La forme d’une ville change plus vite, hélas…

Pour qui n’y vit pas chaque jour, venir à Paris reste une aventure captivante. Les découvertes sont inépuisables. Nous sommes à l’épreuve d’une réalité changeante, qui nous donne perpétuellement la sensation de nous déplacer autant à l’intérieur de nous-mêmes qu’au sein de l’espace extérieur. Les rues changent, les immeubles se modifient, des événements surgissent. Nouveaux spectacles, nouvelles expositions, nouvelles rencontres. L’humanité est décidément si riche. Pris dans le mouvement et le plaisir, nous en oublierions la réalité d’une ville complexe, livrée aux appétits marchands, aux intérêts privés et à un accaparement des richesses par une classe possédante hyper-décomplexée. J’entendais hier sur une chaîne de radio parler de la main mise du Grand Capital sur Paris, illustrée par l’exemple de la Samaritaine, ce bel immeuble près du Pont-Neuf qui hébergeait jadis un grand magasin « où l’on trouvait tout » et qui était fréquenté principalement par les classes populaires, aujourd’hui repris par LVMH, où l’on ne vend plus que les objets de luxe habituels qu’on voit dans les aéroports. On pourrait dire « où l’on trouvait tout et où désormais l’on ne trouve rien » car, la belle affaire, n’est-ce pas qu’un sac Louis Vuitton ? On ne peut même plus parler « d’embourgeoisement » de la capitale, disait l’écrivain Jean-Christophe Bailly. On va à l’ex-Bourse du Commerce, et on passe chez un autre milliardaire. Un des plus beaux bâtiments Louis XIII de Paris, rue de Sèvres, ex-hôpital Laënnec, est devenu propriété de monsieur Pinault, et depuis, on n’a plus le droit de l’admirer qu’à distance. Et ainsi de suite. Les milieux qui sont en dehors de cette élite dirigeante sont rejetés à la Périphérie. Heureusement, il en reste encore un peu. Allant voir de nouveaux amis pour parler avec eux de subtilités théoriques concernant la critique de la valeur qui trouve son origine chez Marx (cf. mes billets antérieurs sur Moishe Postone), je tombe sur un quartier où fleurissent encore des immeubles modestes érigés au fond de jardins calmes, auprès de boutiques et restaurants d’origine asiatique : c’est la porte de Choisy. Quand j’en sors, je suis au métro Tolbiac… comme un rappel des romans de René Fallet qui ont donné lieu depuis à de jolies BD dues à Tardi (Brouillard au pont de Tolbiac).

