Il n’y a pas que Giono(*), ni que la Drôme, mais l’Italie peut-être, dans ses montagnes presque inaccessibles, ses chemins qui se perdent dans les forêts denses de chênes, de hêtres, parfois de châtaigniers. Ses maisons en ruines et abandonnées, hameaux où il ne reste plus personne, pierres disjointes, toits effondrés, lieux où il ne faut pas pénétrer de peur de se recevoir sur le crâne une poutre ou un coin de ciel qui se serait décroché. Ce genre de paysage où finalement la végétation reprend tout, où les animaux de toutes sortes, des blaireaux et des sangliers, furètent et demeurent en arrêt sitôt qu’un marcheur les dérange, est la matière du court roman, « La petite lumière » (ed. Verdier) d’un écrivain italien peu connu chez nous, s’il semble l’être en Italie, Antonio Moresco, né en 1947 à Mantoue. C’est autre chose que Giono, plus moderne évidemment, et plus inquiétant. C’est ce que je lisais auprès de mon poêle à bois, le roman ayant été choisi justement parce que, dès les premières lignes lues chez le libraire, j’avais cru percevoir un rapport, une analogie, avec le coin de Drôme où j’élis domicile, et une communauté d’attitude peut-être entre le narrateur et moi, du moins aussi longtemps que je me plaisais à rester immobile au sein de ce paysage, pouvant faire mienne cette description qui débute le livre : « Le soleil vient juste de s’effacer derrière la ligne de crête. La lumière s’éteint. En ce moment, je suis assis à quelques mètres de ma petite maison, face à un abrupt végétal. Je regarde le monde sur le point d’être englouti par l’obscurité. Mon corps est immobile sur une chaise en fer dont les pieds s’enfoncent de plus en plus dans le sol, et pourtant de temps en temps, j’ai le souffle coupé, comme si je chutais assis sur une balançoire aux cordes fixées en quelque endroit infiniment lointain de l’univers ». Sauf que moi, je ne suis pas tout à fait « venu pour disparaître » et que je ne suis pas non plus « dans un hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant ». Il y a le passage d’une automobile juste au ras de l’escalier, deux ou trois fois dans la journée, peut-être s’agit-il de P., l’apiculteur qui revient du marché où il a tenté de vendre sa production – miel de lavande surtout, mais aussi miel de pin et de thym – ou sinon de J-C., le beau-frère du maire, revenant d’un voyage à l’étranger, et puis c’est à peu près tout. Il y a eu un chien aussi, qui s’est mis à aboyer quand nous sommes passés devant lui, et un homme voûté, claudiquant légèrement qui s’engouffrait dans la ruelle en direction de la petite maison où il vit avec sa compagne. Le livre de Moresco, pour revenir à lui, est merveilleusement écrit et il est plein de mystères. Le narrateur, qui a fui le monde, se retrouve seul face à l’univers, les animaux, les arbres, les secousses telluriques, les aléas du climat. Il tenterait bien d’engager la conversation mais personne ne lui répond. Sauf les hirondelles. Sur lesquelles il revient souvent. Ce sont des flèches en folie, « mais qui, pourtant, ne volent pas comme des flèches, qui décrochent, plongent, changent soudainement de direction, trissent ». Il leur parle : « Comment on pourrait définir, au niveau médical, votre nature hyperkinétique, votre état mental : névrose moteur, hystérie, schizophrénie ? j’ai crié encore à l’une d’elles qui est descendue plus bas que les autres. – En attendant, prends-toi ça ! Elle m’a répondu. Un instant après, j’ai été touché en plein front par un jet sorti du petit trou pulsatif au milieu des plumes de ce petit corps fou en vol ». La nature est hostile. La nature est curieuse. Comme l’est ce blaireau qui ne peut traverser la route tant que le narrateur est là, comme s’il ne pouvait en détacher ses yeux. La nature est parcourue de phénomènes énormes comme les tremblements de terre, les chauves souris qui volent la nuit et les bourdons qui s’écrasent. Il y a aussi des lueurs étranges qu’on a du mal à expliquer. Ainsi, quelle est cette lumière qui, le soir s’allume sur l’autre versant, juste en face ? Et comment l’atteindre, surtout quand c’est l’hiver et que les roues patinent dans des chemins à ornières verglacées ? Qui renseignera sur cette lumière qui s’allume dans le lointain ? Le berger d’Albanie qui garde son troupeau mais cache derrière son aspect fruste une connaissance étendue des OVNIs et autres phénomènes paranormaux ? Les deux ou trois clients de l’épicerie nauséabonde du village voisin ? Personne. Il faudra y aller, dénicher la maison perdue où…
C’est un enfant qui vit là. Mais quel enfant ! D’abord il porte des culottes courtes et promène un cartable d’autrefois, ensuite il prétend aller à l’école, mais uniquement à l’école du soir… dont bien sûr, nul, dans le village d’à côté, n’a entendu parler. Alors, notre narrateur, la nuit, va guetter ce qui se trame autour de l’école, et il y rencontrera un vieux concierge qui, le jour, se bat contre les encriers vides ou ceux que les garnements en blouse grise ont remplis de papier buvard pour pomper l’encre, et la nuit, ouvre et ferme les grands battants du portail sinistre par où l’on voit passer, comme des ombres, les blouses grises et têtes baissées des enfants… morts.
