Littérature en Suisse romande : Aubry, Greggio, Cornuz, Schifano

Morges – le château et « le livre sur les quais »

La Suisse encore une fois. Tout ce qu’elle a de confortable, d’amical, de chaleureux, entre le lac (Léman) et le Jura (vaudois)… Un village de toile tout temporaire le long des quais entre l’entrée du parc où coule la Morges et le Casino, et comme fond sonore le clapotis des vagues, le heurt des filins et le bruissement des conversations (pas d’annonces au haut-parleur, heureusement). Du 31 août au 2 septembre se tenait à Morges la manifestation littéraire « Le livre sur les quais ». (http://www.lelivresurlesquais.ch/) Elle avait quelques vedettes au programme pour attirer le chaland (Davis Foenkinos, Bernard Werber, Eric-Emmanuel Schmid…) mais elle réunissait surtout plus de deux cents auteurs, de Gwenaëlle Aubry et Pierre Assouline à Boualem Sansal et Jean Ziegler en passant par Christophe Boltanski, Jean-Noël Schifano, Metin Arditi ou Philippe Claudel et une foule d’écrivain-e-s moins connu-e-s. La littérature italienne était à l’honneur, c’est pourquoi l’on pouvait croiser Antonio Moresco (La petite lumière), Simonetta Greggio (Elsa, mon amour) et Gilda Piersanti (auteure de romans policiers). L’Afrique était là aussi, et bien là, représentée par Alain Mabanckou et Jean Bofane (Congo-Brazzaville et Congo-Kinshasa), et le Maghreb par Yasmina Khadra et Boualem Sansal, et la Suisse bien entendu (surtout romande) avec pour chef de file Metin Arditi (d’origine turque mais en Suisse depuis l’âge de sept ans) mais aussi toute cette foule d’écrivains romands que l’on connaît mal de ce côté-ci du Jura, les Darbellay, Bühler, Saussure, de Roulet etc. Asli Erdogan s’était faite excuser. Claire Chazal aussi. En revanche, Sepp Blatter était là… (présence bien incongrue!). Le cinéma était également présent, nous n’avons pas eu le temps d’en profiter, il devait pourtant être intéressant de rencontrer Patrice Leconte et Francis Reusser (le réalisateur de l’inoubliable Derborence)… à deux pas de la maison de Jean-Luc (qui, lui, n’était évidemment pas là). Le lac manifestait sa présence comme espace sur lequel la manifestation pouvait s’étendre, quittant les quais pour quelque aventure bien modeste – quelques ronds dans l’eau – pompeusement intitulée « croisière » qui emmène les visiteurs au gré des débats parfois plaisants (Ecrire l’Afrique avec les deux sus-nommés représentants du monde sub-sahélien) et d’autres fois plutôt houleux (car la houle absente de l’étendue aqueuse, il fallait bien sans doute qu’elle monte à bord, opposant Khadra, le romancier valeureux, à Del Valle, un idéologue d’extrême droite plutôt hargneux et méchant).

Morges – le lac Léman

Le samedi, dès le matin, par un vent qui s’engouffre sous les tables, relevant les nappes de papier, faisant s’envoler les programmes et forçant les auteurs à relever le col, j’entame mon parcours, m’approchant d’abord timidement d’Antonio Moresco, timidement parce qu’on ne peut être que timide face à un écrivain tel que lui, et par dessus le marché si timide lui-même. Comme il parle très peu français, et moi très peu l’italien, l’affaire est vite soldée, juste le temps de lui rappeler son passage à Grenoble pour présenter son livre « La petite lumière », un chef d’oeuvre autant de littérature fantastique que de retour sur soi-même et sur le monde de l’enfance.