Certes, tout n’est pas si clair, si dichotomique, le « peuple » d’un côté, « l’élite » de l’autre. Il y a des mélanges, des lieux que l’on ne saurait définir, où l’on sent bien l’emprise de l’argent, mais mêlé à d’autres choses, comme l’art, qui n’est pas que valeur-argent. J’avais rendez-vous au « Village Suisse », drôle de nom pour un endroit qui n’a à voir ni avec un village ni (encore moins!) avec la Suisse, regroupement, au bas d’immeubles modernes, de galeries et de magasins d’antiquités. J’étais en lien électronique avec une propriétaire de galerie, laquelle porte son nom (Cécile Dufay) et j’avais envie de rencontrer cette dame dont je recevais périodiquement les annonces d’expositions temporaires, et qui avait, entre autres artistes, exposé des tableaux de Lucie Geffré, pour qui l’on connaît mon attachement en tant que peintre. La galerie était minuscule, à peine vingt mètres carré, mais n’est-ce pas assez déjà pour faire miroiter des œuvres de talent ? Il y avait là, en stock (puisque l’exposition était terminée) quelques tableaux que je désirais voir, propres au style si caractéristique de l’artiste franco-espagnole. Portraits d’individus absents ou qui donnent l’impression de l’être (l’un d’eux avait même son œil gauche parti ailleurs…), animaux qui filent dans la nature, la tête basse ou vautrés dans une herbe pastel, une chouette énigmatique qui avait tout de celle de Minerve, et toujours ces mains dessinées avec une incroyable délicatesse, qui me ramènent encore à des comparaisons avec les plus grands (Caravage, Goya, Velasquez). Mais la galeriste tenait à me faire découvrir d’autres artistes, et ce qu’elle avait en magasin m’a vraiment touché. Ainsi d’Annick Mischler dont j’avais déjà vu quelques œuvres via Internet, caractérisées par une évanescence due à des blancs mis en réserve donnant des impressions de films négatifs, la négativité servant ici à nous questionner: « comment, aujourd’hui, alors que nous avons perdu toute innocence, vivre de façon digne et respectueuse dans le monde ?» dit Cécile Dufay, elle-même, en commentaire de cette oeuvre qu’elle expose. Ou bien de Makoto Muranaka, dessinateur spontané, ex-rocker produisant sur des feuilles A4 et à l’acrylique, des dessins de personnages joyeux qui interrogent le regardeur. Cécile Dufay parle de « roman graphique », de « journal en images », elle parle de son obsession à dessiner avec véracité. Petites aquarelles, peintures étranges d’un amateur de monde aquatique, tout cela se mélangeait dans l’univers minuscule et hors-temps de cette galerie parisienne tenue par une femme qui semblait être prête à tout sacrifier pour faire vivre son métier et son art, qui n’accepte un artiste que lorsqu’elle a quelque chose à dire sur lui ou elle. Elle disait qu’elle aimait être en ce lieu parce que n’y venaient, selon elle, « que des esthètes ». Elle employait le mot comme d’autres auraient dit « poètes ». Je n’ai pas objecté que, selon moi, chacun est « esthète » au sens où il est potentiellement séduit par la beauté, et qu’il n’est pas de caste particulière peuplée de gens que l’on dirait « esthètes ». Tout est une question de diffusion des produits de l’art et d’éducation artistique. Il faut que l’art s’ouvre, et nous ouvre des voies vers des perceptions inconnues. De retour dans la Drôme avec notre petite fille (14 ans), férue de dessin, nous visitions, le samedi suivant, l’exposition de carnets de voyage organisée chaque année par l’association Vent Debout à Suze-la-Rousse, occasion de vérifier cette aptitude de l’art à toucher tout le monde avec Ophélia Lebrat Diallo, autrice d’un carnet du voyage accompli non pas par elle, mais par son mari, un émigrant venu du fin fond de la Gambie et ayant parcouru des milliers de kilomètres pour atteindre la Sicile… Ses dessins parlaient mieux que tout récit (elle a obtenu le prix Médecins sans Frontières du Festival de carnets de voyage de Clermont-Ferrand) et ainsi avaient le pouvoir de susciter de riches échanges entre l’autrice et son public, portant sur l’inter-culturalité. Preuve que des perceptions nouvelles peuvent apparaître par le biais de l’art (je n’entends pas ici par perception seulement la perception visuelle, superficielle, telle qu’elle se manifeste dans la contemplation d’une forme, mais, la perception que nous en tirons avec le cœur et la pensée).

oeuvres de: Murakana (les deux premières), Annick Mischler et Lucie Geffré (en bas à gauche)

***

Mais revenons à Paris, et à ses contrastes, de spectacles, d’architectures autant que de populations. D’où résultent tant de confusions. Parfois, nous ne savons plus très bien où nous sommes, ni ce que nous faisons (une autre petite fille, un jour, au cours d’une visite d’exposition un peu ardue : Dis, qu’est-ce qu’on fait, ?). Exposer Jean-Michel Basquiat chez Louis Vuitton par exemple… Cela sonne comme une exemplification des propos de Walter Benjamin sur la culture, à la fois génie et barbarie (dans les Thèses sur l’Histoire). Ici le génie de Basquiat (et de Warhol) avec la barbarie du grand capital financier dont nous parlions plus haut. Epoustouflante exposition, si immense que l’on finit par ne plus rien voir tant chaque œuvre sollicite de notre part un effort intense de réception et d’analyse, où il est question du racisme vécu par le peintre dans sa chair, mais visitée seulement par une population blanche, où les noirs présents sont, tous, sans exceptions, ceux qui occupent la position de gardiens…

C’est devenu un cliché de le dire, mais la critique du capitalisme (à laquelle se livre Basquiat sans interruption) est un sujet dont le capitalisme se repaît avec délectation (il y a à dire beaucoup là-dessus, en réalité, y compris à se demander jusqu’où va cette délectation, à quel moment se fait sentir une contradiction interne…).

