec lequel le film passe dans les cinémas français).

Pour en savoir plus sur l’anarchisme en Suisse dans les années 1870 : le merveilleux roman épique de Daniel de Roulet (lui-même natif de cette région) : Dix petites anarchistes (ed. Buchet-Chastel). Où dix ouvrières quittent leur région (plus ou moins contraintes) pour s’installer quelque part dans le vaste monde : d’abord en Patagonie (Punta Arenas) puis le nord du Chili, l’île Juan Fernandes et, finalement Buenos Aires, essayant d’y faire vivre des communautés régies par les principes de l’anarchie. Captivant et très instructif.

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La forme d’une ville change plus vite, hélas…

Pour qui n’y vit pas chaque jour, venir à Paris reste une aventure captivante. Les découvertes sont inépuisables. Nous sommes à l’épreuve d’une réalité changeante, qui nous donne perpétuellement la sensation de nous déplacer autant à l’intérieur de nous-mêmes qu’au sein de l’espace extérieur. Les rues changent, les immeubles se modifient, des événements surgissent. Nouveaux spectacles, nouvelles expositions, nouvelles rencontres. L’humanité est décidément si riche. Pris dans le mouvement et le plaisir, nous en oublierions la réalité d’une ville complexe, livrée aux appétits marchands, aux intérêts privés et à un accaparement des richesses par une classe possédante hyper-décomplexée. J’entendais hier sur une chaîne de radio parler de la main mise du Grand Capital sur Paris, illustrée par l’exemple de la Samaritaine, ce bel immeuble près du Pont-Neuf qui hébergeait jadis un grand magasin « où l’on trouvait tout » et qui était fréquenté principalement par les classes populaires, aujourd’hui repris par LVMH, où l’on ne vend plus que les objets de luxe habituels qu’on voit dans les aéroports. On pourrait dire « où l’on trouvait tout et où désormais l’on ne trouve rien » car, la belle affaire, n’est-ce pas qu’un sac Louis Vuitton ? On ne peut même plus parler « d’embourgeoisement » de la capitale, disait l’écrivain Jean-Christophe Bailly. On va à l’ex-Bourse du Commerce, et on passe chez un autre milliardaire. Un des plus beaux bâtiments Louis XIII de Paris, rue de Sèvres, ex-hôpital Laënnec, est devenu propriété de monsieur Pinault, et depuis, on n’a plus le droit de l’admirer qu’à distance. Et ainsi de suite. Les milieux qui sont en dehors de cette élite dirigeante sont rejetés à la Périphérie. Heureusement, il en reste encore un peu. Allant voir de nouveaux amis pour parler avec eux de subtilités théoriques concernant la critique de la valeur qui trouve son origine chez Marx (cf. mes billets antérieurs sur Moishe Postone), je tombe sur un quartier où fleurissent encore des immeubles modestes érigés au fond de jardins calmes, auprès de boutiques et restaurants d’origine asiatique : c’est la porte de Choisy. Quand j’en sors, je suis au métro Tolbiac… comme un rappel des romans de René Fallet qui ont donné lieu depuis à de jolies BD dues à Tardi (Brouillard au pont de Tolbiac).

Certes, tout n’est pas si clair, si dichotomique, le « peuple » d’un côté, « l’élite » de l’autre. Il y a des mélanges, des lieux que l’on ne saurait définir, où l’on sent bien l’emprise de l’argent, mais mêlé à d’autres choses, comme l’art, qui n’est pas que valeur-argent. J’avais rendez-vous au « Village Suisse », drôle de nom pour un endroit qui n’a à voir ni avec un village ni (encore moins!) avec la Suisse, regroupement, au bas d’immeubles modernes, de galeries et de magasins d’antiquités. J’étais en lien électronique avec une propriétaire de galerie, laquelle porte son nom (Cécile Dufay) et j’avais envie de rencontrer cette dame dont je recevais périodiquement les annonces d’expositions temporaires, et qui avait, entre autres artistes, exposé des tableaux de Lucie Geffré, pour qui l’on connaît mon attachement en tant que peintre. La galerie était minuscule, à peine vingt mètres carré, mais n’est-ce pas assez déjà pour faire miroiter des œuvres de talent ? Il y avait là, en stock (puisque l’exposition était terminée) quelques tableaux que je désirais voir, propres au style si caractéristique de l’artiste franco-espagnole. Portraits d’individus absents ou qui donnent l’impression de l’être (l’un d’eux avait même son œil gauche parti ailleurs…), animaux qui filent dans la nature, la tête basse ou vautrés dans une herbe pastel, une chouette énigmatique qui avait tout de celle de Minerve, et toujours ces mains dessinées avec une incroyable délicatesse, qui me ramènent encore à des comparaisons avec les plus grands (Caravage, Goya, Velasquez). Mais la galeriste tenait à me faire découvrir d’autres artistes, et ce qu’elle avait en magasin m’a vraiment touché. Ainsi d’Annick Mischler dont j’avais déjà vu quelques œuvres via Internet, caractérisées par une évanescence due à des blancs mis en réserve donnant des impressions de films négatifs, la négativité servant ici à nous questionner: « comment, aujourd’hui, alors que nous avons perdu toute innocence, vivre de façon digne et respectueuse dans le monde ?» dit Cécile Dufay, elle-même, en commentaire de cette oeuvre qu’elle expose. Ou bien de Makoto Muranaka, dessinateur spontané, ex-rocker produisant sur des feuilles A4 et à l’acrylique, des dessins de personnages joyeux qui interrogent le regardeur. Cécile Dufay parle de « roman graphique », de « journal en images », elle parle de son obsession à dessiner avec véracité. Petites aquarelles, peintures étranges d’un amateur de monde aquatique, tout cela se mélangeait dans l’univers minuscule et hors-temps de cette galerie parisienne tenue par une femme qui semblait être prête à tout sacrifier pour faire vivre son métier et son art, qui n’accepte un artiste que lorsqu’elle a quelque chose à dire sur lui ou elle. Elle disait qu’elle aimait être en ce lieu parce que n’y venaient, selon elle, « que des esthètes ». Elle employait le mot comme d’autres auraient dit « poètes ». Je n’ai pas objecté que, selon moi, chacun est « esthète » au sens où il est potentiellement séduit par la beauté, et qu’il n’est pas de caste particulière peuplée de gens que l’on dirait « esthètes ». Tout est une question de diffusion des produits de l’art et d’éducation artistique. Il faut que l’art s’ouvre, et nous ouvre des voies vers des perceptions inconnues. De retour dans la Drôme avec notre petite fille (14 ans), férue de dessin, nous visitions, le samedi suivant, l’exposition de carnets de voyage organisée chaque année par l’association Vent Debout à Suze-la-Rousse, occasion de vérifier cette aptitude de l’art à toucher tout le monde avec Ophélia Lebrat Diallo, autrice d’un carnet du voyage accompli non pas par elle, mais par son mari, un émigrant venu du fin fond de la Gambie et ayant parcouru des milliers de kilomètres pour atteindre la Sicile… Ses dessins parlaient mieux que tout récit (elle a obtenu le prix Médecins sans Frontières du Festival de carnets de voyage de Clermont-Ferrand) et ainsi avaient le pouvoir de susciter de riches échanges entre l’autrice et son public, portant sur l’inter-culturalité. Preuve que des perceptions nouvelles peuvent apparaître par le biais de l’art (je n’entends pas ici par perception seulement la perception visuelle, superficielle, telle qu’elle se manifeste dans la contemplation d’une forme, mais, la perception que nous en tirons avec le cœur et la pensée).

oeuvres de: Murakana (les deux premières), Annick Mischler et Lucie Geffré (en bas à gauche)

