Ludmila Oulitskaïa, l’âme, la mort et l’écoulement du temps

Les nouvelles de Ludmila Oulitskaïa (« Le corps de l’âme ») sont étranges, originales et audacieuses, et aussi tellement empreintes de tendresse, d’empathie et de compréhension intuitive de la vie… C’est un plaisir de les lire : le style d’Oulitskaïa est limpide, direct, sans fioritures aucune. Souvent, au début, on ne comprend vraiment pas où elle veut en venir, et puis cela s’éclaire dans le dernier paragraphe… ou bien ne s’éclaire pas, reste en suspens. Elle dit quelque part dans une revue littéraire, que désormais elle préfère la forme « nouvelle » à la forme « roman », elle semble penser que les lecteurs d’aujourd’hui aiment ce qui est court, qu’ils ne se mettraient plus à s’attabler d’emblée devant un Guerre et Paix, un Karamazov ou une Montagne magique, elle a peut-être raison, même si beaucoup trouveront que c’est dommage. En tout cas, ses nouvelles font mouche : elles s’attaquent presque toutes à un phénomène universel, présent en nous, mais qui, malheureusement, est tellement peu abordé de front dans la littérature : la mort. On me dira que bien sûr, dans la littérature, des héros meurent, des individus sont tués, massacrés, parfois se suicident, mais ce petit moment-là, si bref, celui du passage, qui l’aborde ? Il n’y a pas seulement ce petit moment du passage d’ailleurs (il ou elle a rendu le dernier souffle), il y a aussi ce qui l’entoure, ou comment allons-nous nous comporter lorsque la mort sera proche, qu’allons nous dire à ceux et celles que nous aimons ? C’est pourquoi les premières nouvelles sont regroupées sous le titre général de « Les amies ». La première, Le Dragon et le Phénix, est très originale, elle mérite d’être lue deux fois pour que l’on s’imprègne de ce qu’elle veut dire, qui nous demeure a priori lointain car nous ne connaissons pas bien la culture où elle s’enracine, on y voit deux femmes qui s’aiment et se sont mariées aux Pays-Bas, l’une Zarifa n’a plus qu’une semaine à vivre, son amie, Moussia reste près d’elle dans une chambre d’un hôpital cypriote. Zarifa est azérie, Moussia est arménienne, toutes deux se sont connues au Karabagh. Evidemment, la famille n’a pas supporté le mariage, mais dans les derniers jours avant la mort de Zarifa, Saïd, son frère qui, pourtant, la maudissait, vient avec un mystérieux rouleau qu’elle lui a demandé d’apporter. Avant de mourir, Zarifa veut faire le point. D’abord auprès d’une amie généticienne : « L’intelligentsia, qu’est-ce que c’est ? », la réponse ne la satisfait pas, et puis surtout : « y a-t-il une base génétique à la haine que se vouent arméniens et azéris ? » Réponse embrouillée, non satisfaisante, la science n’a pas forcément réponse à tout. Alors, il arrive que le rouleau dévoile son contenu après la mort de la femme azérie, le Dragon et le Phénix, figure allégorique du conflit entre les deux peuples où ils se tiennent entrelacés, toutes griffes dehors. Une mort, deux femmes qui s’aiment et l’image de deux peuples dont les destins sont liés même si c’est par la guerre… On reconnaîtra là maint conflit qui ensanglante les relations entre voisins sur le sol de l’ex-Union Soviétique, façon pour la romancière de traiter sur le mode métaphorique les rapports interindividuels et les rapports ethniques. Il s’avère ainsi que peu de temps avant de mourir, ce qui aura occupé l’esprit de cette femme azérie, ce sont les relations entre deux peuples auxquelles elles appartiennent, elle et son épouse légitime.

Sur la science (en particulier la génétique) il est à noter que souvent dans ces nouvelles, la question en sera soulevée : Ludmila Oulitskaïa est initialement une scientifique (elle-même généticienne). Ce qui me paraît important est qu’il ne s’agit jamais d’introduire quelque « déception » face à la science, qui justifierait une sorte d’évasion mystique (position souvent exprimée dans la littérature « moderne » et surtout chez les pseudo-poètes). La science fait partie du réel quotidien, c’est tout, elle nous éclaire quand elle le peut. Parfois, elle ne nous éclaire pas parce qu’on n’a pas encore trouvé le bon angle d’attaque. Ainsi, tout en parlant de la mort (et de « l’âme ») Oulitskaïa réussit ce tour de force de demeurer à même le sol, « matérialiste » en quelque sorte, et avocate de la raison même quand ses personnages divaguent, ce qui est alors traité avec humour, car de l’humour pour parler d’un sujet si grave, elle n’en manque pas ! Moussia, par exemple, ne changera jamais, sa connaissance de l’inéluctabilité du trépas ne l’empêche pas de consulter en secret des sorcières qui font le pari d’échanger l’âme d’un mourant contre une autre ! Mais, zut, pas de bol, ça ne marche pas, ce qu’elle a demandé lui est, paraît-il, refusé en haut lieu ! On devine cependant que cela ne l’empêchera pas de renouer avec sa sorcière bien aimée. C’est tout le sel de ces nouvelles, bien entendu, de savoir mêler gravité et ironie, science et croyance magique, tendresse et dérision.

