Trois livres récents que j’ai lus. Le plus beau, le plus bouleversant : celui de Gaëlle Josse. Je ne sais pas combien de romans elle a écrits jusqu’ici, je ne l’ai pas beaucoup lue, bien que je l’aie rencontrée déjà à Morges l’an dernier, mais je n’avais pas lu son livre (l’ayant offert…). Cette année, il en va autrement. La nuit des pères est un récit poignant qui pénètre en nous durablement et qui parvient à nous faire vaciller, faisant remonter en nous les vieux souvenirs qui nous accablent, comme si le malheur profond du père, c’était nous qui le vivions. Je ne vais pas ici révéler de quoi il est question dans ce livre, car cela fait partie de sa force de ne nous le révéler que peu à peu, de sorte que cela devienne comme un coup de théâtre… « mais c’est bon Dieu bien sûr » comme disait autrefois un personnage de série policière (des années soixante… mes références ne sont pas jeunes!). Mais je ne vous le dirai pas. Au début du roman, Isabelle débarque dans sa ville d’enfance à l’appel de son frère Olivier, on devine qu’il y a eu beaucoup de brouilles dans cette famille, que les rapports n’ont pas été faciles, qu’elle n’est pas venue auprès du père depuis longtemps et que là, si elle vient, c’est parce que c’est un peu le dernier moment pour tenter un rapprochement. Le père est malade, il perd la mémoire. Le père est un guide de montagne, il a donné toute sa vie à la montagne, on devine qu’il n’a pas donné beaucoup à ses enfants, ou alors juste un peu au garçon, mais pas à la fille. A l’ombre de ta colère, mon père, je suis née, j’ai vécu et j’ai fui. Ce qui est même suffocant c’est que chaque fois qu’il aurait pu y avoir un peu d’attendrissement du père vers la fille ou réciproquement, à chaque instant où peut-être une caresse, un mot doux, un baiser pouvaient advenir, il a tout cassé, systématiquement, il a détruit toute velléité de rapprochement, allant même jusqu’à tuer d’un coup de fusil la chienne qui avait un instant illuminé son regard. Avec sa femme – qui est décédée au moment où nous rencontrons cet homme – on ne sait pas le détail de leurs relations, mais ce que l’on sait c’est qu’elle a souffert, en même temps qu’elle semble avoir compris son mari, qu’elle l’a en tout cas aidé à survivre, le calmant au cours des nuits où tout à coup il poussait des hurlements (Après, jusqu’au mitan de la nuit, c’était l’heure de la peur. J’attendais le cri. Ton cri).
La fille, Isabelle, a été particulièrement humiliée (Un jour, j’ai même été pour toi l’enfant sans nom), elle est partie et pour être bien sûre de ne pas revenir, elle a rompu aussi avec la montagne et comment mieux rompre avec la montagne qu’en se rapprochant de la mer ? Tôt dans son enfance, par les livres et par une visite à un aquarium où elle s’est mise à pleurer face au malheur des requins enfermés (et elle parle de la fameuse anecdote de Nietzsche se jetant en pleurs au cou d’un cheval parce qu’il ne peut pas supporter sa souffrance), elle a été fascinée par les fonds marins, jusqu’à se faire documentariste et réaliser des films au fond des mers. Puis un drame est arrivé où elle a perdu son compagnon. Je n’en dirai pas plus sur la trame, l’histoire de ce roman terrible : on devine que la révélation de ce qui a tant empêché le père de vivre normalement comme mari et père, va être en effet terrible. Cela va nous glacer le sang. Gaëlle Josse est très forte, je ne sais pas s’il y a dans ce livre des éléments autobiographiques, que ce soit le cas ou non, il faut une sensibilité prodigieuse pour parler ainsi de la souffrance des autres. Son écriture est sobre et sait adopter le rythme qu’il faut pour parler du père, mais aussi de la montagne : Le soir est tombé sur la montagne en creusant des ombres violines, puis brunes.