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Mais revenons à Paris, et à ses contrastes, de spectacles, d’architectures autant que de populations. D’où résultent tant de confusions. Parfois, nous ne savons plus très bien où nous sommes, ni ce que nous faisons (une autre petite fille, un jour, au cours d’une visite d’exposition un peu ardue : Dis, qu’est-ce qu’on fait, ?). Exposer Jean-Michel Basquiat chez Louis Vuitton par exemple… Cela sonne comme une exemplification des propos de Walter Benjamin sur la culture, à la fois génie et barbarie (dans les Thèses sur l’Histoire). Ici le génie de Basquiat (et de Warhol) avec la barbarie du grand capital financier dont nous parlions plus haut. Epoustouflante exposition, si immense que l’on finit par ne plus rien voir tant chaque œuvre sollicite de notre part un effort intense de réception et d’analyse, où il est question du racisme vécu par le peintre dans sa chair, mais visitée seulement par une population blanche, où les noirs présents sont, tous, sans exceptions, ceux qui occupent la position de gardiens…

C’est devenu un cliché de le dire, mais la critique du capitalisme (à laquelle se livre Basquiat sans interruption) est un sujet dont le capitalisme se repaît avec délectation (il y a à dire beaucoup là-dessus, en réalité, y compris à se demander jusqu’où va cette délectation, à quel moment se fait sentir une contradiction interne…).

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Dans le monde du théâtre, les choses semblent aller de même, la réalité est disparate, les publics sont distincts et il n’est pas certain que tout le monde vienne chercher la même chose. Au lumineux spectacle donné au Théâtre du Vieux-Colombier avec la troupe de la Comédie Française, intitulé Théorème, je me sens un cœur à aimer toute la Terre, qui est une rencontre entre Pasolini et Molière, répond, dans une salle d’un autre quartier (Palais-Royal), la pièce pleine de stéréotypes propres à contenter un public bourgeois qu’est Edmond, d’Alexis Michalik, bâtie sur la biographie d’Edmond Rostand.

Théorème – Je me sens un coeur à aimer toute la terre – photo Vincent Pontet

Nous avons aimé l’une, car portée par une glorification du désir et servie par un bel enthousiasme juvénile (mis en scène par Emilie Prévosteau et Admine Adjina sur un texte d’Admine Adjina) propre à faire exploser les cadres d’une société qui rechigne aux changements. Acteurs et actrices y sont remarquables de justesse et d’allant. Danièle Lebrun bien sûr, la plus connue, qui joue le rôle de la grand-mère, mais aussi les parents : Coraly Zahonero et Alexandre Pavloff, celle qui est embauchée pour aider la grand-mère : Claïna Clavaron, les deux enfants, le fils : Adrien Simion et la fille : Marie Oppert et puis le garçon qui débarque pour bouleverser ce petit monde, ici joué par Birane Ba, qui ne ressemble pas à Terence Stamp mais qui n’en illumine pas moins la pièce par sa beauté et sa douceur. On connaît le film de Pasolini : un jeune homme, sorte d’ange laïc, est introduit dans une famille plus que bourgeoise, dont le père est un industriel plein de stress et de principes rigides, la mère souffre de frustration sexuelle, le fils se veut artiste (ici réalisateur de vidéos) et la fille (autrefois Anne Wiazemski) est elle aussi pleine de rêves d’absolu. Dans la mise en scène de la Comédie Française, en plus, la fille veut être comédienne, d’où la rencontre avec le Don Juan de Molière et l’extraordinaire scène où, voulant donner la réplique à cette fille, Nour, la « domestique » dit le monologue d’Elvire. C’est beau et touchant, c’est aussi emprunt de références à l’actualité. On comprend vite que le père se laisse séduire par l’extrême-droite, et la pièce se termine dans un temps à peine futuriste où l’image de Marine Le Pen s’étale (elle s’est peinte une lèvre en bleu et l’autre en rouge). En chemin, le garçon qui fut introduit dans la maison par la grand-mère (la première à être séduite) aura donné du plaisir et assouvi les désirs cachés de tous les membres de la famille. Le cas du père est traité avec beaucoup d’humour, une caméra le filme et en même temps sont projetés ses mots et ceux qui décrivent la situation dans un épisode à la fois burlesque et cru. Les jeunes de banlieue qui étaient venus accompagnés de leur professeure riaient sous cape et leur accompagnatrice était un peu gênée, pourtant il n’y avait là rien de grave. La pièce évoquait la mort de Pasolini (« on a trouvé un poète mort assassiné sur la plage »), fort symbole pour tous ceux qui ne sont toujours pas revenus des scandales qui agitaient l’Italie des années 70.

Je ne serai pas aussi long sur l’autre, Edmond, de Michalik, qui repose sur les ficelles d’un théâtre de boulevard qui ne sont plus de mise : ricanements homophobes, propos sexistes, clichés (les proxénètes, propriétaires des « Belles poules » (!) ne peuvent être que corses, sont joués par des comédiens qui imitent donc l’accent corse de manière caricaturale, le personnage de Maurice Ravel est campé en « vieille folle » etc.). Cela n’honore pas le théâtre, sent le rance et n’est pas propice au développement de la sensibilité des spectateurs. On y voit en quoi consiste une conception bourgeoise de l’art et du spectacle : se contenter de remuer les clichés du passé de manière que les rapports de propriété et de filiation ne soient jamais interrogés et les désirs cantonnés à des antichambres de bordel.

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Benjamin et Gödel à l’époque de la mécanisation

Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (ou de sa reproduction mécanisée selon les traductions), dont nous parlions la semaine dernière, Benjamin a abordé la comparaison du théâtre et du cinéma. Sans doute pensait-il là encore à une inévitable supériorité du second en ce qu’il permettait de multiplier les points de vue là où le premier n’en a qu’un seul. Et cette critique va de pair avec celle de la peinture, le peintre, pour Benjamin, ne voyant lui aussi que sous un angle. Hypothèse contredite par de nombreux exemples de l’art moderne et contemporain : Kokoschka, dans ses paysages et en particulier ses panoramas de villes, a introduit plusieurs points de vue simultanés sur la même toile, et Hockney, dont on peut voir en ce moment une superbe exposition à Aix-en-Provence, les a multipliés, l’exposition se nommant d’ailleurs : Moving Focus (c’est le transport à Aix de la collection de la Tate Gallery).

En ce qui concerne le théâtre, celui-ci a su vite réagir à la critique que l’on pouvait lui faire en adoptant la technique désormais très répandue de l’image vidéo qui permet d’introduire sur scène une simultanéité qui faisait défaut au théâtre classique.

David Hockney – Moving Focus

Là où un doute s’introduit, c’est au sujet du rapport aux masses, là encore. Les masses beaucoup plus importantes de participants ont provoqué une transformation du mode de participation, dit Benjamin, parlant du film. Le spectacle cinématographique est vu, à son époque en tout cas, comme ne demandant pas d’effort de participation. La grande différence avec les autres arts réside selon lui en ceci qu’au cinéma, comme en architecture, « la masse distraite fait entrer en elle l’œuvre d’art » (alors qu’en peinture, par exemple, c’est le spectateur qui entre dans l’œuvre, voire s’y abime comme l’illustre l’anecdote tirée d’un récit chinois de 700 avant J.C. dû à Wu Tao-Tzu (la porte à flan de montagne était si bien peinte que le spectateur l’ouvrit et disparut à tout jamais)). L’art cinématographique imprègne son spectateur sans qu’il s’en rende compte, idéal qu’ont conçu les empereurs et les régimes fascistes afin de mieux canaliser les aspirations des foules, qui s’exprimeraient ainsi sans porter préjudice aux rapports de propriété.

