Carnet de lecture: « Crime et châtiment » (2), des problèmes de la traduction, de l’aveu, du rêve et de la réalité

Je lis Crime et châtiment simultanément dans deux traductions. La première, en édition « Le livre de poche », est l’œuvre d’une certaine Elisabeth Guertik, peu connue du grand public, il faut vraiment chercher son nom pour le trouver, en tout cas il ne figure pas sur la couverture ; la seconde, aux éditions Actes Sud est beaucoup plus récente, elle est d’André Markovicz qui, lui, est bien connu, et son nom figure sur la couverture. On dit « Fédor Dostoïevski, « Crime et châtiment » roman traduit du russe par André Markovicz ». Les temps ont changé. Désormais, le traducteur revendique une reconnaissance presque égale à celle de l’auteur. Il y a bien sûr des différences notables entre les deux traductions. La seconde est plus vive, plus rythmée. Le style nous emporte et nos efforts de lecture nous semblent réduits. Parfois des mots sont utilisés qui nous rapprochent de notre époque contemporaine, on parle de « lapsus » par exemple, alors que nous ne sommes pas bien certains que Dostoïevski ait effectivement utilisé ce langage freudien, mais qu’importe puisque c’est le mot juste pour le lecteur d’aujourd’hui. Il faudrait lire le russe (ce que je ne sais pas faire) pour juger de l’authenticité de l’une ou de l’autre de ces deux traductions. Mais là encore, une petite voix en nous nous dit « qu’importe ? »… cette « petite voix » n’a pas forcément raison. Nous ne devons pas oublier que le vrai créateur est l’auteur, en l’occurrence Dostoïevski et non Markovicz.

Eté 1865 à Saint-Petersbourg, chaleur torride. La misère la plus noire. Rodion Raskolnikov (ou Rodia) est un jeune étudiant complètement fauché, il vit sous les combles dans une maison composée de petits logements. La première traduction, celle d’Elisabeth Guertik, dit que la chambre ressemblait davantage à un placard qu’à un logis, la nouvelle, celle d’André Markowicz, dit carrément qu’il s’agit d’un cagibi : « au début du mois de juillet, par une chaleur torride, le soir venu, un jeune homme quitta le cagibi qu’il sous-louait ruelle S*** »].

Autre exemple. Première traduction : « Une sensation de profond dégoût se peignit un instant sur les traits fins du jeune homme. Disons à ce propos qu’il était remarquablement beau, châtain, avec de magnifiques yeux sombres, d’une taille au-dessus de la moyenne, mince et élancé »,

Deuxième traduction : « Une sensation de dégoût insondable fusa une seconde dans les traits délicats du jeune homme. A propos, il était d’une beauté remarquable, avec des yeux sombres splendides, les cheveux châtain-blond, une taille plus élevée que la moyenne, mince et droit ».

Ce « à propos » de la deuxième traduction est plus fort, plus direct, on a le sentiment que Dostoïevski s’adresse directement au lecteur, le prend au collet, là où dans la première traduction, la chose est plus feutrée, amoindrie par ce « disons que… ». Ces petits détails finissent par donner des lectures différentes. Les dialogues notamment en sont bien changés. Les personnages des milieux populaires s’expriment dans une langue qui se veut une approximation de la langue « savante », cela donne : Il est venu voir le partement, dit, s’approchant, l’aîné des peintres – Lequel de partement ? – Celui où qu’on travaille. « Pourquoi, qu’il dit, que vous avez lavé le sang ? Y a eu un meurtre ici, qu’il dit, et, moi, je viens louer. », au lieu de : Il voulait visiter le logement, dit en s’approchant l’aîné des ouvriers. Quel logement ? Celui où nous travaillons. « Pourquoi, qu’il dit, a-t-on lavé le sang ? Il y a eu ici, qu’il dit, un assassinat, et moi je viens louer. ».

