Je reprends ma réflexion sur vérité et universalisme entamée il y a quelques semaines (voir 1 et 2). Cette fois c’est à la lumière de discussions sur les médecines, de points de vue négatifs sur la science et de la rencontre de Nastassja Martin, l’anthropologue vue et écoutée ce jeudi lors de son passage à la librairie « Le square » de Grenoble. Le tout sur un fond de Nouveau Réalisme, ce courant philosophique porté en partie en France par Jocelyn Benoist (mais aussi dans une certaine mesure, comme j’en fais l’hypothèse, par un logicien comme Girard). Il m’est difficile de faire à ce stade un texte lisse et articulé, disons-le : un texte académique. Je crois, comme d’autres (et en particulier Nastassja Martin elle-même qui écrit, avec son ami philosophe Baptiste Morizot, un texte mi-scientifique mi-philosophique dans une revue éditée par une école d’art de Genève) qu’il est possible de proposer une réflexion sous forme de fragments.
1- D’autres débats que celui concernant le voile et la laïcité agitent sans fin notre société, surtout depuis que les questions qui la traversent s’inscrivent librement sur la médiasphère des réseaux sociaux (au point que l’on se demande parfois si cette médiasphère n’est pas devenue la quintessence de la société pour autant que nous ayons défini celle-ci comme ensemble de débats et de conversations) comme le débat sur la médecine, ou plus précisément sur les médecines : allopathie, homéopathie, médecines parallèles etc. incluant même la psychanalyse. La question (toute académique) est bien entendu de savoir lesquelles de ces médecines sont scientifiquement fondées. Les tenants du non remboursement de l’homéopathie et autres médecines parallèles – je traiterai à part le cas de la psychanalyse, qui ne se revendique pas comme une médecine « parallèle » – font valoir (à juste titre au premier aspect) que jamais aucun protocole expérimental n’a pu établir l’efficacité de ces dernières, qu’il n’a jamais été possible au cours de tests « à l’aveugle » de montrer que les traitements homéopathiques par exemple étaient plus efficaces que n’importe quel placebo. Les tenants de la prise en compte égalitaire des médecines parallèles par rapport à la médecine classique font valoir que là n’est pas le problème, que même si l’homéopathie repose sur un effet placebo, elle est efficace puisque l’effet placebo est justement efficace. Dans le cas de la psychanalyse, ses adversaires adoptent le même point de vue que les tenants du non remboursement de l’homéopathie, s’appuyant là aussi sur une absence de preuve, ses partisans au contraire s’appuyant souvent sur une expérience personnelle pour dire que la psychanalyse les a aidés soit à recouvrer une certaine santé mentale, soit tout bonnement à dénouer un écheveau de problèmes qui les empêchait d’agir en toute liberté. Ces questions sont graves et soulèvent elles aussi la « méta » question de l’existence d’une vérité, au sens d’une vérité universelle. Or, à y réfléchir, il apparaît difficile là encore de poser les règles d’une telle vérité universelle pour la simple raison qu’à lire les débats auxquels je fais allusion, il apparaît nettement que les tenants des différentes positions ont des points de vue de sujet complètement différents. Le choix entre la thèse A et la thèse B n’est pas alors une question de discrimination impartiale, objective. Adopter un point de vue sur la médecine dépend en effet crucialement du point de vue que nous avons sur notre corps, et au-delà, sur notre être même. Qui considère son corps à l’instar d’une machine qui fonctionne bien ou mal sera sensible à l’argument de scientificité selon lequel on est nécessairement mieux soigné par un traitement dont l’efficacité a été statistiquement prouvée. En général ce point de vue sera couplé avec une conception de dualité du corps et de l’esprit : l’esprit fonctionne bien si le corps fonctionne bien et si l’esprit fonctionne mal (dépressions, angoisse, pertes de sommeil) alors il sera naturel de faire appel à des traitements du même genre que ceux dont on se sert pour guérir le corps (anti-dépresseurs, somnifères…). Mais à côté de ce point de vue (peut-être majoritaire dans la population), il en est un autre, qui considère justement que le corps ne saurait se ramener à une machine et que l’esprit n’en est pas une entité séparée. De plus, le corps/esprit, le moi en quelque sorte, est alors plutôt vécu comme destin. Il ne « fonctionne » pas, il est l’absolu indépassable à l’intérieur duquel nous faisons chaque jour et chaque heure l’expérience de la vie. Pour les êtres humains qui partagent ce point de vue, la psychanalyse par exemple apparaît comme une manière de mieux se connaître soi-même et de mieux s’identifier à son destin. Ils n’en attendent pas un « remède pour guérir », ils pourraient même demander : « guérir de quoi ? ». Comme le disait Sartre, on ne guérit pas de soi-même. De même le recours à de l’homéopathie ou une autre sorte de médecine parallèle peut être le résultat d’un choix, mais d’un choix qui n’est guère analogue à celui que l’on fait entre une tasse de thé et une tasse de café qui est un choix dont les issues auraient des probabilités comparables. Ici les alternatives ne sont sûrement pas comparables en termes de probabilités, elles reflètent simplement un mode de vie, c’est une façon d’être au monde. Et nul ne peut contester la manière dont une personne, un sujet, se pose dans le monde.