Inutile de dire que ce livre m’a fait frissonner. Poésie, mystère, métaphysique s’y mélangent, les grandes questions du temps : « Comment savoir si au-dessus du ciel il y a un autre ciel ? […] Comment savoir si la lumière n’est pas elle aussi à l’intérieur d’une autre lumière ? ». Je frissonne aussi quand je lis ce passage, qui clôt un chapitre – le narrateur s’est posté devant le grand portail et a vu sortir les enfants de « l’école du soir » – « Quelle peine ils font les enfants morts quand ils sortent comme ça des écoles plongées dans le noir, la nuit, tout seuls ! Mais au fond… les enfants vivants ne font-ils pas autant de peine ? ».
Antonio Moresco est venu parle de son livre ce jeudi à la librairie « Le Square », à Grenoble, et je l’ai rencontré. Il était en compagnie de son traducteur, Laurent Lombard. Rencontre passionnante (bien introduite par le directeur de la librairie, d’ailleurs, qui ayant bien lu le livre, en faisait une analyse fine), où il devenait de plus en plus évident que cet enfant mort, c’est bien celui que nous portons tous en nous, celui qu’il a fallu tuer pour que nous puissions devenir adultes, et que cette nuit qui englobe le récit la plupart du temps est bel et bien aussi cette nuit que nous portons en nous, notre partie sombre. La lumière dans la nuit est celle que nous parvenons toujours à voir luire du plus profond de notre obscurité, lorsque les autres lumières se sont éteintes complètement autour de nous. Il en ressort que ce « roman », à la fin, est singulièrement optimiste. Parmi l’assistance, je crois que j’étais le seul à l’avoir lu… ce qui me donnait une avance sur les autres auditeurs. J’en ai profité pour lire à son auteur la courte phrase citée plus haut, concernant la peine que nous ressentons à voir les enfants à la sortie de l’école, parce que je voulais l’entendre commenter cette phrase. Après avoir expliqué (en italien) la genèse du livre et la part fondamentale qu’y prend l’enfant, Antonio Moresco a conclu en disant qu’il prenait à son compte la fameuse phrase française, qu’il a dite en français cette fois : « l’enfant, c’est moi ».
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A l’heure des signatures, j’expliquai à Laurent Lombard que si cette phrase m’avait autant touché, c’était parce que je ressentais ce qu’elle exprime chaque mercredi 11h30 quand je vais attendre ma petite fille à la sortie de l’école, tant souvent les écoles (en tout cas celle-ci) sont tristes, bâtiments gris à l’image de prisons, lieux où s’échangent les premiers horions, où s’expérimentent les premières détresses morales, les enfants étant abandonnés à eux-mêmes dans les cours de récréation, sous le regard souvent vide de surveillants (aïe, mes amis instituteurs vont encore me tomber sur le poil).
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Autre question posée à Antonio Moresco : « et les tremblements de terre ? On n’en a pas parlé, quel rôle jouent-ils ici ? ». Alors, l’écrivain a dit que cette scène où le narrateur se voit enfoui sous les décombres suite à une secousse tellurique, elle représentait pour lui la longue période (quinze ans) où il essayait de se faire entendre (c’est-à-dire publier) sans y parvenir. Sa faible voix ne parvenait pas à sortir dans l’univers des lettres italiennes. Moresco a produit une œuvre considérable (plus de 3000 pages), non traduite en français, ce petit livre (« la petite lumière ») étant le premier à sortir chez nous. Le traducteur annonçait pour cet automne un deuxième (« Fable d’amour »), dont il nous a lu le début.
Le livre que nous commentions ce jeudi soir s’ouvre par une « lettre à l’éditeur » dans laquelle l’écrivain explique qu’il s’agit d’une histoire surgie d’une « zone profonde de [sa] vie, c’est comme une petite boîte noire ». Cela nécessitait quelques éclaircissements, la boîte noire est ici à interpréter comme celle des avions (pas comme celle de la psychologie expérimentale !), autrement dit ce concentré qui contient toutes les informations sur un vol. On comprend alors à quel point ce livre s’imposait, à quel point il brille lui-même comme une lumière dans la nuit, pas seulement pour l’auteur, mais pour nous-mêmes.
(*) cf. billet précédent
un livre que j’aimerai
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Merci d’avoir fait connaître cet auteur…
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Merci de me faire connaître cet auteur. Je regrette de ne pas pouvoir le lire en italien, d’autant que je constate avec une tristesse certaine que la traduction n’est pas un art respecté en France…
Pour des raisons mystérieuses, en lisant votre poste, j’ai pensé au lien que je vais vous mettre, vers un texte de James Agee, en anglais (vous lisez l’anglais, non ? j’ai un doute…).
Agee décrit Knoxville Tennessee, en 1915, par un soir d’automne, du point de vue d’un petit garçon. Il s’agit d’un hymne à la classe moyenne, et ses fondements : père travailleur, industrieux, ferme, avec de l’autorité sans autoritarisme, mère à peine évoquée, et derrière, les grandes questions, comme vous dites, pourquoi personne ne nous dira qui nous sommes.
Pour l’enfant mort… je ne crois pas que cela soit inéluctable, mais malheureusement, je trouve que la société française exige la mise à mort.. définitive de l’enfant pour accéder à l’âge.. de la Raison adulte ? Dommage, je dis. D’autant que ça fait des ravages.
http://www.davidpaulkirkpatrick.com/2012/06/30/james-agees-masterwork-knoxville-summer-of-1915-written-in-ninety-minutes/
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je vais vous épater: non seulement je lis l’anglais, mais en plus, je connais James Agee 🙂 dont j’ai lu « une saison de coton » (mais en français, il est vrai…). En tout cas, merci, je vais lire le texte dont vous me communiquez le lien.
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