A un autre bout de la salle, diagonalement opposée, une jeune femme discrète, cheveux courts, fin visage et lunettes à monture rouge, présente ses petits livres, prose poétique ou poèmes en prose on ne saurait choisir, son dernier étant un long monologue intérieur que lui a inspiré Henri Michaux avec sa Ralentie. Le livre s’intitule donc « Ma ralentie » et est publié chez l’éditeur suisse « éditions d’autre part », la femme discrète se nomme Odile Cornuz, (https://www.odilecornuz.ch/) et sa prose est un lent murmure, une douce interrogation de soi. Une confession poétique. Nous entrons dans la conversation sur la pointe des pieds. Elle est « neuchâteloise » mais plus spécifiquement chauds-de-fonnière et a, comme C., fréquenté le lycée Blaise Cendrars (dont je parlais ici il y a peu), et se souvient d’Yves Velan, cet écrivain de la génération d’avant (qui enseigna à ce même lycée). Encore jeune (39 ans), sa bio-biblio-graphie sur son site est déjà longue comme celle d’une vieille habituée des salons littéraires.

Comment passer la nuit ? Comment ne pas sursauter à tous les bruits non familiers ? Si proche de la mort, si près de cet amenuisement des forces, quasi l’extinction des feux. Tu revois toutes les bougies éteintes, les unes après les autres, tout au long de ta vie. Tu te revois dans ce mouvement – pas seulement les bougies d’anniversaire, de plus en plus nombreuses, puis les dizaines passent en symboles, le dix devient un, étrange, comme si ton âge rétrécissait – c’est l’épure, s’écrie la sagesse ; ta gueule rétorque l’enfance.
(Ma ralentie, extrait)

Odile Cornuz, Morges, 1er septembre, photo A.L.

Cet échange inespéré m’amène à arriver en retard à mon premier « débat » de la journée. Cave du château. Entre les vieilles hallebardes et les tentures du Moyen-Age, dialoguent Gwenaëlle Aubry et Simonetta Greggio. J’ai raté le début mais je devine tout de suite que la parole ici est dense du côté de la première et plutôt joyeuse de celui de la seconde. Aubry parle de « La folie Elisa » son dernier livreIl s’y agit de quatre femmes qui ont en commun de vouloir s’enfuir, et de se retrouver dans une même maison pour se réparer des événements qu’elles ont subis, dont l’attentat du Bataclan. Gwenaëlle Aubry dit que ces femmes ont vu s’effondrer des murs en leur intérieur pendant que des murs s’érigeaient à l’extérieur. Toutes les quatre quittent la scène à la fois littéralement (elles sont danseuse, comédienne, chanteuse rock) et métaphoriquement, pour se reconstruire, une par chambre de cette maison-refuge. Mais grave est la voix de l’auteure, et basse, et précipitée si bien qu’on ne comprend pas tout ce qu’elle dit. On entend des rumeurs de la guerre, des exils de migrants, surnage à un moment le nom « d’Enigma », la fameuse machine allemande dont on dit que Turing découvrit le secret, mais il n’était pas le seul à travailler, l’une des quatre femmes du roman avait un oncle à l’origine des feuilles perforées utilisées dans la solution du problème. Feuille, folia, folie… 

Gwenaëlle Aubry

Simonetta Greggio

Simonetta Greggio offre plus de clarté, son thème à elle est plus facile : Elsa MoranteElsa Morante, à la fois une lumière au XXème siècle (centre de gravité de la vie intellectuelle italienne, reliant Pasolini, Moravia, Fellini, et bien d’autres encore, dont ce Renato Caccioppoli dont je parlerai bientôt) et un monstre de hargne et de ténacité, dont on apprend qu’elle eut deux pères, l’un réel et biologique : l’amant de sa mère, qui lui rendait visite une fois par an (chaque fois pour un nouvel enfant!) et l’autre « officiel » pour l’état-civil, homosexuel qui passait le plus clair de sa vie au fond d’une cave… Les deux écrivaines s’entendent sur le rôle de la lecture : le lecteur est un écrivain à son tour dit Gwenaëlle, il réécrit l’oeuvre qui lui est tendue, et pour chacun de nous, lecteurs, à chaque fois un nouveau réseau de significations se révèle, faisant résonner au sein du livre des accords qui n’avaient peut-être encore jamais sonné ensemble.