A adopter un parler « populaire » qui séduit le lecteur français contemporain, sommes nous sûrs que ce parler prévaudra encore dans vingt ans, dans cinquante ans ? Ou bien faudra-t-il encore un nouveau traducteur qui adaptera le style du roman à cette nouvelle époque ? De ce point de vue, la traduction de Guertik paraît davantage « universelle », « passe-partout », admissible aujourd’hui comme elle le sera demain. De plus, on connaît les problèmes de la transcription du langage parlé en littérature, même un Céline, s’il donne l’impression d’user de ce parler populaire, s’y casse les dents, de fait, emploie un style bien à lui, ce n’est jamais, malgré l’impression qu’on en a, la transcription de l’oral. Le traducteur devient ainsi créateur, il a son propre langage et il en use. Mais on finit alors par se demander : qu’ont-ils, ces traducteurs et traductrices, à vouloir se faire reconnaître à ce point comme presque équivalents à l’auteur qu’ils traduisent ? N’y a-t-il pas plus de noblesse à se dissimuler dans l’ombre ? À accepter un rôle de passeur sans rien dire, dans l’abnégation de servir à faire connaître plus grand que soi ? Ce genre de revendication est de notre temps. Chacun court avant tout après la reconnaissance d’autrui, comme s’il était le seul, l’unique, celui ou celle sans qui le monde (en l’occurrence ici celui d’un certain grand écrivain) ne pourrait fonctionner. Pourtant, qui fait son métier avec honnêteté, qu’il soit agriculteur, mécanicien ou chaudronnier, professeur de lettres, traducteur ou médecin ne devrait pas attendre une reconnaissance qui le distinguerait de tout autre. C’est là faire un métier, et c’est tout. Et il y a aussi du plaisir, voire de l’orgueil, à savoir se maintenir dans l’ombre. N’est-ce pas d’ailleurs aussi ce que nous enseigne « l’homme dostoïevskien » ? Raskolnikov après son meurtre vit dans la honte et le dégoût de lui-même, il ne cherche pas à glorifier son acte en dépit de l’atmosphère nihiliste qui règne à Petersbourg et qui favorise l’idée que c’est un acte héroïque que d’éliminer des personnes que l’on méprise, tels que les usuriers (c’est en écoutant une conversation de ce genre que l’idée a germé dans l’esprit de Rodion Raskolnikov d’aller tuer la vieille Alena Ivanovna pour lui piquer son fric). A vrai dire, il n’est obsédé que par une chose : avouer, c’est-à-dire trouver l’occasion et la manière de dire ce que l’on sait, ce qu’on est le seul à savoir (et pour cause) et la dire non pas pour se faire valoir (ô grand dieu, non!) mais simplement parce qu’une vérité que l’on possède doit être dite, qu’elle fait pression sur le sujet pour qu’enfin elle se révèle. Dans un autre contexte, Mychkine, le prince de « L’idiot », pratique la générosité envers autrui, mais ne cherche à en retirer aucune gloire, aucune reconnaissance. C’est ce qui le fait apparaître d’ailleurs si étrange à ses compagnes et compagnons. Dans un billet datant de 2014, je comparais « l’idiot » à un mathématicien pur, quelqu’un comme Perelman qui, recevant la médaille Fields l’aurait refusé au prétexte que l’on ne fait pas des mathématiques pour de l’argent (et encore moins pour obtenir « de la reconnaissance »). Un roman comme « L’idiot » est, de ce point de vue là, un hymne au désintéressement. L’idée de « se faire valoir », de tirer gloriole d’un acte ou d’un métier n’est portée chez Dostoïevski que par les personnages pitoyables.

Crime et châtiment: l’adaptation cinématographique de Georges Lampin (1956), avec Marina Vlady et Robert Hossein

