Le livre de Bellanger nous entraîne vers d’autres lectures. Walter Benjamin, Theodor Adorno, Max Horkheimer… parmi les plus grands penseurs du XXème siècle, ceux qui ont voulu le plus, et le mieux possible, cerner leur époque. Bellanger ne manque pas d’affirmer qu’en fin de compte, Benjamin se tourne davantage vers la sociologie que vers la philosophie. Les personnages fictifs qu’il nous offre, sans doute faut-il les concevoir comme des facettes multiples du personnage Benjamin. « Il m’a alors expliqué cette chose étrange […] que Walter Benjamin n’était plus un philosophe […] qu’il s’était sociologisé, dissous dans quantité d’objets de pensée trop disparates pour rentrer dans un quelconque système » (Lettre de Lisel Paxmann à Werner Haber, 18 juillet 1932). C’est Adorno qui est censé s’exprimer ainsi au cours d’un séminaire auquel assiste la jeune étudiante. Il dit aussi que le point de vue de Benjamin est celui du collectionneur, mais il est impossible de tout collectionner, de tout voir, de tout ramasser dans une même énumération infinie, allant du plus infime au plus gigantesque. C’est pourtant là ce qu’auront tenté de faire ces sortes de prophètes qui ont été les contemporains des premières grandes inventions qui ont bouleversé notre rapport au monde.
L’un des textes les plus connus de Benjamin est L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Il y aborde la question du cinéma, le rôle des stars, ce que cela fait à une œuvre d’art de pouvoir être reproduite autant de fois que l’on veut. Il y introduit une notion bizarre – bien peu scientifique, bien peu « marxiste » à vrai dire – celle d’aura. Ce texte peut paraître dépassé aujourd’hui, ce qu’Adorno nommera « les industries culturelles » ayant depuis longtemps envahi notre esprit jusqu’à constituer le substrat matériel concret de notre idéologie courante. Cinéma puis télévision (que Benjamin n’a pas connue) et enfin Internet, réseaux sociaux, tout cela mériterait sans doute une analyse critique mise à jour. On peut cependant essayer de se servir des analyses benjaminiennes comme points de départ, ou faute de mieux.
« Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible », commence l’auteur. Ce que l’on a fait une fois, on peut bien le faire une deuxième… On a toujours pu copier une œuvre, parfois la reproduire au moyen de techniques diverses, gravure, lithographie, mais en ces cas-là, il fallait que le reproducteur y mît du sien. Autre chose arrive avec la mécanisation, la photographie par exemple qui permet presque à l’infini le tirage des épreuves et donc la dispersion de l’œuvre dans tous les recoins du monde. Déjà, L’Angélus de Millet au siècle dernier décorait les salles à manger de nos grands-parents ayant gardé un pied dans le monde paysan quand bien même ils seraient partis en ville pour y devenir ouvrier d’usine, petit fonctionnaire ou imprimeur. Œuvre répétée, issue d’un original enfoui dans les limbes de la mémoire, ceux qui en possédaient une reproduction ne se faisaient guère idée de l’original, en tout cas n’envisageaient jamais un seul instant d’aller y voir de près. La reproduction ressemblait-elle d’ailleurs à ce point à l’original ? Nul n’en savait rien et cela n’avait pas d’importance. Benjamin, lui, y voit de l’importance : « A la reproduction même la plus perfectionnée d’une œuvre d’art, un facteur fait toujours défaut : son hic et nunc, son existence unique au lieu où elle se trouve ». Bien sûr, dès que l’on reproduit une œuvre, on gagne quelque chose : son extension dans le monde, d’autres personnes que son propriétaire vont pouvoir en jouir, mais aussi, on perd immédiatement autre chose : son unicité, son enracinement dans un contexte bien particulier et même pourrait-on presque dire son sens. En tout cas, ce que Benjamin nomme son « aura ». Lequel sens (ou aura) ayant souvent coïncidé au départ – pensons aux Dieux et aux déesses de l’Antiquité grecque ou aux statuettes de l’art africain – avec les objets de rites. La valeur unique de l’œuvre d’art « authentique » a sa base dans le rituel, dit Benjamin. On pourrait penser que cela ne s’applique qu’aux œuvres anciennes ou aux arts premiers, or le philosophe apporte ici une remarque éclairante quant au destin de l’art moderne : « lorsqu’à l’avènement du premier mode de reproduction vraiment révolutionnaire, la photographie (simultanément avec la montée du socialisme), l’art éprouve l’approche de la crise, devenue évidente un siècle plus tard, il réagit par la doctrine de l’art pour l’art, qui n’est qu’une théologie de l’art. C’est d’elle qu’est ultérieurement issue une théologie négative sous forme de l’idée d’art pur, qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais encore toute détermination par n’importe quel sujet concret. En poésie, Mallarmé fut le premier à atteindre cette position ». Il me semble ici que Benjamin touche à ce que nous percevons parfois dans la réception d’une œuvre, même contemporaine, d’unique et d’authentique : une sorte de rapport au sacré, un sacré profane bien entendu. Et cela, bizarrement, ne viendrait à notre conscience que par la comparaison que nous faisons instantanément avec une reproduction de la même œuvre. La reproduction inscrit l’œuvre dans la marchandise, dans la répétition du même qui, inévitablement, détruit le surgissement du sacré, qu’il s’agisse d’un Rembrandt, d’un Goya ou d’un Picasso. Seuls les artistes contemporains qui croient malin d’inscrire immédiatement leur produit dans le mécanisable et le reproductible à l’infini ratent cet effet, mais peut-on encore les dire artistes ?