De nos jours, il semble que les enjeux se soient un peu déplacés : le cinéma ne manque pas d’œuvres produites de haute réflexion, où le spectateur peut s’absorber tout autant que l’admirateur du tableau et on peut revoir certains films plusieurs fois sans s’en lasser, contemplant à chaque vision un détail de mise en scène, de prise de vue ou de cadrage.

Par ailleurs, la massification se produit aussi au théâtre, mais elle pose alors d’autres questions, plus en lien avec la valeur économique du spectacle, non abordée par Benjamin.

Quel était le prix d’une place au temps des Grecs ? Ou même cette question avait-elle un sens ? Fallait-il payer pour assister à un spectacle dans un théâtre antique ?

Le Théâtre Populaire, tel qu’il fut en grande partie inventé à l’ère moderne par Jean Vilar, visait à la gratuité. Si cela s’avérait impossible par faute de moyens, des subventions d’État ou de région étaient accordées et les comités d’entreprise des usines de banlieue affrétaient des cars entiers d’ouvriers pour aller applaudir Gérard Philippe, Georges Wilson, Maria Casares ou Christiane Minazzoli au TNP. Aujourd’hui, une place dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes coûte le prix d’un repas dans un restaurant gastronomique, et pourtant, en arracher une relève de l’exploit, il faut se connecter des heures avant l’ouverture des réservations pour s’en procurer une. Un tel phénomène aurait sans doute fait réfléchir Benjamin. Signe sans doute d’une sacralisation particulière du théâtre : chacun voudrait y être parce que rien ne remplacerait le comédien en chair et en os sur scène, ici l’équivalent de l’œuvre d’art originale dotée de son « aura », et en même temps augmentation de valeur dans un monde où prime la valeur marchande sur toute autre forme de valeur : la « place de théâtre » est devenue une valeur transformée en une certaine forme d’argent. Le billet de banque d’autrefois était supposé pouvoir être échangé contre une certaine masse d’or ou de produit précieux, comme le billet d’entrée peut l’être aujourd’hui contre une somme de talents et de jeux d’acteur. Jusqu’à ce qu’un jour peut-être, l’équivalent-or disparaisse comme il l’a fait pour les billets de banque, et qu’on s’échange des billets de spectacle n’ayant plus comme contrepartie que de vagues souvenirs d’acteurs ayant réellement existé (ceci est une utopie bien sûr, et ne doit pas être complètement pris au sérieux).

La troupe du TNP en 1958, où on reconnaît Georges Wilson, Jean Vilar, Philippe Noiret, Gérard Philippe, Maria Casares etc. photo d’Agnès Varda

Un lecteur de ce blog, que j’ai rencontré dernièrement à Paris, me demandait si Benjamin aurait pensé quelque chose de ce qu’il advient aujourd’hui avec les « succès » de ce qu’on nomme, par abus de langage, « Intelligence Artificielle » (abus car, on le sait tous, il y a peu de choses à voir là-dedans avec la vraie intelligence). Bien sûr, Benjamin ne pouvait avoir une vision s’étendant jusque là. On peut néanmoins se poser la question. A y réfléchir, sommes-nous si loin de ce que le philosophe a caractérisé comme « reproduction mécanisée » (ou « reproductibilité technique » comme semble avoir été une meilleure traduction du titre de l’essai, la première ayant été préférée par Klossowski et Horkheimer pour des raisons conjoncturelles) lorsque nous voyons les résultats dus à cette IA ? Prenons l’exemple de la fameuse photographie « ayant obtenu le premier prix aux Sony World Photography Awards». Cette photo est issue de la reproduction mécanisée non pas d’une photo voire de quelques-unes, mais de pixels ou de groupes de pixels extraits de leur contexte et recomposés pour donner finalement une image qui correspond simplement à un certain standard actuel en matière de photographie en noir et blanc. Il s’agit donc bien de « reproduction ». Où s’y trouve réellement l’élan créateur ? Où est le germe de l’œuvre, pour ne pas parler de l’aura benjaminienne ? Il en va de même, semble-t-il, dans le domaine littéraire. Qu’une machine produise des « poèmes » n’a rien pour nous surprendre : une certaine conception routinière de la poésie a en effet évolué vers l’engendrement de formes finies construites à partir d’éléments de lexique et de fragments syntaxiques somme toute assez réguliers que peut fort bien reproduire une machine.

Pour un peu, ces expériences auraient ceci de salutaire qu’elles nous obligeraient à nous interroger sur la valeur et la nouveauté de nos démarches en matière de « création ». La plupart des soi-disant créations ne seraient-elles pas reproductions de stéréotypes ?

Il existe un domaine qui pourrait nous en dire long sur ce sujet (celui de nos peurs en face des menaces que ferait peser sur nous l’envahissement par les techniques informatiques). Et nous aurions pu et du y penser plus tôt. Dans quel domaine si ce n’est celui de la création mathématique s’est en effet posé, et cela de la manière la plus sérieuse, la question de l’intervention de la mécanisation ? La plupart de ceux et celles qui se penchent sur les ravages potentiels causés en littérature ou en art l’ignorent, et cela est bien dommage, mais dans ce domaine-là, la question a été résolue sans appel : la démonstration mathématique n’est pas entièrement mécanisable, et cela ne résulte pas d’une observation empirique, ni d’une « opinion » mais d’un théorème établi de manière indiscutable connu sous le nom de Théorème d’Incomplétude de Gödel. Si on se replace dans le contexte du début du XXème siècle, celui d’un scientisme ravageur qui prétendait qu’un jour tout serait démontré comme étant vrai ou faux, on aperçoit Hilbert posant la question des questions : si l’on pouvait exprimer le savoir mathématique sous forme d’expressions syntaxiques dotées de règles strictes d’assemblage et susceptibles d’avoir entre elles des relations de déductibilité mécanisables, serait-il possible alors d’avoir une sorte de machine qui permettrait de calculer toutes les expressions vraies d’une théorie donnée ? Dans les années trente et suite aux travaux de Turing et de Gödel, la réponse tombe, inexorable : c’est non. Quelle que soit la théorie axiomatisée que l’on pourrait construire en ces termes et qui engloberait au minimum l’arithmétique (la théorie des nombres entiers), il existerait nécessairement dans cette théorie au moins une proposition qui serait vraie et pourtant indémontrable, c’est-à-dire non dérivable au moyen de la procédure mécanique. Et cela n’est pas une histoire de type de machine, de capacité mémoire ou d’une quelconque propriété technique perfectible : la démonstration ne fait référence à rien de tel, elle est aisément abordable même pour un néophyte ou quelqu’un n’ayant pas une très grande culture mathématique, elle est une variante des questions déjà posées dans l’Antiquité à propos de l’auto-référentialité (énigme du Menteur) et se trouve à jamais inscrite dans toutes nos tentatives d’axiomatisation. Gödel solde ainsi pour l’éternité le glas des espoirs mis dans l’existence d’une machine qui achèverait complètement le savoir mathématique. On peut s’en servir comme modèle relativement à nos interrogations sur la prétendue capacité des machines à se substituer à l’humain.

Kurt Gödel

Probablement Benjamin n’était pas informé des travaux de Gödel (bien que son ami Gershom Scholem le fût probablement), on peut néanmoins s’étonner du parallélisme de deux questionnements, « L’œuvre d’art au temps de sa reproduction mécanisée » pouvant bien paraître comme un écho à « l’œuvre mathématique au temps de la preuve automatisée »…

NB : ceci ne doit évidemment pas être lu comme une intention d’exporter un résultat mathématique en dehors de son champ d’application, chose dont on doit se méfier au premier chef si l’on veut éviter les excès et les malentendus dont se sont rendus coupables certains auteurs du champ des sciences sociales (Régis Debray par exemple). Il s’agit seulement de donner un exemple de domaine où la « création » peut être, certes aidée par l’outil informatique (théorème des quatre couleurs etc.), mais en aucun cas substituée par le travail des machines.

