Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (ou de sa reproduction mécanisée selon les traductions), dont nous parlions la semaine dernière, Benjamin a abordé la comparaison du théâtre et du cinéma. Sans doute pensait-il là encore à une inévitable supériorité du second en ce qu’il permettait de multiplier les points de vue là où le premier n’en a qu’un seul. Et cette critique va de pair avec celle de la peinture, le peintre, pour Benjamin, ne voyant lui aussi que sous un angle. Hypothèse contredite par de nombreux exemples de l’art moderne et contemporain : Kokoschka, dans ses paysages et en particulier ses panoramas de villes, a introduit plusieurs points de vue simultanés sur la même toile, et Hockney, dont on peut voir en ce moment une superbe exposition à Aix-en-Provence, les a multipliés, l’exposition se nommant d’ailleurs : Moving Focus (c’est le transport à Aix de la collection de la Tate Gallery).
En ce qui concerne le théâtre, celui-ci a su vite réagir à la critique que l’on pouvait lui faire en adoptant la technique désormais très répandue de l’image vidéo qui permet d’introduire sur scène une simultanéité qui faisait défaut au théâtre classique.
Là où un doute s’introduit, c’est au sujet du rapport aux masses, là encore. Les masses beaucoup plus importantes de participants ont provoqué une transformation du mode de participation, dit Benjamin, parlant du film. Le spectacle cinématographique est vu, à son époque en tout cas, comme ne demandant pas d’effort de participation. La grande différence avec les autres arts réside selon lui en ceci qu’au cinéma, comme en architecture, « la masse distraite fait entrer en elle l’œuvre d’art » (alors qu’en peinture, par exemple, c’est le spectateur qui entre dans l’œuvre, voire s’y abime comme l’illustre l’anecdote tirée d’un récit chinois de 700 avant J.C. dû à Wu Tao-Tzu (la porte à flan de montagne était si bien peinte que le spectateur l’ouvrit et disparut à tout jamais)). L’art cinématographique imprègne son spectateur sans qu’il s’en rende compte, idéal qu’ont conçu les empereurs et les régimes fascistes afin de mieux canaliser les aspirations des foules, qui s’exprimeraient ainsi sans porter préjudice aux rapports de propriété.
De nos jours, il semble que les enjeux se soient un peu déplacés : le cinéma ne manque pas d’œuvres produites de haute réflexion, où le spectateur peut s’absorber tout autant que l’admirateur du tableau et on peut revoir certains films plusieurs fois sans s’en lasser, contemplant à chaque vision un détail de mise en scène, de prise de vue ou de cadrage.
Par ailleurs, la massification se produit aussi au théâtre, mais elle pose alors d’autres questions, plus en lien avec la valeur économique du spectacle, non abordée par Benjamin.
Quel était le prix d’une place au temps des Grecs ? Ou même cette question avait-elle un sens ? Fallait-il payer pour assister à un spectacle dans un théâtre antique ?
Le Théâtre Populaire, tel qu’il fut en grande partie inventé à l’ère moderne par Jean Vilar, visait à la gratuité. Si cela s’avérait impossible par faute de moyens, des subventions d’État ou de région étaient accordées et les comités d’entreprise des usines de banlieue affrétaient des cars entiers d’ouvriers pour aller applaudir Gérard Philippe, Georges Wilson, Maria Casares ou Christiane Minazzoli au TNP. Aujourd’hui, une place dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes coûte le prix d’un repas dans un restaurant gastronomique, et pourtant, en arracher une relève de l’exploit, il faut se connecter des heures avant l’ouverture des réservations pour s’en procurer une. Un tel phénomène aurait sans doute fait réfléchir Benjamin. Signe sans doute d’une sacralisation particulière du théâtre : chacun voudrait y être parce que rien ne remplacerait le comédien en chair et en os sur scène, ici l’équivalent de l’œuvre d’art originale dotée de son « aura », et en même temps augmentation de valeur dans un monde où prime la valeur marchande sur toute autre forme de valeur : la « place de théâtre » est devenue une valeur transformée en une certaine forme d’argent. Le billet de banque d’autrefois était supposé pouvoir être échangé contre une certaine masse d’or ou de produit précieux, comme le billet d’entrée peut l’être aujourd’hui contre une somme de talents et de jeux d’acteur. Jusqu’à ce qu’un jour peut-être, l’équivalent-or disparaisse comme il l’a fait pour les billets de banque, et qu’on s’échange des billets de spectacle n’ayant plus comme contrepartie que de vagues souvenirs d’acteurs ayant réellement existé (ceci est une utopie bien sûr, et ne doit pas être complètement pris au sérieux).