Le deuxième livre que j’ai lu est très différent… il a obtenu l’an dernier un grand succès (Prix des libraires 2021), certes, c’est un excellent livre, mais il n’a pas (du moins dans les trois premiers quarts du livre) l’intensité émotionnelle que l’on trouve chez Gaëlle Josse. Il s’agit de Héritage, de Miguel Bonnefoy, paru cette année en poche. Quelque chose le rapproche pourtant du roman précédent : la question du lignage, des relations entre générations successives, mais ici vécues sur un mode plus fantaisiste, plus léger, sauf dans les derniers chapitres qui sont le véritable point fort du roman. Surtout, Héritage a ce côté baroque et empli de verve que l’on trouve souvent dans la littérature sud-américaine. Pas étonnant puisque Miguel Bonnefoy est de père chilien et lui-même vénézuélien. Ce dont il nous parle c’est donc de ses ascendants, depuis les premiers qui sont venus s’installer sur la côte chilienne, comme le père de ce Lazare qu’on a débarqué au début du vingtième siècle à Valparaiso car il avait contracté une sale maladie, la typhoïde (dont il s’est remis par la suite, heureusement pour le livre et pour son auteur!) et qui venait de Lons-le-Saunier. A son débarquement, il fallait affronter les officiels qui faisaient remplir des fiches pour l’immigration. Cet homme, qui ne connaissait pas l’Espagnol, avait supputé que la première question posée porterait sur le lieu de provenance et la seconde sur la destination (il avait projeté d’aller jusqu’en Californie), manque de chance, la première question était Nombre ? Et la seconde : Fecha de nascimiento ?. En répondant à la première Lons-le-Saunier, il se fit enregistrer sous le nom de Lonsonier et c’est comme ça que toute une famille Lonsonier se répandit sur le territoire chilien. Il se maria avec Delphine Moriset, une rousse frêle et délicate, issue d’une famille bordelaise, marchande de parapluies. Lazare Lonsonier naquit de cette union et fut élevé dans l’amour de la France, pays lointain à qui il devait ses origines et c’est au nom de cet amour qu’il s’engagea joyeusement pour aller rejoindre les troupes qui combattaient l’Allemagne en 1914. Il ne se rendait pas compte que parmi les nombreux exilés qui peuplaient le Chili de cette époque, il y avait aussi beaucoup d’Allemands, qui pouvaient être ses copains et que parmi eux, il y en avait qui faisaient la démarche symétrique à la sienne. Il devait en retrouver un dans les tranchées de Verdun, qui lui sauva la vie sans qu’il en eût la gratitude suffisante pour ne pas rompre le serment qu’il lui avait fait. Lazare ne perdit pas la vie mais fut quand même sur le point de la perdre, gravement blessé qu’il fut, avec une poitrine ouverte et un poumon que l’on voyait par l’ouverture. De retour un peu las (on le serait à moins) dans son pays natal, sans ses deux frères qui, eux, étaient restés dans la terre glaise des tranchées, il dut de retrouver le bonheur à une jeune femme, encore une française, Thérèse Lamarthe, qui nourrissait une passion profonde pour les oiseaux, et particulièrement pour ceux, comme les buses, qu’elle pouvait dresser à la chasse, et c’est comme cela que son oiseau était tombé sur le paletot de notre jeune héros. Heureusement pour lui, elle était compréhensive, tendre et pleine de ressources en matières de plaisirs à offrir, ce qui éclaircit la vie de Lazare. Eux-mêmes eurent une fille, qui naquit au milieu des volières de sa mère. A en faire une passionnée de vol sous toutes ses formes. C’est comme ça qu’on devient aviatrice, avec une admiration sans borne pour les Amélia Erhart, les Adrienne Bolland et les Maryse Bastié de l’époque.
Tout ceci ne sert qu’à jeter les bases de ce qui s’en suivra. Le baroque sera amplement illustré par le retour du jeune Allemand à qui Lazare devait la vie, pourtant mort depuis trente ans, mais qui, étrangement, fera un enfant à la jeune Margot, revenue effondrée et vieillie de cette Europe où elle aussi avait cru devoir s’engager pendant la guerre, aux côtés de l’aviation anglaise, partie avec celui qui avait été son compagnon à Santiago pour la construction d’un avion qui n’avait jamais volé… mais qui allait voler plus tard, dans les années soixante-dix.
Les années soixante-dix, nous y arrivons. Point fort du roman, disais-je, où les horreurs perpétrées par le régime de Pinochet sont longuement décrites. On y raconte même la mort de Salvador Allende, le comportement des militaires qui, paraît-il, se seraient défouler sur le corps du président socialiste avant que l’on ne referme son cercueil. Le vieux Lonsonier, le père de Lazare, vit encore, on nous le décrit comme ayant dépassé la centaine, pour établir un lien entre l’an 1873, deux ans après les combats héroïques des Communards contre la bourgeoisie partisane de monsieur Thiers, et l’an 1973, celui de la chute de Salvador Allende. Je ne raconte pas la fin, celle d’un avion aux lignes archaïques qui survole la Cordillère pour se poser en Argentine, première étape d’un retour vers l’Europe de ceux qui s’en étaient exilés. Miguel Bonnefoy a l’art et la manière de raconter l’histoire, d’en faire des boucles dans le temps.