Il serait possible, dit encore Benjamin, de représenter l’histoire de l’art comme l’opposition de deux pôles de l’œuvre d’art même, et de retracer la courbe de son évolution en suivant les déplacements du centre de gravité d’un pôle à l’autre. Ces deux pôles sont sa valeur rituelle et sa valeur d’exposition. (ce que j’appelais extension un peu plus haut) Il donne l’exemple : « L’élan que l’homme de l’âge de la pierre dessine sur les murs de sa grotte est un instrument de magie, qu’il n’expose que par hasard à la vue d’autrui ». Voilà bien sûr une idée à laquelle nous ne réfléchissons guère : qu’au départ des œuvres ne soient pas faites pour être vues. Il cite aussi les détails de certaines cathédrales, ou bien certaines Vierges qui restent voilées pendant presque toute l’année. Je me souviens d’un photographe qui exposait à Arles et dont l’œuvre photographique était enfermée dans des boîtes que le visiteur était prié de ne pas ouvrir (ce qu’il ne manquait pas de faire, évidemment, ce qui ouvre sur une réflexion concernant les rapports de l’œuvre non seulement avec le visible et le caché mais aussi avec l’offre de transgression). Si une forme d’art des origines occupe plutôt le pôle rituel, ne se livrant à l’exposabilité que par accident, c’est la reproductibilité technique qui propulse l’œuvre vers le deuxième pôle, l’exemple le plus parfait, aux yeux de Benjamin, étant le cinéma. Il n’y a pas ici « d’original » que l’on reproduirait, d’ailleurs, mais d’emblée, reproduction d’une scène prévue et planifiée pour cette reproduction. Il n’y aurait pas de sens ici à rechercher l’original, point de rituel ni de sacré donc… à moins de transformer en personnages de culte les acteurs eux-mêmes qui deviennent alors littéralement objets de vénération, c’est le star-system. Qui devient sacré et s’identifie à un culte. « L’aspiration de l’individu isolé à se mettre à la place de la star, c’est-à-dire à se dégager de la masse, est précisément ce qui agglomère les masses spectatrices des projections. C’est de cet intérêt tout privé que joue l’industrie cinématographique pour corrompre l’intérêt original justifié des masses pour le film ».