2- La science a mauvaise presse. Même chez les écrivains dont je loue le talent, comme Sylvain Tesson, je trouve trace de cette abhorration (« La poésie ? Absente. La connaissance progressait-elle ? Pas sûr. La science masquait ses limites derrière l’accumulation des données numériques » – p.40). Or, il est des domaines où seule la science telle que nous la connaissons peut nous emmener très loin, au-delà de nous-mêmes, dans des voyages que ne renierait pas le globe-trotter célèbre, des voyages à l’autre bout de l’univers par exemple. Qu’y a-t-il de plus définitivement beau et … plein de poésie que les anneaux verticaux d’Uranus, sa lumière bleue, les geysers de huit mille mètres de Triton, les pluies de diamants sur Neptune et la plaine en forme de cœur qui s’étale sur Pluton, tels que nous les retransmettent les sondes spatiales Voyager II ou New Horizons lancées à l’assaut des confins du système solaire ? Quel auteur imaginerait les surprises que ces explorations nous apportent ? Seulement voilà, cette science ne nous permet pas pour l’instant de comprendre tous les phénomènes, et certains voyageurs, anthropologues ou ethnologues en saisissent instinctivement les limites. La science a ses zones blanches.
3- Je disais dans mon dernier article sur ce blog que l’on pourrait bien, après tout, avoir de la nature la conception qu’en ont les vieux chamans de l’ethnie Gwich’in, en Alaska, celle pour laquelle rien ne peut se retrancher du monde, que nos pensées et nos rêves en font définitivement partie, perspective que l’on peut qualifier d’animiste selon les termes de Philippe Descola. Ce n’est certainement pas le point de vue de la science classique. Bitbol a exposé autrefois la façon dont Schrödinger avait théorisé la chose : il n’y a de science possible qu’après élision du sujet, donc de toutes ses traces : rêves, pensées, désirs. Sauf que élision n’est pas synonyme de disparition, du sujet élidé il reste quelque chose. Une trace. L’accent circonflexe sur le « e » de « forêt », c’est là bien sûr où il y a une faille, une perspective qui s’ouvre vers un ailleurs, un mode de pensée complémentaire. Dans cet article, je disais qu’on aurait mieux fait peut-être d’adopter le cadre de pensée des Gwich’ins que celui qui régit la science moderne qui, quoiqu’on veuille ou pense, demeure le vieux cadre ancien qui s’organise sur l’axe sujet-objet. Ceci dit, cela n’aurait pas empêché la science de se faire, du moins je le crois, même si c’est sur des axiomes et principes légèrement différents.


4- Le point de vue du vieux sage de la tribu des bords de la rivière Yukon n’est ni absurde, ni même étranger à notre façon de penser, je relèverai ainsi qu’il ne me semble pas si éloigné de celui que développent les philosophes actuels que l’on regroupe parfois sous la bannière du « Nouveau Réalisme » comme Markus Gabriel et, dans une bien moindre mesure, Jocelyn Benoist et quelques autres. Le monde comme ensemble de tout ce qui existe, y compris nos pensées et nos songes(1). Certes, les Nouveaux Réalistes se limitent aux pensées et aux songes des humains, ils ne s’aventurent guère du côté des loups, des abeilles, des ours et des léopards. C’est ce qui leur manque (je plaisante un peu en disant cela). En tout cas cela fait leur différence avec la pensée animiste. Mais imaginons, enhardissons-nous jusqu’aux portes de l’altérité, allons même jusqu’à penser que l’autre n’est pas si autre que cela – c’est ce à quoi nous invite l’anthropologue Nastassja Martin – alors font partie du réel non seulement les rêves des humains, mais ceux des non-humains, si vous pensez que votre chien ne rêve pas, alors admettez que les sursauts, les pulsions qu’il a durant son sommeil font partie de la réalité eux aussi. Nous sommes près de la manière de penser des Gwich’in ou des Evènes : ils disent que pendant notre sommeil, nos rêves vont rencontrer ceux des animaux, et que cela est vital pour que le lendemain, nous sachions où et comment nous déplacer pour ne pas les déranger. Evidemment Nastassja n’avait pas rêvé ou pas rêvé assez ou bien n’avait pas su interpréter son rêve, sinon elle ne serait pas tombée nez à nez avec l’ours brun… Ces idées sont contraires à notre système habituel de pensée, elles n’ont pas droit de cité au sein de la science occidentale, sauf quand un ou une ethnologue les couche sur du papier, ou bien quand certains philosophes font une partie du chemin vers elles (N. Martin a écrit un texte remarquable en collaboration avec un philosophe, Baptiste Morizot).