La deuxième nouvelle met en scène une femme qui débute sa vieillesse (elle a 64 ans), c’est une ingénieure dessinatrice, elle n’a pas connu de vraie passion amoureuse, dégoûtée qu’elle en a été par une mère qui mourait de chagrin chaque fois qu’un de ses nombreux amants la plaquait (Alice s’était juré que jamais elle ne deviendrait comme elle le jouet de ces animaux), et elle commence à penser à la mort. Décide de se mettre en quête d’une de ces poudres dont on lui a parlé, un somnifère puissant tel que lorsqu’on a pris une dose suffisante, on s’endort pour toujours. Mais cela passe par un médecin. Et ce détour l’emmène vers là où elle ne croyait pas aller, une histoire d’amour. En somme un échange se profile : le mariage contre un somnifère. Je ne raconte pas la suite, qui est surprenante. On le devine : la prise du somnifère sera retardée pour quelque temps.

Dans L’étrangère, il est encore question d’une femme (une femme aux flancs affaissés et à la poitrine belliqueuse examinait du coin de l’œil le jeune homme assis à l’autre bout du banc), l’homme qu’elle regarde est un jeune étranger, venu poursuivre ses études de mathématiques à Moscou (encore un scientifique), un irakien (le gouvernement irakien était encore pire que le nôtre). Tu veux te marier ? Lui demande-t-elle. Ah, j’ai compris, c’est une marieuse, il pense. Mais non, c’est elle qui veut se marier. Oui, alors dit-il. Et il faudra longtemps pour arriver à ce que le mariage se consomme, mais cela se fera, ils auront un enfant. Le jeune père devra partir pour raisons familiales dans son pays et il ne reviendra pas de sitôt, ce qui fera penser tout le monde autour de la pauvre Véra qu’elle s’est fait rouler par un étranger, bien fait pour elle. Et pourtant non, il reviendra après un long séjour dans les geôles de Hussein, mais trouvera refuge en Angleterre, où il fera venir sa petite famille. Et elle ? Eh bien, elle sera devenue à son tour une étrangère

On comprend le titre général de cet ensemble de nouvelles : « les amies », ce que veut ici Ludmila Oulitstkaïa c’est rendre hommage à toutes ces femmes, pas forcément belles, pas forcément heureuses, pas toujours visibles qui font le lot quotidien des rues des villes et des transports en commun, qui ont leurs histoires parfois baroques, souvent émouvantes, ces femmes dont elle dit, dans le poème d’introduction, « qu’elle [les] aime, pour [leur] gaieté et [leur] fidélité, pour le bien [qu’elles] font et [leur] générosité, pour le sentiment maternel avec lequel [elles] se penchent sur les petits et les faibles quand ce ne serait qu’une souris, qu’une grenouille, sans parler des enfants des hommes ».

C’est la deuxième partie du recueil qui donne le titre général au livre : « le corps de l’âme », encore qu’on n’y parle pas autant que cela de « l’âme » en soi. Qui ne connaît pas l’autrice pourrait craindre, voyant ce titre, la sempiternelle emphase autour de « l’âme » opposée au corps, cette substance miraculeuse qu’on est allé soit disant jusqu’à peser, en lui trouvant un poids, paraît-il de 21g… cette chose qui s’envole lorsqu’on meurt, mais qui s’envole vers où ? Qui est retirée par qui ? Et l’on connaît les discussions théologiques byzantines autour d’un stock d’âmes qui serait prêt à accueillir toutes les naissances, ou d’une fabrication des âmes au fur et à mesure des besoins… Nous n’entrerons pas dans cette métaphysique et, autant le dire tout de suite : il ne sera jamais question de Dieu, et c’est tant mieux. Au lieu de cela, nous aurons des rêveries subtiles et des hypothèses audacieuses sur l’instant de la mort physique.

Ces nouvelles de la deuxième partie sont en général très courtes, ainsi de Toute cette viande, où est son âme, je vous le demande… l’histoire d’une de ces femmes « qui ne s’efforce pas particulièrement de suivre la mode » et qui, lorsque les autres cherchent des escarpins à talons hauts, raffole de mocassins, encore une biologiste ou du moins une qui rêve d’être biologiste. Qu’est-ce qu’elles ont, toutes, avec la biologie ? On devine que plus on est proche des cellules, plus on est proche d’une vérité, peut-être même approche-t-on quelque chose de la réalité matérielle de cette « âme » ? Elle fait un stage pour le compte d’une chercheuse, elle doit pour cela extraire des hypophyses des têtes de cochon qui défilent à la chaîne dans une usine agro-alimentaire. Elle fait son travail à merveille… elle les a, ses hypophyses (autrement dit, comme aurait dit Descartes, ses glandes pinéales, là où l’âme se raccorde avec le corps) mais rien sur l’âme… Un seul gain : elle sera décidée à ne plus jamais manger de viande !