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Benjamin: l’art à l’époque de sa reproduction mécanisée

Le livre de Bellanger nous entraîne vers d’autres lectures. Walter Benjamin, Theodor Adorno, Max Horkheimer… parmi les plus grands penseurs du XXème siècle, ceux qui ont voulu le plus, et le mieux possible, cerner leur époque. Bellanger ne manque pas d’affirmer qu’en fin de compte, Benjamin se tourne davantage vers la sociologie que vers la philosophie. Les personnages fictifs qu’il nous offre, sans doute faut-il les concevoir comme des facettes multiples du personnage Benjamin. « Il m’a alors expliqué cette chose étrange […] que Walter Benjamin n’était plus un philosophe […] qu’il s’était sociologisé, dissous dans quantité d’objets de pensée trop disparates pour rentrer dans un quelconque système » (Lettre de Lisel Paxmann à Werner Haber, 18 juillet 1932). C’est Adorno qui est censé s’exprimer ainsi au cours d’un séminaire auquel assiste la jeune étudiante. Il dit aussi que le point de vue de Benjamin est celui du collectionneur, mais il est impossible de tout collectionner, de tout voir, de tout ramasser dans une même énumération infinie, allant du plus infime au plus gigantesque. C’est pourtant là ce qu’auront tenté de faire ces sortes de prophètes qui ont été les contemporains des premières grandes inventions qui ont bouleversé notre rapport au monde.

L’un des textes les plus connus de Benjamin est L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Il y aborde la question du cinéma, le rôle des stars, ce que cela fait à une œuvre d’art de pouvoir être reproduite autant de fois que l’on veut. Il y introduit une notion bizarre – bien peu scientifique, bien peu « marxiste » à vrai dire – celle d’aura. Ce texte peut paraître dépassé aujourd’hui, ce qu’Adorno nommera « les industries culturelles » ayant depuis longtemps envahi notre esprit jusqu’à constituer le substrat matériel concret de notre idéologie courante. Cinéma puis télévision (que Benjamin n’a pas connue) et enfin Internet, réseaux sociaux, tout cela mériterait sans doute une analyse critique mise à jour. On peut cependant essayer de se servir des analyses benjaminiennes comme points de départ, ou faute de mieux.

« Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible », commence l’auteur. Ce que l’on a fait une fois, on peut bien le faire une deuxième… On a toujours pu copier une œuvre, parfois la reproduire au moyen de techniques diverses, gravure, lithographie, mais en ces cas-là, il fallait que le reproducteur y mît du sien. Autre chose arrive avec la mécanisation, la photographie par exemple qui permet presque à l’infini le tirage des épreuves et donc la dispersion de l’œuvre dans tous les recoins du monde. Déjà, L’Angélus de Millet au siècle dernier décorait les salles à manger de nos grands-parents ayant gardé un pied dans le monde paysan quand bien même ils seraient partis en ville pour y devenir ouvrier d’usine, petit fonctionnaire ou imprimeur. Œuvre répétée, issue d’un original enfoui dans les limbes de la mémoire, ceux qui en possédaient une reproduction ne se faisaient guère idée de l’original, en tout cas n’envisageaient jamais un seul instant d’aller y voir de près. La reproduction ressemblait-elle d’ailleurs à ce point à l’original ? Nul n’en savait rien et cela n’avait pas d’importance. Benjamin, lui, y voit de l’importance : « A la reproduction même la plus perfectionnée d’une œuvre d’art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve ». Bien sûr, dès que l’on reproduit une œuvre, on gagne quelque chose : son extension dans le monde, d’autres personnes que son propriétaire vont pouvoir en jouir, mais aussi, on perd immédiatement autre chose : son unicité, son enracinement dans un contexte bien particulier et même pourrait-on presque dire son sens. En tout cas, ce que Benjamin nomme son « aura ». Lequel sens (ou aura) ayant souvent coïncidé au départ – pensons aux Dieux et aux déesses de l’Antiquité grecque ou aux statuettes de l’art africain – avec les objets de rites. La valeur unique de l’œuvre d’art « authentique » a sa base dans le rituel, dit Benjamin. On pourrait penser que cela ne s’applique qu’aux œuvres anciennes ou aux arts premiers, or le philosophe apporte ici une remarque éclairante quant au destin de l’art moderne : « lorsqu’à l’avènement du premier mode de reproduction vraiment révolutionnaire, la photographie (simultanément avec la montée du socialisme), l’art éprouve l’approche de la crise, devenue évidente un siècle plus tard, il réagit par la doctrine de l’art pour l’art, qui n’est qu’une théologie de l’art. C’est d’elle qu’est ultérieurement issue une théologie négative sous forme de l’idée d’art pur, qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais encore toute détermination par n’importe quel sujet concret. En poésie, Mallarmé fut le premier à atteindre cette position ». Il me semble ici que Benjamin touche à ce que nous percevons parfois dans la réception d’une œuvre, même contemporaine, d’unique et d’authentique : une sorte de rapport au sacré, un sacré profane bien entendu. Et cela, bizarrement, ne viendrait à notre conscience que par la comparaison que nous faisons instantanément avec une reproduction de la même œuvre. La reproduction inscrit l’œuvre dans la marchandise, dans la répétition du même qui, inévitablement, détruit le surgissement du sacré, qu’il s’agisse d’un Rembrandt, d’un Goya ou d’un Picasso. Seuls les artistes contemporains qui croient malin d’inscrire immédiatement leur produit dans le mécanisable et le reproductible à l’infini ratent cet effet, mais peut-on encore les dire artistes ?

Il serait possible, dit encore Benjamin, de représenter l’histoire de l’art comme l’opposition de deux pôles de l’œuvre d’art même, et de retracer la courbe de son évolution en suivant les déplacements du centre de gravité d’un pôle à l’autre. Ces deux pôles sont sa valeur rituelle et sa valeur d’exposition. (ce que j’appelais extension un peu plus haut) Il donne l’exemple : « L’élan que l’homme de l’âge de la pierre dessine sur les murs de sa grotte est un instrument de magie, qu’il n’expose que par hasard à la vue d’autrui ». Voilà bien sûr une idée à laquelle nous ne réfléchissons guère : qu’au départ des œuvres ne soient pas faites pour être vues. Il cite aussi les détails de certaines cathédrales, ou bien certaines Vierges qui restent voilées pendant presque toute l’année. Je me souviens d’un photographe qui exposait à Arles et dont l’œuvre photographique était enfermée dans des boîtes que le visiteur était prié de ne pas ouvrir (ce qu’il ne manquait pas de faire, évidemment, ce qui ouvre sur une réflexion concernant les rapports de l’œuvre non seulement avec le visible et le caché mais aussi avec l’offre de transgression). Si une forme d’art des origines occupe plutôt le pôle rituel, ne se livrant à l’exposabilité que par accident, c’est la reproductibilité technique qui propulse l’œuvre vers le deuxième pôle, l’exemple le plus parfait, aux yeux de Benjamin, étant le cinéma. Il n’y a pas ici « d’original » que l’on reproduirait, d’ailleurs, mais d’emblée, reproduction d’une scène prévue et planifiée pour cette reproduction. Il n’y aurait pas de sens ici à rechercher l’original, point de rituel ni de sacré donc… à moins de transformer en personnages de culte les acteurs eux-mêmes qui deviennent alors littéralement objets de vénération, c’est le star-system. Qui devient sacré et s’identifie à un culte. « L’aspiration de l’individu isolé à se mettre à la place de la star, c’est-à-dire à se dégager de la masse, est précisément ce qui agglomère les masses spectatrices des projections. C’est de cet intérêt tout privé que joue l’industrie cinématographique pour corrompre l’intérêt original justifié des masses pour le film ».