5- Pour revenir au « Nouveau Réalisme », selon les philosophes de ce courant, y compris ceux qui sont moins provocateurs que Markus Gabriel, comme Jocelyn Benoist, nos perceptions, nos songes, nos expressions du langage sont dans le monde, appartiennent au monde et y voisinent avec les « objets » qu’elles prétendent percevoir ou exprimer. L’idée centrale de Jocelyn Benoist est que les objets sont des normes, cela veut dire que, lorsque nous appréhendons une matière première brute (un « bruit » par exemple), nous la transformons en objet (par exemple en un « son ») si nous avons une norme pour le faire, ou plutôt : si une norme est disponible pour le faire (dans notre environnement à défaut de notre esprit). Cette vision des choses est la même que celle développée par un logicien comme Girard dans la notion de « format » (telle que définie dans son petit livre sur la transparence). Il y a une façon d’interpréter le théorème d’incomplétude de Gödel qui consiste à dire qu’il n’existe aucun format permettant de décrire tout ce qui est vrai dans un domaine tel que celui des nombres. Le fait qu’il y ait des systèmes complets (pour la logique des prédicats du premier ordre par exemple) n’est que l’illustration de ce que seuls des domaines rudimentaires ont la capacité de trouver un système de formats permettant de les décrire. On peut en venir à l’idée qu’une vérité consiste toujours dans un élément de réel qui peut être pris dans un format. C’est la définition que j’adopte : le vrai est à la mesure d’un format. Mais comme on le devine, si nous prenons en compte l’ensemble de ce qui est, alors évidemment il n’y a pas assez de formats pour le décrire. Comme exemple : dans le cas gödelien, j’entends par « format » le fait d’être en capacité d’être déduit à partir d’axiomes et de règles de déduction. La science fournit ainsi des formats déterminants, mais elle ne recouvre pas tout.
6- Noter au passage que si même les logiciens pensent en termes de formats, il doit bien être possible de faire de la science sur une autre base que la séparation « sujet – objet », sur une base où les deux se combineraient, au contraire, pour laisser la place à l’opposition entre une matière brute et des « formats » ou « normes »(2).

7- Mais qu’il faille des formats pour saisir la réalité, après tout, nul n’en doute. Nastassja Martin, quand elle revient chez les Evènes et qu’elle découvre que même son amie Daria a besoin de mettre des mots sur l’événement terrible qu’elle a vécu, est déboussolée, elle souffre de ce que les formats soient ressentis comme nécessaires. Tout doit entrer dans une case, en somme. Même quelque chose qui outrepasse toutes les cases. Les formats de l’animisme sont tout autant limités que ceux du naturalisme ou de la science. Ils ne parviennent pas à saisir les formes d’hybridation, les « êtres de métamorphose » comme elle les appelle : « chez les Gwich’in, certains pans de monde ne sont pas socialisés. Les humains n’ont pas mis en place de relations claires avec certaines entités : les « êtres de la métamorphose » ». Elle précise qu’il peut s’agir de «lieux, trous noirs « désocialisés » autour desquels les humains tournent pourtant, physiquement lors de leurs chasses ou par leurs évocations lors du temps des histoires », ou bien de « créatures, comme les naa’in, hommes des bois énigmatiques et mystérieux signifiant la zone frontière entre ce qui est encore humain, et ce qui ne l’est plus ». D’un point de vue naturaliste (ou « scientifique ») les choses ne vont guère mieux. On a longtemps défini la notion d’espèce (depuis Ernst Mayr dans la seconde moitié du XXème siècle) comme un ensemble de populations interfertiles, or voilà que de nouveaux animaux apparaissent, comme le coywolf et le pizzly (aussi appelé grolar!), qui sont interféconds avec d’autres espèces(3).


