Lisant « au cœur des ténèbres »

Il y a des livres qui sont tellement puissamment écrits, qui apportent tellement de souffle à toutes leurs phrases qu’on a envie de revenir sans fin sur elles pour les comprendre dans leurs moindres détails et les savourer comme des fruits, même si elles nous semblent parfois amères. On met très longtemps à les lire, même s’ils sont relativement courts, tant on retarde le moment de les refermer, on en goûte la saveur chaque soir avant de s’endormir même si elle est un peu putride, glissant vers cet état un peu âpre des denrées trop vieilles. Un livre de cette sorte est Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad. Je suis venu vers lui à la suite de ma rencontre avec un texte qui en était extrait lors de la visite de l’exposition « Bacon en toutes lettres ». Bacon s’en est inspiré pour l’un de ses triptyques, celui de 1976, et il fait partie des livres que l’on a retrouvés dans sa bibliothèque. Il était donc en vente à la sortie, et je me suis précipité pour l’acheter, avec curiosité d’abord, puis avec un grand désir ensuite. La première page m’a envoûté, je ne sais combien de fois je l’ai relue, puis, prenant prétexte qu’aux Beaux-Arts, on nous demandait de peindre des tableaux inspirés de descriptions de paysages ou de portraits, j’ai essayé de la retranscrire sur papier, à l’acrylique, premier croquis avant peut-être de me mettre à réaliser une vraie toile. Je donne ici cette première épreuve.

L’estuaire de la Tamise s’étendait devant nous, comme l’entrée d’un interminable chenal. Vers le large, ciel et mer se soudaient sans limite visible, et dans cet espace lumineux les voiles brunies des gabares qui avaient été portées par le flot semblaient suspendues en rouges bouquets de toile très apiqués, où luisait le vernis des livardes. Une brume légère flottait sur les rives basses dont le profil plat allait se perdre dans la mer. Au-dessus de Gravesend, l’air était sombre et, plus loin encore en arrière, paraissait condensé en lugubres ténèbres qui s’étendaient, pesantes et inertes, à l’aplomb de la plus vaste et de la plus grande ville du monde […] Marlow était assis en tailleur, tout à l’arrière, adossé au mât d’artimon. Les joues creuses, le teint jaune, le dos droit lui donnaient l’air d’un ascète, et les bras le long du corps, la paumes des mains ouvertes, il ressemblait à une idole.

Ce livre est d’un autre temps (il fut écrit en 1899), on y utilise un vocabulaire qui n’a plus cours, y parlant de « sauvages » et de « nègres », ou bien y glorifiant la recherche de l’ivoire, laissant supposer d’horribles massacres, et des animaux « féroces » pris pour cibles. Mais ce n’est pas l’auteur qui s’exprime ainsi, c’est son double, le capitaine Marlow, dont le récit est enchâssé dans celui du narrateur. Conrad est l’un des premiers grands écrivains à s’en prendre au colonialisme et ce livre est une charge puissante contre les pratiques qui lui sont liées. « La conquête de la planète, qui signifie pour l’essentiel qu’on l’arrache à ceux qui n’ont pas le même teint, ou bien ont le nez un peu plus camus que nous, n’est pas un joli spectacle, si l’on y regarde de trop près » dit Marlow. Il ajoute tout de suite après : « La seule chose qui la rachète, c’est l’idée. Une idée qu’il y a la-derrière : non pas un faux-semblant sentimental, mais une idée ; et une foi désintéressée en cette idée – quelque chose que l’on puisse exalter, devant quoi s’incliner, à quoi offrir un sacrifice… ». On frissonne face à cet enthousiasme qui va nous mener au pire et si on veut bien se mettre à l’écoute, rechercher au-delà du semblant des mots ce qui peut s’agiter d’affects, de désirs – il en est de monstrueux – de délires aussi, on ne peut qu’être ému, renversé par une soif de départ et d’exploration qui a animé l’humanité depuis son aube. Les premiers chasseurs-cueilleurs qui migraient d’un continent à l’autre, leur seule lance à la main, et quelques babioles, avaient probablement ce souci éperdu de l’espace. Et plus tard, bien plus tard, ici à la fin du XIXème siècle, les hommes et les femmes qui partirent « explorer le monde » avaient aussi en eux cette « foi » déraisonnable et déraisonnée. Pour certains d’entre eux du moins. Comme ce Marlow qui ne tient pas en place et a imploré une vieille tante afin de l’aider à trouver un armateur pour l’expédier au fond de l’inconnu. Pour d’autres, on le devine vite, rien d’autre que l’argent ne les motive. Ils sont prêts à subir les chaleurs et les maladies tropicales juste pour de l’or.