Benjamin en vient aussi à explorer les différences entre théâtre et cinéma, et entre cinéma et peinture. Dans le contexte de son époque et suivant son analyse, rien d’étonnant à ce que le cinéma l’emporte sur la peinture : « le peintre est à l’opérateur ce que le mage est au chirurgien », où bien sûr, le chirurgien l’emporte sur le mage car il sait user d’un appareillage qui a cette faculté, grâce au montage, de se faire oublier. L’image du peintre est totale, autrement dit naïve, face à celle du cinéaste qui est faite « de fragments multiples coordonnés selon une loi nouvelle ». On sent évidemment l’enthousiasme du philosophe pour ce mode nouveau de perception du réel. La peinture n’aurait jamais eu, selon lui, ce contact avec les masses que possède le cinéma. « La reproduction mécanisée de l’œuvre d’art modifie la façon de réagir de la masse vis-à-vis de l’art. De rétrograde qu’elle se montre devant un Picasso par exemple, elle se fait le public le plus progressiste en face d’un Chaplin ». Ces mots nous étonnent, nous qui avons oublié un peu Chaplin, mais qui ne saurions oublier Picasso un seul moment de notre existence présente. Benjamin ici n’a pas pris conscience d’une différence importante qui joue en art, et en particulier dans l’art soumis à reproduction mécanisée, si la notion de progrès semble absente de la peinture (car ce qui fait la différence d’un peintre contemporain à un plus ancien n’est pas l’amélioration d’une technique à moins de se reporter à l’époque ancienne où fut introduite la technique de l’huile qui devait révolutionner l’art de la Renaissance, mais simplement une inventivité de forme qui n’est pas à vrai dire toujours nouvelle puisqu’on pourra toujours dire que l’on avait trouvé des traces du cubisme bien avant qu’il ne fût « inventé » par Braque et Picasso), elle est (hélas?) fortement présente au cinéma où il n’est pas rare que face à un « chef d’œuvre » ancien, nous ressentions une déception assortie du commentaire : « ça a (mal) vieilli ». Ce n’est jamais le cas en peinture, pour ce qui concerne en tout cas les grands artistes. Caravage est aussi « contemporain » que Basquiat. Or, pour Benjamin encore, « le tableau n’a jamais pu devenir l’objet d’une réception collective, ainsi que ce fut le cas de tout temps pour l’architecture, jadis pour le poème épique, aujourd’hui pour le film ». C’est qu’il n’a pas eu le temps de voir les foules se masser à l’entrée des rétrospectives. Vermeer était sans doute le peintre le plus confidentiel de son temps et on ne peut guère imaginer qu’on ne contemple ses œuvres en étant plus d’une personne à la fois… Or, l’exposition actuelle qui se tient à Amsterdam n’a plus de place à vendre depuis longtemps, sans doute des millions de visiteurs vont se presser en face de la laitière ou de la femme à la lettre, et le fameux petit pan de mur jaune n’aura jamais vu autant de regards s’attarder sur lui. Comment expliquer ce phénomène ? Plusieurs hypothèses se présentent à nous. La plus « optimiste » consiste à affirmer que les masses réagissent à la mécanisation de la reproduction par une envie furieuse de revenir au sacré de l’art : voir enfin les originaux, communier avec eux. Cette part de sacré dont on parlait plus haut n’aurait jamais disparu, c’est elle qui s’empare de nous quand nous voyons une œuvre dans sa version originale et encore plus quand nous voyons cette œuvre dans le lieu même pour lequel elle fut conçue, comme nous en avons reçu l’émotion encore récemment, visitant Rome, face à ces Caravage installés au fond des chapelles, à Saint-Louis des Français, à Saint Augustin ou à Sainte Marie du Peuple. La plus « pessimiste » consisterait à dire que ce qui attire les foules serait plutôt, au contraire, de l’ordre de la valeur. C’est la valeur des œuvres qui nous attirerait, celles qui sont le plus cachées étant celles qui en ont le plus (hypothèse en partie justifiée par ces pratiques qui nous révulsent, nous qui sommes naïfs, de mettre dans des coffre-forts des œuvres magistrales qui ont été achetées des milliards), valeur extrême causée par l’unicité, celle qu’une marchandise ordinaire n’atteindrait jamais, qui fait figure d’exception confirmant la règle du monde-marchandise. Ou peut-être me dira-t-on, il s’agit d’un peu des deux hypothèses, rencontre du sacré et de la marchandise par le biais de la valeur. En tout cas, l’œuvre d’art n’en finira jamais de nous poser des questions, que ce soit à cause de son existence même ou à cause de la manière dont elle est reçue, diffusée auprès des « masses » (pour parler comme Benjamin), contestant par exemple les théories en vigueur de la valeur (car on ne saurait dire ici que la valeur d’un objet s’identifie à la part de travail socialement nécessaire pour le produire…). Si la pensée de Benjamin nous importe tant aujourd’hui, ce n’est pas en raison de tel ou tel détail d’une analyse où il pourrait effectivement s’être trompé, manquant de données à son époque pour statuer avec certitude, mais c’est parce qu’il fut le premier sans doute à percevoir ce questionnement perpétuel que l’art adresse aux autres pratiques du monde contemporain.

Le désir « passionné » des masses d’aujourd’hui : se « rapprocher » des choses, ne devrait être que le revers du sentiment d’aliénation croissante que la vie d’aujourd’hui engendre chez l’homme, et non seulement de l’homme confronté avec lui-même, mais aussi confronté aux objets. (Ms. 386)

PS: pour qui voudrait en savoir plus sur Walter Benjamin, quatre passionnants articles de Jean Caune, sur son blog Affinité élective: I, II, III, IV.

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Bellanger, Benjamin, Baudelaire

Peut-être écrire sur ce roman a quelque chose de prétentieux, en tout cas de présomptueux, et pourtant ce serait passer à côté de quelque chose d’important, de fondamental même, que de n’en pas parler, ce ne serait pas conforme à l’idée que l’on se fait d’un chroniqueur qui cherche avant tout à raconter, de la manière la plus honnête possible, ce qui l’a touché, qui l’a séduit, qui l’a fait réfléchir et même réfléchir intensément, sans toutefois toujours trouver la porte de sortie du labyrinthe en quoi peut consister un livre. Mais j’en ai trop dit, déjà l’on s’impatiente, de quel roman s’agit-il ? S’agit-il même seulement d’un roman ? Pas plutôt d’une enquête ? D’un essai ? D’une biographie ? D’une fantaisie ? Voire même d’un pur fantasme. Il s’agit de « Le vingtième siècle », dernier texte publié d’Aurélien Bellanger (que l’on entend parfois sur France-Culture), et qui s’organise tout entier autour de, à côté de, dans le grand penseur du XXème siècle qu’est Walter Benjamin. J’ai commencé à fourrer le nez dans l’œuvre du philosophe berlinois à la suite de la recommandation que m’en avait faite mon ami Jean, ce que j’ai déjà dit ici. Je ne savais pas à l’époque que cela m’entraînerait si loin, que j’allais découvrir tout un univers peuplé de monstres, de fantômes et de chausse-trappes, ni surtout qu’au même moment Benjamin allait devenir si populaire que plusieurs romans allaient lui être consacrés, et même un numéro très récent de la revue Le Matricule des Anges. D’où vient cet engouement ? Il n’y a pas longtemps, j’entrais dans une librairie de ma ville spécialisée dans les livres d’occasion et je demandais à la dame si elle n’avait pas quelque chose sur Benjamin, ce à quoi elle me répondit aussitôt : oh non, car dès que j’ai quelque chose, ça part immédiatement. Or, je ne me souviens pas que, par le passé, on ait autant que cela voué cet auteur au pinacle, ou alors quelques rares spécialistes triés sur le volet. Wittgenstein, Heidegger, Arendt, oui, bien sûr, tout le temps. Mais Benjamin ? D’ailleurs, qu’a-t-il écrit ? Quelle œuvre magistrale a-t-il laissée à sa mort ? Quel ouvrage philosophique que l’on étudierait dans les universités ? De ci de là, quelques écrits dont on se chuchote les titres, des feuillets qui semblent s’envoler dès qu’on les a tenus un instant entre les mains. Des textes incompréhensibles. Des paroles obscures. Et pourtant il faut bien se rendre à l’évidence, c’est cet auteur que l’on lit, qui semble même avoir tout deviné de notre destin actuel, de la crise écologique aux ravages de l’Intelligence Artificielle, et de notre envahissement par la pub au consensus universel que semble réaliser l’œuvre d’art en elle-même (si on en croit les grands succès obtenus par les expositions et rétrospectives de partout). Mon ami Jean me souffle dans le trou de l’oreille que cela est dû en grande partie à la judéité de Walter Benjamin, celui-ci ayant été un auteur juif allemand qui aurait saisi la clé du mystère, aurait mieux que personne exprimé ce courant de pensée ô combien riche et profond ayant parcouru l’Europe centrale au XXème siècle et qui a été en grande partie détruit, exterminé par la barbarie nazi. Wittgenstein était (par sa mère) juif, mais il était logicien, me dit-on, et il n’a guère souffert de la barbarie, réfugié qu’il était à Cambridge, cela réduirait donc son audience. Mais cela supposerait une sorte de hiérarchisation de la pensée en fonction d’un critère de judéité qui me laisse perplexe. Je ne suis pas juif, et je lis Benjamin (et Wittgenstein aussi d’ailleurs). Et je lis Aurélien Bellanger…