Lapresse/Archivio Storico04-07-1948 Roma , Elsa Morante

Je me promets d’aller rencontrer ces deux femmes lorsqu’elles seront au stand qui leur a été attribué, et bien entendu de les lire dès que possible, et de reparler de leurs livres peut-être sur ce blog. Je retrouverai Simonetta Greggio mais jamais Gwenaëlle Aubry, rétive sans doute aux séances de dédicaces.

Renato Caccioppoli

La rencontre avec l’écrivaine italienne est joyeuse, comme je m’y attendais. Et elle est à l’origine d’une autre rencontre. Comme je lui parle d’autres livres ayant été publiés sur Elsa Morante (je pense à ce moment-là à celui, tout récent, de René de Ceccaty – bien documenté mais très mal écrit, ceci dit en passant), elle m’aiguille vers son voisin, qui n’est autre que Jean-Noël Schifano, auteur d’un livre de souvenirs sur l’écrivaine italienne (E.M. ou la divine barbare, chez Gallimard). Schifano est un grand connaisseur de l’Italie et plus particulièrement de Naples, dont il a écrit un dictionnaire amoureux. Il a été un grand ami de Morante, et me raconte qu’il lui a tenu la main jusqu’au bout, à en rendre Moravia jaloux. Elle lui faisait ses confidences et lui parlait entre autres de ce Renato déjà mentionné et qui lui donne le sujet de son dernier livre : Le coq de Renato Caccioppoli. Schifano parle de ce livre avec un enthousiasme et une générosité qui me conquièrent aussitôt, d’autant que je vois sur la quatrième de couverture que ce Caccioppoli fut un mathématicien de génie, internationalement connu à son époque (les années trente surtout) pour ses travaux en analyse fonctionnelle et ses résultats sur les fonctions analytiques à plusieurs variables. Mais s’il est un être de légende, ce n’est pas seulement pour cela, c’est aussi pour son opposition héroïque au fascisme. Le jour de la visite de Hitler et Mussolini à Naples, en 1938, il eut l’audace de chanter en public la Marseillaise, accompagné par un petit orchestre de bistro, ce qui lui valut la prison. Autre audace incroyable : Mussolini ayant interdit aux hommes de se promener avec de petits chiens tenus en laisse (genre chihuahua ou teckel) au prétexte que cela était un signe manifeste de pédérastie (!), Caccioppoli se fit amener un coq qu’il promena en laisse dans la ville. Il n’échappa à la prison et peut-être à l’exécution que grâce à l’entregent de sa tante, une grande chimiste, qui réussit à convaincre les autorités de Naples que le neveu était fou. Ah ! J’oubliais, cet homme incroyable était le petit-fils de Bakounine. Il se suicida en 1959 (à l’âge de 55 ans) d’une balle dans la nuque. Jean-Noël Schifano est heureux que je lui dise être (un peu) mathématicien, il pense que je vais d’autant plus aimer ce personnage et il n’a pas tort. Lui ne connaît rien aux mathématiques, me dit-il, il croit savoir que Renato travaillait sur les « irrégularités isopérimétriques » mais n’en sait pas plus. Il s’agit en fait d’un problème de théorie de la mesure dont l’origine, certes, est antique (comment trouver parmi des figures qui ont le même périmètre, celle qui a la surface la plus grande) mais dont les travaux de Caccioppoli (‘o genio comme on l’appelait à Naples) ont effectivement renouvelé les termes (grâce à la théorie de l’intégration dont il était un spécialiste). Avant de nous séparer (par une forte poignée de main extrêmement chaleureuse) il attire mon attention sur la personne à qui il a dédié ce livre : Luciana Pacifici… un bébé de huit mois. Faisant partie d’un convoi de Juifs envoyés à Auschwitz grâce aux bons soins d’un certain Gaetano Azzariti, « président du Tribunal de la race, conseiller juridique de Benito Mussolini et puis, dans la foulée, bras droit juridique de Palmiro Togliatti ». Jean-Noël Schifano, avec d’autres, réussit à faire débaptiser une rue qui portait le nom de ce sinistre personnage pour lui donner le nom de l’enfant. Volez, les Anges. (Je reparlerai sur ce blog de ce coq de Caccioppoli tant il en vaut la peine).

Jean-Noël Schifano – photo Gallimard

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