Le troisième livre est encore différent, ce n’est pas l’histoire qui en est la principale toile de fond, mais la géographie, celle, en plus, d’un territoire dont j’ai connu une grande partie dans ma jeunesse : la banlieue parisienne au-delà d’une certaine distance de Paris, qui forme une ceinture (on parlait autrefois de la Grande Ceinture) et qui pour le voyageur Jean Rolin commence à Aulnay-sous-Bois. Que cherche-t-on à errer ainsi autour de Paris par les routes, les chemins, les bretelles d’autoroute, le long des aéroports (Roissy, Le Bourget…), traversant les ZAD, au milieu d’entrepôts et de plateformes logistiques en tout genre ? La limite entre la ville et la campagne. Une limite qui s’est bien perdue en réalité au point que l’on se demande ce que notre auteur va trouver. Du temps où j’habitais ces lieux (je parle des années soixante principalement), la frontière existait : on habitait dans de récents HLM (ou de plus vieux immeubles dépendant de l’État, appartenant aux « domaines », institution dont je n’ai jamais bien éclairci le rôle ni la spécificité et dont je me demande si elle existe encore) au sein d’un village avec une place centrale où avait lieu le marché et où l’on trouvait le café PMU et les commerces alimentaires principaux, on marchait un peu puis… plus rien, les champs, avec parfois des animaux dedans (vaches ? moutons ?), des champs de blé survolés par des alouettes : c’était la campagne. Aujourd’hui il faut aller très loin.
Bizarrement, entre Brétigny sur Orge et Corbeil-Essonnes, il y a un village dont personne n’a connaissance, ni même entendu parler (sauf, on l’espère, ses habitants) qui s’appelle Bondoufle. Appellation amusante par sa sonorité cocasse, ce nom fournit un élément du titre, joyeux : La Traversée de Bondoufle ! J’apprécie beaucoup l’humour de Jean Rolin, qu’il laisse éclater dans les thèmes improbables de ses romans : une durite qui fuit (La durite), un oiseau intrigant (le traquet kurde) un endroit du monde où personne ne va, connu uniquement pour son trafic maritime et les transactions sans doute énormes qui s’y pratiquent : Ormuz. Cette fois, ce n’est pas Ormuz, c’est Bondoufle. Evidemment, le roman ne se limite pas à la traversée de Bondoufle au sens littéral (il faudrait un curieux talent pour la faire durer, cette traversée, sur 200 pages!) mais disons qu’elle est le symbole, le signifiant, de cette errance incongrue, qui pourrait être, si l’on n’y prend garde, mortellement ennuyeuse, Rolin écrit d’ailleurs : Il me semble que jamais, durant ce périple, je ne me suis autant ennuyé, et par voie de conséquence impatienté, que durant la traversée de cette zone commerciale et de ses prolongements à Fleury-Mérogis et à Bondoufle : traversée que je ne me suis infligé, en suivant tout d’abord l’avenue de la Croix-Blanche puis la rue Clément Ader, qu’afin d’être fidèle à mon vœu de me tenir au plus près, partout où c’était possible, de la limite entre ville et campagne. Mais la source de l’humour en général, n’est-ce pas justement l’ennui ? N’est-ce pas quand on s’ennuie le plus qu’on en vient à fomenter des incongruités, des histoires folles, des jeux de mots idiots qui, tout à coup, nous font rire tout seul ? (Oui, rire tout seul, c’est encore avec soi qu’on peut le mieux rire sans risque de déplaire ou de choquer). C’est à cela que fait penser le livre de Rolin, sous son air austère (car il a un air austère, je le sais car je l’ai rencontré et je ferai le récit de cette rencontre la semaine prochaine) de grand homme qui s’ennuie, il se marre.
A la réflexion, le livre de Rolin m’en rappelle deux autres, celui de Maspero, Les Passagers du Roissy-Express, où je retrouvais trace des histoires qui avaient contribué à donner leur nom aux rues que je fréquentais étant petit (y compris de celle où je fus probablement conçu, la rue du Commandant Rolland) et, dans le recueil de nouvelles de Jean Echenoz intitulé « Caprice de la reine », la nouvelle « trois sandwiches au Bourget », où, là aussi, je parcourais les rues de mon enfance, depuis la gare du Bourget-Drancy de sinistre mémoire (à cause des convois de la mort qui s’y arrêtaient quelques années encore avant que je n’apparaisse) jusqu’à l’angle de la route de Flandres (du moins l’appelait-on ainsi alors) où figurait l’école primaire puis le cours complémentaire que je fréquentais (avant de passer au lycée de Drancy, toute une épopée en perspective puisque cela donnerait lieu aux premières amours, aux premiers examens et aux interminables discussions sur l’avenir forcément radieux que nous connaîtrions grâce au triomphe du socialisme).
Voilà. Ces trois livres, je les ai lus (et d’abord achetés) parce que je savais que j’allais voir leurs auteurs au Festival « Le livre sur les quais » qui a lieu chaque année à Morges, au bord du lac Léman. J’aurais pu les acheter sur place, si le prix des livres en Suisse n’était si dissuasif, j’aurais pu ne pas les lire, mais je me serais privé alors de motifs de conversation avec ces bons auteurs. Je raconterai la semaine prochaine mes rencontres de Morges.
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