Plusieurs articles ont déjà décrit l’ouvrage. Ils se sont extasiés à juste titre à propos de sa structure, qui est incomparable : une « tresse » a-t-on dit, qui unirait les fils de deux époques : l’actuelle et celle des années trente, comme pour bien nous en faire sentir la parenté, ou bien, dirais-je, une sorte de vis sans fin, on en connaît le principe : en tournant indéfiniment, elle parvient à déplacer un liquide vers le haut, mais quand on fixe le regard sur elle, on en vient à ne plus savoir très bien dans quel sens elle tourne, si elle est orientée vers le haut (l’avenir) ou vers le bas (le passé). C’est comme cela que fonctionne le livre de Bellanger, et c’est comme cela peut-être, sans doute, qu’il faudrait appréhender la pensée de Benjamin. Dans Le Matricule des Anges, le chercheur Florent Perrier, qui vient d’éditer le travail (lui aussi inachevé) de Philippe Ivernel sur l’auteur allemand, a, lorsqu’il veut tenter d’analyser la position de Benjamin du point de vue de sa manière d’envisager la critique de son époque, cette comparaison que je trouve géniale : « si l’on voulait prendre une image, on pourrait penser à une avancée technique née au XIXème siècle dans le domaine de l’aéronautique, celle de l’hélice contrarotative : deux hélices sont placées l’une derrière l’autre sur le même axe et tournent en sens opposé pour propulser l’aéronef. La critique en temps de crise s’appuie, elle aussi, sur ces deux forces motrices opposées pour avancer : l’une tourne vers le passé, l’autre vers l’avenir ou, plus exactement, l’une où s’exerce la critique de la crise quand l’autre maintient la crise en critique ». Car oui, en effet, il ne saurait y avoir de point de vue stable, non sujet à la critique, quand on se propose de lire et de comprendre notre contemporain. Vu sous cet angle, le génie de Benjamin aurait été d’avoir reconnu que face à un objet aussi changeant que notre histoire ou notre société, il est nécessaire d’adopter soi-même une attitude qui n’est jamais stable, qui, toujours, elle-même, est sujette à la crise et à la critique. Pas étonnant que la revue qu’il avait en projet se fût appelée justement Crise et Critique, titre que l’on retrouve, ce n’est certainement pas une coïncidence, pour une revue contemporaine, bien réelle, éditée par des philosophes marxiens (Robert Kurtz, …) qui font la critique de la valeur-travail. Benjamin les a sans doute influencés. Comme il a influencé – c’est en tout cas ce que suggère le livre de Bellanger – bon nombre de militants anti-capitalistes, à commencer par ceux des écologistes qui, au sein de ce mouvement, figurent sûrement parmi les plus sérieux (je ne sais pas si « Les soulèvements de la Terre » se réfèrent à la pensée benjaminienne, mais ce serait bien possible). Cette torsade, faite de mouvements vers le futur et de mouvements vers le passé, c’est d’en oublier la matérialité que nous sommes amenés à sombrer dans l’idéalisme du progrès, lequel serait uniquement déterminé par l’avenir, et donc, parfois, à nous laisser séduire par une rhétorique (pseudo) progressiste de l’idéologie d’un « Nouveau monde » – sous-entendu : qui aurait rompu définitivement avec l’ancien. Disant cela, je fais évidemment mon auto-critique. Il est si tentant de se penser sans cesse tourné vers l’avenir et uniquement vers l’avenir… Où l’on perçoit les accents d’un certain discours de candidat à la présidence, devenu président, qui aurait pu, un temps, nous séduire.

Si on entre un peu plus dans les détails, ce qu’on voit, en lisant ce livre, c’est, au premier abord, non pas un texte qui se déroulerait d’un début vers une fin mais… beaucoup de textes. J’en dénombre 97 (dont la moitié de emails)… et qui ont pour auteurs attitrés les personnages les plus divers : Walter Benjamin lui-même, mais aussi Adorno, Max Horkheimer, Jose Luis Borges, Gisèle Freund, Jula Cohn, André Gide, Gershom Scholem… plus quelques personnages fictifs (ce sont eux qui échangent les emails), mais non des moindres comme ce trio contemporain composé d’une femme, jeune chercheuse, Edith Gerson et de deux hommes aussi jeunes, Thibaut Massy, architecte et Yvan Lepierrier, militant ZADiste, les trois constituant au cours des années 2020 un groupuscule révolutionnaire qui se dénommerait justement Groupe Benjamin (ceci est documenté par un rapport des Renseignements Généraux!). Ajoutez que l’on trouve aussi une Lisel Paxmann grâce à qui nous pouvons connaître un peu de la substance des cours d’Adorno, et un Jean Selz qui raconte une nuit de Benjamin à Ibiza, sans compter des notes sur Kafka, la lettre d’un grand rabbin, des extraits du journal d’Emmanuel Berl et de celui de Jouhandeau… Et surtout, les traces d’un manuscrit sulfureux d’un certain François Messigné. Rencontre stupéfiante de personnages fictifs et réels qui nous fait souvent vaciller : qui est vrai, qui est faux ? Mais tous ne sont-ils pas vrais ? À moins que tous ne soient faux. Méditation sur le réel et le virtuel, le réel et la fiction, comme pour nous dire que la vérité n’est pas (uniquement) dénotationnelle (du genre « p » est vrai si et seulement si p), mais qu’elle est aussi, et beaucoup, dans la pensée, le subjectif. D’ailleurs qu’est-ce que la pensée si ce n’est (p. 177) « une force immatérielle venue d’avant les mondes, ou bien trop matérielle pour condescendre à n’être qu’une pensée ». Vertige de réaliser que cette œuvre n’est peut-être après tout que l’anticipation d’un monde où, entre autres par le fait de l’IA (ChatGPT et toute la clique) nous ne serons plus désormais en état de distinguer les faits de langage de ceux d’une réalité supposée extérieure, mais sans cesse contraints à imaginer ce que pourrait bien être un rapport au réel. Le réel ? Où ça ? Y aurait-il encore un réel ?