Francis Bacon – Triptyque – 1976

« Au coeur des ténèbres » est le récit d’une exploration très spéciale puisque le conquérant a déjà atteint le lieu ultime, il s’appelle Kurtz (c’est lui qui a inspiré le personnage joué par Marlon Brando dans le film de Coppola, « Apocalypse Now »). Ce Kurtz est un monstre, il termine sa vie comme un fou massacreur, les boules que Marlow et ses compagnons devinent au loin plantées sur des piquets délimitant la maison de lianes où se cache le fauve sont en réalité des têtes humaines accrochées comme des trophées, et pourtant Marlow, le narrateur, l’aime, est fasciné par lui, jusqu’à poursuivre cette expédition au long du fleuve Congo afin uniquement de le retrouver. Officiellement, c’est parce que ce personnage, directeur d’un comptoir d’ivoire installé là par une firme coloniale, ne répond plus depuis longtemps. Autrefois admiré pour ses exploits, il est aujourd’hui craint et a semé le doute sur sa « loyauté » envers ses employeurs. Une idée qui se répand en ces temps-là est celle selon laquelle le colonialisme se fait pour la bonne cause : apporter « la civilisation aux peuples sauvages » et Kurtz, n’en doutons pas, est parti avec cette « idée » là, emportant avec lui ce qu’il sait ou croit savoir de la Philosophie des Lumières. Mais en cours de route, les Lumières se sont muées en Ténèbres. C’est là la grande histoire du colonialisme, dont il faut se souvenir qu’au départ il était soutenu par des politiciens qui, à l’époque, passaient pour être « la gauche » (la droite rechignait car elle se disait que tout cela allait coûter trop cher, et de fait, elle avait raison!). Un récit surtout franco-belgo-britannique comme nous le rappelle Conrad. Marlow s’ennuyant sur les berges de la Tamise, va chercher, grâce à l’entremise de la tante citée plus haut, un job de capitaine sur un vapeur dépendant d’une société continentale qui explore les abords du fleuve Congo. Le bateau s’enfonce dans le continent vert, fleuve bordé d’une impénétrable forêt, cris déchirants poussés dans la nuit par les membres de tribus apeurées et asservies par les colons jusqu’à l’échouage, l’accident qui contraint l’équipage à attendre de longs mois les pièces nécessaires à la réparation, en particulier les rivets, les fameux rivets qui n’arrivent jamais.

La descente le long du Congo est racontée par Marlow alors que celui-ci se trouve sur la Tamise. Le fleuve qui traverse Londres va s’ouvrir vers la mer sous une lumière qui, telle qu’elle est décrite, rappelle Turner, alors que la ville en amont apparaît comme une forteresse sombre et rappelle, quant à elle, certaines des toiles de Monet. Les deux fleuves se répondent à des siècles de distance : le fleuve anglais n’a-t-il pas, lui aussi, connu ses comptoirs, les antiques Romains ne l’ont-ils pas parcouru comme plus tard l’ont fait les Européens colonisateurs avec le fleuve Congo? Ce qui fascinait Bacon, semble-t-il, dans ce livre, c’était le côté réversible des événements : qui nous apparaît civilisé s’avère avoir des comportements sauvages et les prétendus sauvages au contraire savent montrer des comportements élégants voire majestueux. Si la descente de la Tamise vient en écho de celle du Congo, celle-ci s’avérera de plus en plus comme métaphorisant une descente au fond de soi, Marlow l’avoue et le confesse, c’est la raison pour laquelle on se perd avec délectation dans ces pages.