Un lecteur de ce blog, que j’ai rencontré dernièrement à Paris, me demandait si Benjamin aurait pensé quelque chose de ce qu’il advient aujourd’hui avec les « succès » de ce qu’on nomme, par abus de langage, « Intelligence Artificielle » (abus car, on le sait tous, il y a peu de choses à voir là-dedans avec la vraie intelligence). Bien sûr, Benjamin ne pouvait avoir une vision s’étendant jusque là. On peut néanmoins se poser la question. A y réfléchir, sommes-nous si loin de ce que le philosophe a caractérisé comme « reproduction mécanisée » (ou « reproductibilité technique » comme semble avoir été une meilleure traduction du titre de l’essai, la première ayant été préférée par Klossowski et Horkheimer pour des raisons conjoncturelles) lorsque nous voyons les résultats dus à cette IA ? Prenons l’exemple de la fameuse photographie « ayant obtenu le premier prix aux Sony World Photography Awards». Cette photo est issue de la reproduction mécanisée non pas d’une photo voire de quelques-unes, mais de pixels ou de groupes de pixels extraits de leur contexte et recomposés pour donner finalement une image qui correspond simplement à un certain standard actuel en matière de photographie en noir et blanc. Il s’agit donc bien de « reproduction ». Où s’y trouve réellement l’élan créateur ? Où est le germe de l’œuvre, pour ne pas parler de l’aura benjaminienne ? Il en va de même, semble-t-il, dans le domaine littéraire. Qu’une machine produise des « poèmes » n’a rien pour nous surprendre : une certaine conception routinière de la poésie a en effet évolué vers l’engendrement de formes finies construites à partir d’éléments de lexique et de fragments syntaxiques somme toute assez réguliers que peut fort bien reproduire une machine.
Pour un peu, ces expériences auraient ceci de salutaire qu’elles nous obligeraient à nous interroger sur la valeur et la nouveauté de nos démarches en matière de « création ». La plupart des soi-disant créations ne seraient-elles pas reproductions de stéréotypes ?
Il existe un domaine qui pourrait nous en dire long sur ce sujet (celui de nos peurs en face des menaces que ferait peser sur nous l’envahissement par les techniques informatiques). Et nous aurions pu et du y penser plus tôt. Dans quel domaine si ce n’est celui de la création mathématique s’est en effet posé, et cela de la manière la plus sérieuse, la question de l’intervention de la mécanisation ? La plupart de ceux et celles qui se penchent sur les ravages potentiels causés en littérature ou en art l’ignorent, et cela est bien dommage, mais dans ce domaine-là, la question a été résolue sans appel : la démonstration mathématique n’est pas entièrement mécanisable, et cela ne résulte pas d’une observation empirique, ni d’une « opinion » mais d’un théorème établi de manière indiscutable connu sous le nom de Théorème d’Incomplétude de Gödel. Si on se replace dans le contexte du début du XXème siècle, celui d’un scientisme ravageur qui prétendait qu’un jour tout serait démontré comme étant vrai ou faux, on aperçoit Hilbert posant la question des questions : si l’on pouvait exprimer le savoir mathématique sous forme d’expressions syntaxiques dotées de règles strictes d’assemblage et susceptibles d’avoir entre elles des relations de déductibilité mécanisables, serait-il possible alors d’avoir une sorte de machine qui permettrait de calculer toutes les expressions vraies d’une théorie donnée ? Dans les années trente et suite aux travaux de Turing et de Gödel, la réponse tombe, inexorable : c’est non. Quelle que soit la théorie axiomatisée que l’on pourrait construire en ces termes et qui engloberait au minimum l’arithmétique (la théorie des nombres entiers), il existerait nécessairement dans cette théorie au moins une proposition qui serait vraie et pourtant indémontrable, c’est-à-dire non dérivable au moyen de la procédure mécanique. Et cela n’est pas une histoire de type de machine, de capacité mémoire ou d’une quelconque propriété technique perfectible : la démonstration ne fait référence à rien de tel, elle est aisément abordable même pour un néophyte ou quelqu’un n’ayant pas une très grande culture mathématique, elle est une variante des questions déjà posées dans l’Antiquité à propos de l’auto-référentialité (énigme du Menteur) et se trouve à jamais inscrite dans toutes nos tentatives d’axiomatisation. Gödel solde ainsi pour l’éternité le glas des espoirs mis dans l’existence d’une machine qui achèverait complètement le savoir mathématique. On peut s’en servir comme modèle relativement à nos interrogations sur la prétendue capacité des machines à se substituer à l’humain.
Probablement Benjamin n’était pas informé des travaux de Gödel (bien que son ami Gershom Scholem le fût probablement), on peut néanmoins s’étonner du parallélisme de deux questionnements, « L’œuvre d’art au temps de sa reproduction mécanisée » pouvant bien paraître comme un écho à « l’œuvre mathématique au temps de la preuve automatisée »…
NB : ceci ne doit évidemment pas être lu comme une intention d’exporter un résultat mathématique en dehors de son champ d’application, chose dont on doit se méfier au premier chef si l’on veut éviter les excès et les malentendus dont se sont rendus coupables certains auteurs du champ des sciences sociales (Régis Debray par exemple). Il s’agit seulement de donner un exemple de domaine où la « création » peut être, certes aidée par l’outil informatique (théorème des quatre couleurs etc.), mais en aucun cas substituée par le travail des machines.