Le vrai « héros » du roman est François Messigné, un poète qui s’est enfermé des semaines et des semaines au sein de la BNF, sur le site Mitterrand, pour accomplir un travail de recherche sur Benjamin qu’il devra restituer à la fin de sa résidence. Mais à la fin de sa conférence finale, à laquelle n’assiste que le trio entrevu précédemment, il plonge la tête la première dans ce jardin sorte de forêt vierge qui s’épanouit entre les tours de la Bibliothèque. Qu’a-t-il voulu dire par ce geste ? Signifier son impuissance à écrire le roman définitif, celui qui reprendrait le fil de celui qu’aurait voulu écrire Benjamin ? A-t-il voulu mimer le geste de Benjamin lui-même, se donnant la mort à la frontière franco-espagnole parce que, dit-on, il ne voulait pas être rattrapé par les douaniers qui venaient d’appliquer une loi nouvelle qui l’aurait contraint à rebrousser chemin et à devoir tenter ainsi une autre fois le passage vers l’Espagne par-dessus les Pyrénées, perspective qu’il n’envisageait pas car elle lui avait donné déjà suffisamment de mal ? Ou bien se donnant la mort par fatigue, par conscience de l’impossibilité à écrire tout ce qu’il aurait voulu écrire – son ambition n’était-elle pas folle, de vouloir décrire la totalité des choses, dont celles qu’il collectionnait, car il était grand collectionneur ? Voire de ne pouvoir égaler l’écrivain qu’il admirait par-dessus tous : Baudelaire ? Ou bien encore, Messigné n’avait-il pas voulu indiquer qu’il existait un manuscrit perdu, irrémédiablement perdu ? J’avancerai simplement l’idée que, pour le lecteur, Messigné est l’allégorie de Benjamin, autrement dit celle du roman impossible – et il est extraordinaire que ce roman impossible, un romancier de notre XXIème siècle, ait cherché à l’écrire, ait peut-être réussi à l’écrire, au moyen de cette centaine de textes épars, tous probablement inventés.

On comprend aussi l’urgence d’un thème : l’architecture, et particulièrement l’architecture contemporaine, celle du Centre Pompidou comme celle du Grand Louvre ou bien celle de la Bibliothèque elle-même. Ici, les bâtiments des architectes agissent comme des agents historiques. Que nous font-ils ? Qu’a-t-on voulu réaliser à travers eux qui nous conditionne à ce point et nous réduise à n’être plus que des souris ou des mulots vibrionnant entre les tours, les barres et les escaliers, car ici bien sûr, on ne peut que penser que c’est la structure de la BNF elle-même qui pousse l’écrivain au suicide (il me revient en mémoire ici le bâtiment LUMA à Arles que je visitai un jour d’il y a deux ou trois ans comptant y trouver quelque chose à voir et n’y trouvant que du vide, littéralement du vide, l’absurde étant poussé jusqu’à ne justifier un escalier que par le toboggan qui permettait d’en descendre de manière ludique, ou bien la ville de Chandigarh, en Inde, ici d’ailleurs évoquée p. 230, dont les bâtiments abstraits conçus par Le Corbusier n’avaient fini par trouver leur justification que par les constructions de bric et de broc que les Indiens avaient bâties autour d’eux).

Tout réel est caractérisé par un impossible. C’est ce que j’avais cru comprendre vers la fin du XXième siècle au moyen de bribes venues de Lacan et du matérialisme, et dont je constate aujourd’hui que parmi toutes ces bribes, elle est celle qui surnage avec le plus de succès. Ainsi y aurait-il un impossible de la narration, auquel Bellanger se serait confronté en le contournant : inventer de toutes pièces une masse de documents livrés tels quels en lieu et place d’un récit unique, laissant au lecteur le travail de les organiser. Ainsi le travail de la bibliothèque recommence, en ce sens, ce roman est également voisin de l’œuvre de Borges, le travail de la bibliothèque étant de collecter et recollecter sans fin les fragments innombrables d’un texte qui n’en finit pas de s’écrire.

***

Quand on a fini ce roman, évidemment il faut le reprendre au début car on a tout oublié et on besoin de recoller les morceaux.

Le vingtième siècle ? Titre du roman qu’avait prévu d’écrire Messigné, qui reprenait lui-même une idée de Benjamin. Le vingtième siècle n’est ni un siècle de bascule, ni une accélération du temps : c’est une œuvre d’art totale. Dont Benjamin restera pour l’éternité le critique attitré. p. 281

mon idée c’est qu’en Benjamin, en Benjamin seulement, le vingtième siècle devient à son tour une source, un continent aussi terrifiant et prometteur que l’Antiquité elle-même.

L’aura d’authenticité de l’artiste comme fétiche bourgeois Cependant les seuls à devoir encore souffrir de leur travail dans la société sans classes seront les artistes : les prolétaires absolus. 35

Messigné voulait décrire l’histoire du capitalisme en général, du marché du silex au trading à haute fréquence.p.293

du point de vue qu’a adopté Benjamin – celui du collectionneur, ou bien de Dieu lui-même – toutes ces constellations de choses disparates possèdent une vie propre et articulent, moitié allégorie, moitié anamorphose, le visage même de la vérité. P286

il s’était sociologisé, dissous dans quantité d’objets de pensée trop disparates pour rentrer dans un quelconque système p.285

l’illusion comme sortie vers la transcendance n’est possible que par une accumulation quantitative d’immanence, et non par une intrusion de la transcendance dans la créature p.246

à force de vivre au milieu des forces déchaînées de la marchandise, nous en aurions conçu une vision faussée et horriblement conservatrice de l’histoire : l’histoire non pas comme présent en puissance mais comme ensevelissement en acte p. 221

cette bataille, je suis tenté de l’appeler modernité p.200

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Du pouvoir

Je déteste parler « du pouvoir ». Pour des tas de raisons qu’il serait trop long d’énumérer. Disons pour simplifier que nous ne savons pas bien ce qu’est « le pouvoir », cela arrange bien des gens de le situer dans une personne, voire des personnes, un gouvernement par exemple, mais alors on voit bien qu’il faut ajouter autre chose, les divers relais qui permettent de transmettre les ordres, les injonctions etc. par exemple les autorités administratives, les préfectures, les forces dites de l’ordre, etc. et finalement on ne sait jamais où cela s’arrête, ou bien si : on devine que cela s’arrête à l’intérieur de nous, une partie de nous-mêmes sert en effet de relai, contient donc une parcelle de pouvoir. Non, le pouvoir, ce n’est pas « toujours les autres », le pouvoir c’est nous aussi. Pour étayer cela, mes lecteurs et lectrices savent que je me suis penché sur l’œuvre très moderne de Moishe Postone, qui ne fait en réalité que relayer celle de Marx, plus précisément les Grundrisse(*). Où il est clairement dit que le Capital, comme méta-sujet, nous traverse tous et toutes par le biais de ce qu’il a inventé comme forme sociale particulière, celle de la marchandise. La forme-marchandise « a le pouvoir » sur nous, mais comme instance abstraite qui nous traverse et nous domine. Elle est issue du monde de la production : elle vient de ce que pour produire, une forme de travail particulière a été inventée, forme du dédoublement en travail concret et travail abstrait. Le travail abstrait entre dans la marchandise. C’est ce que nous avons mis dans un objet pour le produire et qui sert à nous mettre en relation avec tous les objets que nous n’avons pas produits mais qui l’ont été par d’autres. Nous avons l’impression d’avoir entre nous des rapports de sujets libres qui échangeons nos biens, alors que ce sont les objets qui ont des rapports entre eux par notre intermédiaire. Nous avons l’impression d’être libres, mais, dans notre existence sociale (je laisse ouverte la question de savoir si notre existence se limite à être « sociale », ce que je ne crois pas) nous ne sommes que libres d’acheter, de consommer. C’est en cela que la marchandise nous domine. Dans une société ainsi régie, évidemment, des cadres institutionnels et politiques doivent être mis en place pour nous maintenir dans le droit fil des échanges guidés par le monde de la production. L’ensemble de ces institutions, de ces cadres, de ces « appareils d’état » comme disait l’autre, constitue le monde social et politique dans lequel nous vivons. Nous ne l’avons pas choisi, il s’est imposé à nous. Nous ne nous en libérerons pas en claquant des doigts. Notre subjectivité est nécessairement imprégnée de ses effets au point que cette subjectivité ne saurait concevoir même un ailleurs, une société libre, une société qui sortirait de ces cadres.