Quant à Sonia qui ne mange que des pommes, on ne comprendra ce qui lui est arrivé que lorsque l’autrice nous glissera un clin d’œil : « il n’était absolument pas question d’insecte à la Kafka », métamorphosée en mouche peut-être, se délectant de ces pommes… Métamorphoses, changements, passages. Par exemple aussi, un homme passionné de photographie se dissout dans un paysage… Quoi de plus naturel pour un photographe qui voit le monde au travers d’un viseur que d’être absorbé par ce qu’il vise ? Les jeux de mots jouent un rôle important, aussi, dans ces textes. Dans L’autopsie, un jeune musicien est agressé par des voyous, on le retrouve à la morgue avec des blessures bien bizarres qui n’ont rien à voir a priori avec celles que les agresseurs lui ont infligées, c’était un jeune homme pas comme les autres : « Volia n’était pas un enfant, c’était un ange : il ne fréquentait pas de voyous et frayait surtout avec les filles, que ce soit au jardin d’enfants ou à l’école », alors pas étonnant que ces blessures aient été les empreintes des ailes d’un ange… (on pense ici aux Ailes du désir, le fameux film écrit par Peter Handke).

Mais ma nouvelle préférée est la dernière. Peu de commentateurs ont émis un tel choix, car cette nouvelle doit leur paraître… trop improbable, ou trop courte, je ne sais. L’histoire d’une bibliographe de l’ancien temps, d’avant l’informatique, d’une de ces femmes qui a donc un immense savoir, mais qui, hélas pour elle, commence à perdre la mémoire. Cela se marque d’abord avec des mots isolés, anodins, comme le mot « serpentin », quand elle doit le dire, elle ne peut que faire le geste, avec la main, indiquant quelque chose qui serpente. Puis cela s’aggrave. Alzheimer peut-être. Jusqu’à la mort bien sûr. Mais là, la mort se présente de manière toute étrange : « Nadiejda Guéorguievna poussa un cri. Le tableau qui se découvrait à elle était bien plus immense que le monde dans lequel elle vivait. Pas de trous ni de vides, mais un tissu dense et magnifique qui était l’univers […] c’était un savoir total, absolu et qui ne cessait de grandir […] « Où sont mes lunettes » se demanda-t-elle. Mais elle comprit aussitôt que sa vue était parfaite, qu’elle voyait tout d’une autre façon qu’auparavant, comme si elle ne se trouvait pas dans le monde habituel à trois dimensions, mais à l’intérieur d’un autre espace […] Ce monde resplendissant n’avait pas de frontières. Il avançait, se déployait, s’amplifiait et tournoyait comme une route qui serpente ».

Cette description me bouleverse : je retrouve là les termes presque exactes qu’utilisent les mathématiciens Alain Connes et Jacques Dixmier dans leur méditation sur le temps. On le sait (si on a lu certains articles de mon blog!), il existe une façon de reconstruire le temps de manière à ce qu’il concorde avec les théories récentes de la gravitation quantique dues à Carlo Rovelli et à Alain Connes, car le temps ne serait pas une variable primitive, mais serait le simple produit de notre ignorance (nos sens ne nous révèlent presque rien du monde réel, lequel nous échappe). Que cette ignorance disparaisse et le temps disparaît aussi. Et réciproquement, quand le temps s’arrête, alors il n’y a plus de limite à notre perception et à notre savoir. Et quand le temps s’arrête-t-il ? Evidemment à l’instant de notre mort. C’est lumineux et fantastique. Peut-être est-ce une hypothèse farfelue, mais elle a des racines théoriques si profondes !

(Dans Le théâtre quantique, ouvrage de vulgarisation sur ces théories quantiques, écrit par Connes, Dixmier et Danye Chéreau – l’épouse de Connes – il est question d’une physicienne de génie qui tente une expérience sur elle-même : profitant d’un moment où le CERN est mis à l’arrêt et où, donc, ses moyens de calcul gigantesques sont disponibles, elle tente l’expérience de « scanner » son cerveau afin de l’implanter sur le réseau de ses calculateurs, c’est une image fixe qui est scannée et son corps est mis en état de cryogénie, de l’extérieur on la croit morte et victime d’un crime mystérieux, mais sa copine physicienne qui est dans le coup, la fait revenir à la vie. Elle raconte alors ce que son cerveau a vécu comme sensation extraordinaire, il a embrassé tout l’espace, avec ses fluctuations et son infinie variabilité, et c’est lorsqu’un certain état thermalisé a été atteint lors de la « reprise de la vie » que le temps lui est apparu, et qu’alors les objets se sont polarisés, les « opérateurs » sur l’espace-temps se sont mis en place et grâce à leur non-commutativité, ont stoppé toute velléité de retour : l’information infinie se perdait, l’espace ordinaire renaissait avec ses dimensions immuables).

Ainsi, ce livre s’avère un recueil de nouvelles fantastique(s), aux deux sens du mot, d’abord parce que le recueil en lui-même est fantastique et ensuite parce que les nouvelles elles-mêmes appartiennent au genre du fantastique, mêlant littérature et science, ce qui nous rappelle un peu le Plasma de Céline Minard.

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