C’est aussi la métaphore d’une analyse avec ses résistances et ses transferts : les flèches sortent des taillis touffus où le refoulé est en embuscade. On apprendra plus tard que c’est Kurtz qui a envoyé cette escouade pour retarder voire stopper l’avancée des explorateurs. La descente est ponctuée d’apparitions suffocantes qui sont comme des rêves, ainsi de celle d’une femme élancée, vêtue comme une guerrière qu’on devine être une maîtresse de l’ogre tapi dans son palais de verdure.

A la fin, Kurtz meurt, on pourrait l’imaginer percé de flèches, mais c’est d’un mal obscur attrapé sous ces tropiques. Il meurt à bord du bateau dont on imagine la marche sans fin.

Pourtant Conrad a trouvé bon d’ajouter une seconde fin, comme une sorte de réconciliation avec le monde ouvert et dit civilisé. Il va voir la « fiancée » de Kurtz et lui annonce la mort de celui qu’elle a aimé et qu’elle verra à jamais sous l’image idéalisée d’un homme raffiné. Marlow ne peut que lui dire qu’il l’a aimée aussi, jusqu’à mentir et lui dire que ses derniers mots furent pour elle, alors que, comme chacun sait, les derniers mots furent : « l’horreur, l’horreur ». Ces mots repris dans le texte lu en accompagnement des tableaux de Francis Bacon. Comment interpréter cette double fin ? J’y vois comme le souci de revenir à la vie consciente après s’être enfoncé dans un monde de rêves et de fantasmes.

Ce qui frappe particulièrement à la lecture est le rythme des phrases, comme une mélopée. La forme du texte est en elle-même la description partielle du paysage et des bruits lancinants qui le traversent, cris d’animaux, sifflements, craquements des branches, clapotis de l’eau, grondement du moteur et claquement des roues à aube, attaques fulgurantes des tribus. Pas étonnant qu’on le lise avec effarement, qu’on sente presque au-delà de lui, notre cœur qui bat au même rythme que celui des mots. Une lecture récente sur un blog qui parlait de Claude Simon (à propos des Georgiques) m’a rappelé qu’en théorie littéraire, on appelait hypotypose cette figure de style qui consiste à faire en sorte qu’un texte exprime par sa syntaxe et son rythme le paysage qu’il décrit. Voilà, c’est dit : nous sommes en pleine hypotypose.

Tommaso Protti, scène de violence en Amazonie

On pourrait lire ce texte comme un témoignage d’autrefois, un récit des horreurs perpétrés par les hommes blancs sur les terres d’Afrique, de leurs turpitudes, de l’exploitation monstrueuse d’un continent et croire qu’il n’en est plus ainsi. Or, s’il fallait un exemple de la perpétuation de cette infamie, il suffirait d’aller visiter l’exposition de photographies sur l’Amazonie qui se tient en ce moment à la Maison Européenne de la Photographie. L’auteur, Tommaso Protti, est un photojournaliste qui a parcouru des milliers de kilomètres dans l’Amazonie brésilienne depuis la région de Maranhao jusqu’à celle de Rondônia en passant par l’état de Parà. Il en a ramené une somme d’épreuves (au double sens du terme) qui montrent la déforestation, les brûlis, la surexploitation des populations, les bidonvilles en marge de villes comme Manaus qui s’étendent au détriment de la végétation, et ce qui reste de quelques peuples amazoniens photographiés en rang, femmes sexuellement exploitées et hommes transformés en bêtes de somme. Un autre fleuve arrive à notre imagination morbide, l’Amazone.

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3 commentaires pour Lisant « au cœur des ténèbres »

  1. On a donc failli se croiser à cette expo… ou une autre fois, bien avant, dans une librairie.
    Le colonel Kurtz était déjà présent sur les écrans avant de l’être au Centre Pompidou par Bacon interposé… Un livre fort et l’on comprend l’impact qu’il a eu sur certains artistes. 😉

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  2. Bel acrylique « croquant » la situation éminemment cinématographique… 🙂

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