Il y a donc du pouvoir.

Les variations de la forme du pouvoir sont infinies. Autant au moins que de constitutions qui sont adoptées. Certaines doivent être particulièrement combattues : celles qui se fondent sur des discriminations à l’intérieur du peuple, autrement dit sur le racisme et l’antisémitisme, sur le « classisme » aussi (par exemple, le stalinisme) – entendant par là toutes les manières de stigmatiser un groupe social comme porteur intrinsèque du Mal. Ces formes de pouvoir sont fondamentalement perverses car elles détournent sur des groupes particuliers les rancœurs et les frustrations que provoque le système basé sur le Capital. Avec en plus les idées baroques, liées à des subjectivités baroques que certains peuvent avoir. Ainsi apparaît un jour l’idée que le pouvoir dans une société pourrait emprunter la forme d’une entité technique, s’assimiler au pouvoir dans une entreprise, voire une « start-up » pour être au goût du jour. Des méthodes pseudo-scientifiques, depuis des décennies, sont travaillées, mises au point dans des laboratoires de science de gestion ou d’informatique (les « systèmes d’information »). Cela fait des décennies donc que l’on alerte sur le caractère purement idéologique de ces travaux, mais non, on a voulu prétendre qu’il s’agissait de méthodes rigoureuses, que puisqu’elles s’appliquaient aux machines, elles pouvaient s’appliquer aux humains. Quelle erreur ! Quel baratin, dont nous payons le prix aujourd’hui.

Grèves contre l’allongement de l’âge de la retraite – janvier 2023 – oeuvre personnelle

Je déteste parler de Macron. « Macron » est un signifiant comme un autre. La personne du président ne m’intéresse pas, c’est un humain comme vous et moi qui, lui aussi, est traversé par les injonctions du monde marchandise, bien sûr, il est un « agent du capital » comme disent les opposants de gauche, mais comme nous venons de le dire, nous sommes tous des agents du capital. Lui un peu plus que d’autres, un peu plus que nous, c’est tout. Le signifiant « Macron » peut être effacé, cela ne me dérangerait pas. On en trouverait un autre sans doute pour occuper la même place. Car ce qui compte, c’est davantage la place que l’on occupe que ce que l’on croit, pense, ressent subjectivement. Les impressions subjectives que peut ressentir Macron sont les effets de la position qu’il a fini par occuper dans notre monde social et politique. Même si, certes, il occupe sa place d’une manière quelque peu paroxystique en se montrant particulièrement « démophobe », la grande partie de ce qu’il est vient de la position que lui donne, par exemple, la Constitution de la Vème République. En voilà, une abomination, un piège absolu. Je me souviens que dans ma jeunesse, des gens s’opposaient à cette Constitution gaullienne (moi, j’étais trop jeune), notamment Pierre Mendès-France, mais aussi François Mitterrand, qui avait écrit un essai intitulé « Le coup d’état permanent », on pouvait donc légitimement penser qu’arrivé au pouvoir, le sphynx de Latché, nous débarrasserait de ce papier dont on voyait les risques (article 16 etc.). Eh bien non : autre exemple de la détermination de la place sur l’action des actants, il a préféré garder une constitution qui lui donnait… « plus de pouvoir » ! Nous sommes maintenant coincés : qui va avoir la force politique, le courage, l’appui suffisant pour proposer une nouvelle constitution ? Personne. Autre cause dans le cas de Macron : sa formation qui l’a sans doute infléchi vers ces discours idéologiques dont je parlais plus haut, cette sorte de « fétichisme » du pouvoir qui fait qu’on l’objective et qu’on s’imagine qu’il peut être théorisé, mis en règles comme n’importe quoi : les chaînes d’emballage de petits pois ou la synchronisation ferroviaire. Si on a cette conception, alors forcément à un moment ou un autre, la chaîne des relais qui, elle, est humaine, et pas de boîtes de conserve, s’énerve, explose, les trains humains entrent en collision les uns avec les autres. C’est là où nous en sommes.

Philosophiquement c’est un peu gênant, car nous aurions aimé considérer qu’à partir d’un certain moment de l’histoire… il ne reste plus, en guise de pouvoir, que l’art d’administrer les choses, ce à quoi nous serions arrivés dans un monde idéal, dénué de l’idée de marchandise et de capital et où l’administration, la gestion, seraient devenues effectivement les objets de méthodes réglées, d’automatismes. Mais « on » s’est trompé de tempo: l’idée est advenue trop tôt, on n’a pas fait attention au fait qu’il ne s’agissait pas de gérer des objets neutres au sein d’un espace social démilitarisé… bien au contraire : la guerre toujours fait rage, la guerre entre les produits, bien sûr, autant qu’entre les personnes. Macron s’est trouvé pris au mauvais moment. Il reviendra débiter ses « méthodes rationnelles » plus tard, quand c’en sera fini du vieux système (autrement dit du Capital) mais d’ici là, nous serons tous morts.

Je déteste parler du pouvoir et de Macron, et pourtant j’en parle aujourd’hui, en un moment où le pouvoir de l’État s’est enlisé dans une variante caricaturale : le simulacre d’une verticalité – je dis simulacre parce qu’elle ne peut s’assumer comme telle, personne n’y croyant plus. Ce n’est plus une question de deux ans de rallongement de la période de « travail » avant la retraite – encore que, sur le papier, deux ans, cela fait juste deux ans, mais dans la réalité, dans la réalité de ce qu’est le travail en France aujourd’hui, son exigence de « productivité », le harcèlement qui s’opère par son biais, cela fait bien plus, je veux dire en intensité – mais c’est une question de forme de pouvoir, c’est-à-dire la manière dont on prétend imposer un changement qui affecte très concrètement les gens qui travaillent et qui souffrent, sans le moindre de leur consentement. Comme si la posture verticale héritée d’une Constitution désuète et contestée dès son origine alliée avec un technicisme de l’ère ChatGPT (ce en quoi se résume finalement la figure de Macron) pouvait décréter d’en haut, sans aucune écoute de ceux et celles qui sont « sur le terrain », des mesures qui les affecteront à vie.

(*) De proches amis m’ont reproché ce qui peut sembler être, de ma part, un « retour à Marx ». De fait, je pense que le nom de Marx pourrait être effacé. Moïshe Postone semble tenir à sa filiation marxiste. Pourtant, si on le lit, on voit bien qu’il s’en éloigne. En particulier, on a beau dire que l’on se fonde sur le « Marx de la maturité », on a beau inventer un « Marx ésotérique » opposé à un « Marx exotérique », on ne peut effacer les propos qu’a tenus Marx au long de sa vie et notamment dans « le Manifeste du Parti Communiste », si justement analysé sans complaisance par André Senik (texte communiqué par Jean Caune). Ce qui compte ici n’est pas la déférence que l’on serait supposé avoir à l’égard de tel ou tel grand penseur mais bien, simplement, les concepts dont certains ont été mis en place par ce même grand penseur (ce qu’on ne saurait nier) mais qui ont eu, depuis, une existence indépendante, susceptible d’être reprise mais dans un autre contexte et par d’autres penseurs.

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