***

Dans le monde du théâtre, les choses semblent aller de même, la réalité est disparate, les publics sont distincts et il n’est pas certain que tout le monde vienne chercher la même chose. Au lumineux spectacle donné au Théâtre du Vieux-Colombier avec la troupe de la Comédie Française, intitulé Théorème, je me sens un cœur à aimer toute la Terre, qui est une rencontre entre Pasolini et Molière, répond, dans une salle d’un autre quartier (Palais-Royal), la pièce pleine de stéréotypes propres à contenter un public bourgeois qu’est Edmond, d’Alexis Michalik, bâtie sur la biographie d’Edmond Rostand.

Théorème – Je me sens un coeur à aimer toute la terre – photo Vincent Pontet

Nous avons aimé l’une, car portée par une glorification du désir et servie par un bel enthousiasme juvénile (mis en scène par Emilie Prévosteau et Admine Adjina sur un texte d’Admine Adjina) propre à faire exploser les cadres d’une société qui rechigne aux changements. Acteurs et actrices y sont remarquables de justesse et d’allant. Danièle Lebrun bien sûr, la plus connue, qui joue le rôle de la grand-mère, mais aussi les parents : Coraly Zahonero et Alexandre Pavloff, celle qui est embauchée pour aider la grand-mère : Claïna Clavaron, les deux enfants, le fils : Adrien Simion et la fille : Marie Oppert et puis le garçon qui débarque pour bouleverser ce petit monde, ici joué par Birane Ba, qui ne ressemble pas à Terence Stamp mais qui n’en illumine pas moins la pièce par sa beauté et sa douceur. On connaît le film de Pasolini : un jeune homme, sorte d’ange laïc, est introduit dans une famille plus que bourgeoise, dont le père est un industriel plein de stress et de principes rigides, la mère souffre de frustration sexuelle, le fils se veut artiste (ici réalisateur de vidéos) et la fille (autrefois Anne Wiazemski) est elle aussi pleine de rêves d’absolu. Dans la mise en scène de la Comédie Française, en plus, la fille veut être comédienne, d’où la rencontre avec le Don Juan de Molière et l’extraordinaire scène où, voulant donner la réplique à cette fille, Nour, la « domestique » dit le monologue d’Elvire. C’est beau et touchant, c’est aussi emprunt de références à l’actualité. On comprend vite que le père se laisse séduire par l’extrême-droite, et la pièce se termine dans un temps à peine futuriste où l’image de Marine Le Pen s’étale (elle s’est peinte une lèvre en bleu et l’autre en rouge). En chemin, le garçon qui fut introduit dans la maison par la grand-mère (la première à être séduite) aura donné du plaisir et assouvi les désirs cachés de tous les membres de la famille. Le cas du père est traité avec beaucoup d’humour, une caméra le filme et en même temps sont projetés ses mots et ceux qui décrivent la situation dans un épisode à la fois burlesque et cru. Les jeunes de banlieue qui étaient venus accompagnés de leur professeure riaient sous cape et leur accompagnatrice était un peu gênée, pourtant il n’y avait là rien de grave. La pièce évoquait la mort de Pasolini (« on a trouvé un poète mort assassiné sur la plage »), fort symbole pour tous ceux qui ne sont toujours pas revenus des scandales qui agitaient l’Italie des années 70.

Je ne serai pas aussi long sur l’autre, Edmond, de Michalik, qui repose sur les ficelles d’un théâtre de boulevard qui ne sont plus de mise : ricanements homophobes, propos sexistes, clichés (les proxénètes, propriétaires des « Belles poules » (!) ne peuvent être que corses, sont joués par des comédiens qui imitent donc l’accent corse de manière caricaturale, le personnage de Maurice Ravel est campé en « vieille folle » etc.). Cela n’honore pas le théâtre, sent le rance et n’est pas propice au développement de la sensibilité des spectateurs. On y voit en quoi consiste une conception bourgeoise de l’art et du spectacle : se contenter de remuer les clichés du passé de manière que les rapports de propriété et de filiation ne soient jamais interrogés et les désirs cantonnés à des antichambres de bordel.

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Un commentaire pour La forme d’une ville change plus vite, hélas…

  1. Girard A dit :

    Bravo Alain, un billet le 1er mai! Il y a pléthore de talents et d’invention dans de petites expos ou de petites galeries.Cela doit être très dur pour des artistes toujours demandeurs de reconnaissance pour légitimer leur désir d’expression .Super Malet et ce grand artiste Tardy.La trilogie noire(terrible) est le dernier ouvrage que j’ai lu il y a déjà quelques années. Je vais le lire à nouveau de même que Simenon cet autre titan de la littérature.

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