Raskolnikov, ai-je dit, est obsédé par l’aveu, la nécessité de l’aveu. Trouver l’occasion propice. Si on ne le proclame ouvertement, le faire deviner, les stratégies utilisées par le jeune étudiant sont stupéfiantes d’un point de vue rationnel, on ne les comprend pas : de manière manifeste, il redoute que l’on sache les meurtres qu’il a commis, mais alors pourquoi se mettre tout le temps dans les pattes de l’inspecteur de police ? Rodion veut savoir ce que sait celui-ci, il croit deviner qu’il sait tout mais il n’en est pas sûr, alors il cherche à faire avouer à l’autre ce qu’il sait sur lui, quitte à le mettre outrageusement sur la piste de la vérité au cas où il ne la connaîtrait pas déjà ! Ainsi Raskolnikov veut faire avouer à Porphiri ce que Porphori veut faire avouer à Raskolnikov alors que celui-ci ne rêve, au fond de lui-même, qu’au moment où enfin il avouera son crime ! Mais aussi, à qui avouer son crime ? On sait déjà qu’il l’avouera à Sonia, dans une des scènes les plus bouleversantes du roman, parce que Sonia est pure et innocente, qu’elle a été aussi l’amie de Lizaveta (la sœur de l’usurière) et donc recueille l’aura de la victime, et puis aussi qu’une relation se noue entre les deux personnages qui est peut-être cet amour que recherche l’étudiant. Dostoïevski nous dévoilerait ainsi que l’amour est cette relation qui unit deux êtres autour d’un aveu.

***

Quelque chose traverse aussi ce grand roman : l’incertitude entre états de veille et de sommeil. Si l’on n’y prend pas garde, on pourrait bien prendre un épisode de rêve pour un épisode éveillé, et réciproquement. Il faut sans arrêt faire attention aux indications du genre : « Il s’assoupit », ou bien à la fin d’un long passage : « il s’éveilla » car nous partageons avec le personnage un monde où le rêve et la veille sont presque indistincts. Ne pourrait-on pas d’ailleurs finir par penser que ce fameux meurtre, il ne l’a jamais commis, ou seulement en rêve ? Il semble pourtant que le double meurtre ait bien eu lieu, et quand, vers la fin de la troisième partie, Raskolnikov s’assoupit de nouveau, une deuxième version du meurtre a lieu, où il frappe la vieille avec la même hache, à coups redoublés, mais il a beau se pencher pour voir le visage mort, il ne voit toujours qu’un visage hilare. La vieille se moque de lui. Là, nous sommes dans le rêve, nous le savons par quelques indices discrets mais au début de la séquence, nous ne le savons pas vraiment, nous sommes tourneboulés. Ce rêve s’enchaîne à ses ruminations moroses. Dans ses songes fous, il s’est enivré à l’idée qu’elle n’était qu’un pou, et qu’il était justifié à l’exterminer (on est horrifié en pensant que c’était le même mot qu’utilisaient les nazis à propos de ceux qu’ils exterminaient dans les camps) mais il réalise alors avec angoisse que « le pou »… c’est peut-être bien lui. Les choses se retournent, les valeurs se confondent… comme parfois dans la « vraie vie » serait-on tenté de dire, au cours de ces brefs instants de confusion où nous ne savons plus très bien qui nous sommes, ce que nous pensons vraiment, à qui nous nous identifions : sommes-nous « de gauche », sommes-nous « de droite », honnêtement, nous ne le savons plus très bien, la question nous paraît aussi absurde que si nous la posions à propos d’un Raskolnikov qui, dans ses moments les plus exaltés, à la fois rêve de secourir les plus humbles et se compare à Napoléon.

***

Raskolnikov se voit en Napoléon… alors qu’après ce qu’on voit et entend à propos de l’empereur, ces jours-ci, pour la célébration de son bicentenaire (belle émission sur Arte concernant son rapport à la mort, par exemple) on serait plutôt tenté de penser que celui-ci, au contraire, n’était qu’un Raskolnikov, mais un Raskolnikov ayant vécu jusqu’au bout et sans remord son rêve ou plutôt son cauchemar. Ce fameux Bonaparte était un fou, il faut être fou pour se saisir du pouvoir comme il l’a fait, il faut être fou pour s’exposer sur le pont d’Arcole, rêver de conquérir l’Egypte et, après, l’Inde, pour aller traquer le tsar chez lui et en revenir par un hiver terrible, fou encore pour avoir cru que l’on pouvait revenir de l’île d’Elbe et reprendre le pouvoir, de s’exposer aux tirs des grenadiers du roi au bord du lac de Laffrey avant de poursuivre la route vers Grenoble, Lyon et puis Paris, fou pour croire qu’il allait « se refaire » en livrant bataille aux coalisés, seul contre tous dans la triste plaine de Waterloo… mais avec Napoléon, les rêves et les cauchemars se traduisent dans le réel, les « incidents » d’un réseau (réseau de neurones s’entend ici) provoquent les cataclysmes de l’Histoire qui est un autre réseau, mais avec des effets beaucoup plus graves, amplifiés, qui se chiffrent en nombre de morts et de villes détruites.