Benjamin en vient aussi à explorer les différences entre théâtre et cinéma, et entre cinéma et peinture. Dans le contexte de son époque et suivant son analyse, rien d’étonnant à ce que le cinéma l’emporte sur la peinture : « le peintre est à l’opérateur ce que le mage est au chirurgien », où bien sûr, le chirurgien l’emporte sur le mage car il sait user d’un appareillage qui a cette faculté, grâce au montage, de se faire oublier. L’image du peintre est totale, autrement dit naïve, face à celle du cinéaste qui est faite « de fragments multiples coordonnés selon une loi nouvelle ». On sent évidemment l’enthousiasme du philosophe pour ce mode nouveau de perception du réel. La peinture n’aurait jamais eu, selon lui, ce contact avec les masses que possède le cinéma. « La reproduction mécanisée de l’œuvre d’art modifie la façon de réagir de la masse vis-à-vis de l’art. De rétrograde qu’elle se montre devant un Picasso par exemple, elle se fait le public le plus progressiste en face d’un Chaplin ». Ces mots nous étonnent, nous qui avons oublié un peu Chaplin, mais qui ne saurions oublier Picasso un seul moment de notre existence présente. Benjamin ici n’a pas pris conscience d’une différence importante qui joue en art, et en particulier dans l’art soumis à reproduction mécanisée, si la notion de progrès semble absente de la peinture (car ce qui fait la différence d’un peintre contemporain à un plus ancien n’est pas l’amélioration d’une technique à moins de se reporter à l’époque ancienne où fut introduite la technique de l’huile qui devait révolutionner l’art de la Renaissance, mais simplement une inventivité de forme qui n’est pas à vrai dire toujours nouvelle puisqu’on pourra toujours dire que l’on avait trouvé des traces du cubisme bien avant qu’il ne fût « inventé » par Braque et Picasso), elle est (hélas?) fortement présente au cinéma où il n’est pas rare que face à un « chef d’œuvre » ancien, nous ressentions une déception assortie du commentaire : « ça a (mal) vieilli ». Ce n’est jamais le cas en peinture, pour ce qui concerne en tout cas les grands artistes. Caravage est aussi « contemporain » que Basquiat. Or, pour Benjamin encore, « le tableau n’a jamais pu devenir l’objet d’une réception collective, ainsi que ce fut le cas de tout temps pour l’architecture, jadis pour le poème épique, aujourd’hui pour le film ». C’est qu’il n’a pas eu le temps de voir les foules se masser à l’entrée des rétrospectives. Vermeer était sans doute le peintre le plus confidentiel de son temps et on ne peut guère imaginer qu’on ne contemple ses œuvres en étant plus d’une personne à la fois… Or, l’exposition actuelle qui se tient à Amsterdam n’a plus de place à vendre depuis longtemps, sans doute des millions de visiteurs vont se presser en face de la laitière ou de la femme à la lettre, et le fameux petit pan de mur jaune n’aura jamais vu autant de regards s’attarder sur lui. Comment expliquer ce phénomène ? Plusieurs hypothèses se présentent à nous. La plus « optimiste » consiste à affirmer que les masses réagissent à la mécanisation de la reproduction par une envie furieuse de revenir au sacré de l’art : voir enfin les originaux, communier avec eux. Cette part de sacré dont on parlait plus haut n’aurait jamais disparu, c’est elle qui s’empare de nous quand nous voyons une œuvre dans sa version originale et encore plus quand nous voyons cette œuvre dans le lieu même pour lequel elle fut conçue, comme nous en avons reçu l’émotion encore récemment, visitant Rome, face à ces Caravage installés au fond des chapelles, à Saint-Louis des Français, à Saint Augustin ou à Sainte Marie du Peuple. La plus « pessimiste » consisterait à dire que ce qui attire les foules serait plutôt, au contraire, de l’ordre de la valeur. C’est la valeur des œuvres qui nous attirerait, celles qui sont le plus cachées étant celles qui en ont le plus (hypothèse en partie justifiée par ces pratiques qui nous révulsent, nous qui sommes naïfs, de mettre dans des coffre-forts des œuvres magistrales qui ont été achetées des milliards), valeur extrême causée par l’unicité, celle qu’une marchandise ordinaire n’atteindrait jamais, qui fait figure d’exception confirmant la règle du monde-marchandise. Ou peut-être me dira-t-on, il s’agit d’un peu des deux hypothèses, rencontre du sacré et de la marchandise par le biais de la valeur. En tout cas, l’œuvre d’art n’en finira jamais de nous poser des questions, que ce soit à cause de son existence même ou à cause de la manière dont elle est reçue, diffusée auprès des « masses » (pour parler comme Benjamin), contestant par exemple les théories en vigueur de la valeur (car on ne saurait dire ici que la valeur d’un objet s’identifie à la part de travail socialement nécessaire pour le produire…). Si la pensée de Benjamin nous importe tant aujourd’hui, ce n’est pas en raison de tel ou tel détail d’une analyse où il pourrait effectivement s’être trompé, manquant de données à son époque pour statuer avec certitude, mais c’est parce qu’il fut le premier sans doute à percevoir ce questionnement perpétuel que l’art adresse aux autres pratiques du monde contemporain.

Le désir « passionné » des masses d’aujourd’hui : se « rapprocher » des choses, ne devrait être que le revers du sentiment d’aliénation croissante que la vie d’aujourd’hui engendre chez l’homme, et non seulement de l’homme confronté avec lui-même, mais aussi confronté aux objets. (Ms. 386)
PS: pour qui voudrait en savoir plus sur Walter Benjamin, quatre passionnants articles de Jean Caune, sur son blog Affinité élective: I, II, III, IV.