8- Revenons au début de ce billet – passablement embrouillé ! – je parlais de diverses « positions de sujet », on pourrait tout aussi bien parler de systèmes de formats. Sont à notre disposition des formats distincts pour parler de notre corps ou de notre santé. Dans le deuxième paragraphe, je parlais de la science comme paradigme en général orthogonal à la façon dont les êtres humains qui vivent sous le cercle arctique conçoivent le monde. La science fournit des formats qui s’avèrent déterminants (puisque, grâce à eux, nous pouvons explorer d’autres planètes, mieux comprendre la Terre et son activité sismique, accéder à notre cerveau comme lieu d’activité neuronale etc.) mais qui sont insuffisants à la saisie de toutes les réalités. Mais l’animisme n’y arrive guère mieux. Dans le texte écrit sur le site de HEAD, on cite en particulier les « êtres de la métamorphose », naa’in et autres produits de métamorphoses pour lesquels, littéralement, il n’est point de format. Comme le dit N. Martin encore, il arrive que l’on soit dans la situation du petit enfant qui s’évertue à faire entrer une forme ronde dans un trou carré ou l’inverse. La question qui surgit alors est celle de l’hybridation, non plus au niveau des espèces biologiques mais à celui de la pensée, c’est-à-dire de la recherche de formats nouveaux, intégrant ceux de la science et ceux des autres modes de pensée (qui sont toujours aussi des modes de vie). Hybridation entre les systèmes de pensée comme perspective pour atteindre ce qui nous échappe encore et cause notre désarroi total devant, notamment, la crise climatique et les risques d’effondrement. Il est symptomatique que, au moins dans le Grand Nord, ce soit ces changements climatiques qui génèrent ces « troubles nouveaux », ces animaux hybrides, car cela nous indique que c’est peut-être à partir d’une hybridation, mais mentale, que nous serons capables un jour de mettre des noms sur ce qui peut nous sauver.
La Nature unidimensionnelle, unifiée par les modernes comme cet univers de matière régi par des lois mathématiques, et susceptible d’exploitation rationnelle et/ou de sanctuarisation, cette nature monte sur scène éclatée en mille formes de vie, et réclame un autre script, une autre partition.
dit le texte que j’ai plusieurs fois cité.
(1) Il peut sembler que cela fasse trop, ce qui explique que Markus Gabriel ait finalement proclamé que « le monde n’existait pas ». J’ai écrit un article très critique sur ce sujet il y a quelques années, dont je ne renie rien : le philosophe allemand avait construit tout un système pour lequel existait, selon lui, tout ce qui apparaissait dans un « champ de signification », et les champs en question s’imbriquaient les uns dans les autres jusqu’à ce que l’on constate qu’il n’y avait aucun champ de tous les champs… mais rien n’oblige à une démarche totalisatrice : le monde n’existe pas en tant qu’ensemble de tous les ensembles, voilà à quoi l’affirmation de Gabriel se résume et ce n’est pas une affirmation neuve (Cantor etc.), mais cela n’empêche pas le monde de tourner (ni les mathématiques de se faire). Ce que je reprochais à Markus Gabriel, c’était de rabaisser la notion de science à une vision… « fétichiste » du monde ne valant pas mieux que tel ou tel discours religieux, ce qui est terriblement ambigu dans le contexte actuel car finirait par nous faire admettre que, dans le fond, qu’importe si l’on croit que la Terre est plate puisque cette thèse « vaudrait » celle selon laquelle elle est sphérique.
(2) Il y a chez Girard la tentation sans doute vaine d’extrapoler sa conception de la logique à une conception du monde. Il « découvre » alors forcément que les métathéorèmes sur lesquels se fonde la logique classique (théorèmes de consistance ou de complétude) sont affreusement naïfs et quasiment tautologiques, ils font du surplace alors qu’il souhaiterait que cela rende compte de la réalité.
(3) citation du texte de la revue ISSUE : « La perspective de notre anthropologue consiste à historiciser l’ontologie animiste des Gwich’in, pour montrer comment elle répond aux métamorphoses environnementales accélérées induites par le réchauffement climatique, dont les effets sont beaucoup plus sensibles sur l’environnement du Grand Nord qu’ailleurs. Les chasseurs Gwich’in sont en effet actuellement submergés par certains êtres qu’ils ne connaissent pas, et par d’autres qui sont devenus incompréhensibles. Il y a le coywolf, même s’il n’est pas central parce que très marginal en Alaska ; il y a surtout l’hybride du grizzly et de l’ours polaire (le pizzly), ce dernier poussé par la faim et la fonte des glaces commençant à descendre au Sud et à y rencontrer son cousin subarctique ».
Le non-remboursement des médicaments homéopathiques fait partie du « scientisme » d’un gouvernement où tout – même la médecine – doit pouvoir être mis en chiffre et d’où l’humain est tout simplement absent. La révolte actuelle des médecins et des personnels hospitaliers en est un « symptôme » significatif (pour ne pas dire un… « virus » libéral).
L’hypnose ne produit-elle aucun effet ? Même un placebo, s’il permet une amélioration du malade, doit-il être rejeté ?
« Nouveaux réalistes » ? Je préfère à ces philosophes emberlificotés les peintres dynamiques du mouvement du même nom… 🙂
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Merci pour le commentaire. Les philosophes ne sont pas si emberlificotés que ça. Jocelyn Benoist est assez clair et surtout, ils essaient d’être au plus près du concret, en tout cas, ils s’opposent au scientisme.
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