Voilà un sujet de réflexion fascinant : comment ça passe d’un réseau inconscient à un réseau sociétal, du psychisme d’un individu à l’Histoire, interconnexion de réseaux disait je ne sais plus quel spécialiste de sciences cognitives, mais comment s’opère le passage de l’un à l’autre ?

Raskolnikov, lui, n’aura fait que deux victimes, ce n’est pas beaucoup, après tout. C’est déjà trop. Nul ne sait si Napoléon a ruminé comme l’a fait l’anti-héros russe, la souffrance et le remords d’avoir provoqué tant d’homicides.

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3 commentaires pour Carnet de lecture: « Crime et châtiment » (2), des problèmes de la traduction, de l’aveu, du rêve et de la réalité

  1. Debra dit :

    J’ai eu la chance d’entendre André Markovicz parler de Dostoevski plusieurs soirs de suite chez Chantal Morel, il y a longtemps maintenant. Il était une personnalité flamboyante, passionnée, mais qui suis-je pour assassiner des personnalités flamboyantes, dans la mesure où je m’interdis de lancer des pierres, ou me moquer de la charité ?
    Que Markovicz ait voulu VIVRE en traduisant Dostoevski, qu’il ait cherché un Verbe moins édulcoré que le français qui nous parvient depuis le 18ème siècle, un peu délavé, ne facilitant pas l’incarnation, je ne vois pas le mal.
    On peut entendre toute l’idéologie… chrétienne de l’abnégation derrière ce que nous exigeons de nos passeurs du grand art. Si seulement les oeuvres en sortaient grandies, mais je ne le crois pas. Il ne faut pas se sacrifier quand le sacrifice n’est pas absolument nécessaire ; c’est péché. Et ça amène une forme de misérabilisme qui est péché aussi.
    Mais je vous accorde que ce dossier est délicat et épineux. Comment faire la différence entre servir l’oeuvre et servir son propre égo à une époque où on perd le Nord (mais ne risque-t-on pas de perdre le Nord à toutes les époques ?) ? Et encore une fois, n’est-ce pas possible de servir l’oeuvre ET son « égo » ? Où est le mal ? Y en-a-il un ? (Petit plaidoyer pour « ET » au lieu du « ou bien/ou bien » EXCLUSIF)

    Je vois une tendance générale depuis plusieurs siècles à étouffer la vie en nous. Faire périr le Mal, en faisant périr toute vie qui pourrait incliner au Mal. (Même Adolf rêvait de fabriquer des soldats-machines qui tueraient automatiquement, sans éprouver le plaisir… animal de tuer.)
    C’est pernicieux. Encore une fois, ça ne nous agrandit pas.
    Oui, par les temps qui courent, Napoléon était fou. Mais nous ? nos nez sont collés au ras de la moquette industrielle, et nous voyons la folie partout.
    Je lisais dernièrement que quand Napoléon a envahi l’Egypte, les populations locales étaient mystifiées en voyant que ses soldats ne se livraient pas à ce à quoi les soldats se livrent depuis la nuit des temps : au pillage et aux viols collectifs. On pourra dire que la « civilisation » a fait un bond en avant avec Napoléon… mais… à quel prix ?

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    • alainlecomte dit :

      je n’en veux pas à André Markovicz, sa traduction nous aide à mieux entrer dans l’oeuvre. On peut juste rêver que parfois, les humains fassent des choses juste pour la beauté et dans le plus pur désintéressement, et non en escomptant quelque gloire qui, dans le cas présent, finit par voiler un peu celle qui revient à l’auteur.

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      • Debra dit :

        Oui… nous avons soif de penser que l’être humain puisse faire des choses par… grâce, en l’opposant à l’intérêt. L’Homme est toujours aussi féru d’absolu, vous ne le trouvez pas ?
        Mais ça ne Nous empêche pas de titiller jusqu’à ce que Nous trouvions deux atomes de ce que nous prenons pour de l’intérêt pour disqualifier les plus nobles d’entre Nous…

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