Peut-être écrire sur ce roman a quelque chose de prétentieux, en tout cas de présomptueux, et pourtant ce serait passer à côté de quelque chose d’important, de fondamental même, que de n’en pas parler, ce ne serait pas conforme à l’idée que l’on se fait d’un chroniqueur qui cherche avant tout à raconter, de la manière la plus honnête possible, ce qui l’a touché, qui l’a séduit, qui l’a fait réfléchir et même réfléchir intensément, sans toutefois toujours trouver la porte de sortie du labyrinthe en quoi peut consister un livre. Mais j’en ai trop dit, déjà l’on s’impatiente, de quel roman s’agit-il ? S’agit-il même seulement d’un roman ? Pas plutôt d’une enquête ? D’un essai ? D’une biographie ? D’une fantaisie ? Voire même d’un pur fantasme. Il s’agit de « Le vingtième siècle », dernier texte publié d’Aurélien Bellanger (que l’on entend parfois sur France-Culture), et qui s’organise tout entier autour de, à côté de, dans le grand penseur du XXème siècle qu’est Walter Benjamin. J’ai commencé à fourrer le nez dans l’œuvre du philosophe berlinois à la suite de la recommandation que m’en avait faite mon ami Jean, ce que j’ai déjà dit ici. Je ne savais pas à l’époque que cela m’entraînerait si loin, que j’allais découvrir tout un univers peuplé de monstres, de fantômes et de chausse-trappes, ni surtout qu’au même moment Benjamin allait devenir si populaire que plusieurs romans allaient lui être consacrés, et même un numéro très récent de la revue Le Matricule des Anges. D’où vient cet engouement ? Il n’y a pas longtemps, j’entrais dans une librairie de ma ville spécialisée dans les livres d’occasion et je demandais à la dame si elle n’avait pas quelque chose sur Benjamin, ce à quoi elle me répondit aussitôt : oh non, car dès que j’ai quelque chose, ça part immédiatement. Or, je ne me souviens pas que, par le passé, on ait autant que cela voué cet auteur au pinacle, ou alors quelques rares spécialistes triés sur le volet. Wittgenstein, Heidegger, Arendt, oui, bien sûr, tout le temps. Mais Benjamin ? D’ailleurs, qu’a-t-il écrit ? Quelle œuvre magistrale a-t-il laissée à sa mort ? Quel ouvrage philosophique que l’on étudierait dans les universités ? De ci de là, quelques écrits dont on se chuchote les titres, des feuillets qui semblent s’envoler dès qu’on les a tenus un instant entre les mains. Des textes incompréhensibles. Des paroles obscures. Et pourtant il faut bien se rendre à l’évidence, c’est cet auteur que l’on lit, qui semble même avoir tout deviné de notre destin actuel, de la crise écologique aux ravages de l’Intelligence Artificielle, et de notre envahissement par la pub au consensus universel que semble réaliser l’œuvre d’art en elle-même (si on en croit les grands succès obtenus par les expositions et rétrospectives de partout). Mon ami Jean me souffle dans le trou de l’oreille que cela est dû en grande partie à la judéité de Walter Benjamin, celui-ci ayant été un auteur juif allemand qui aurait saisi la clé du mystère, aurait mieux que personne exprimé ce courant de pensée ô combien riche et profond ayant parcouru l’Europe centrale au XXème siècle et qui a été en grande partie détruit, exterminé par la barbarie nazi. Wittgenstein était (par sa mère) juif, mais il était logicien, me dit-on, et il n’a guère souffert de la barbarie, réfugié qu’il était à Cambridge, cela réduirait donc son audience. Mais cela supposerait une sorte de hiérarchisation de la pensée en fonction d’un critère de judéité qui me laisse perplexe. Je ne suis pas juif, et je lis Benjamin (et Wittgenstein aussi d’ailleurs). Et je lis Aurélien Bellanger…
Plusieurs articles ont déjà décrit l’ouvrage. Ils se sont extasiés à juste titre à propos de sa structure, qui est incomparable : une « tresse » a-t-on dit, qui unirait les fils de deux époques : l’actuelle et celle des années trente, comme pour bien nous en faire sentir la parenté, ou bien, dirais-je, une sorte de vis sans fin, on en connaît le principe : en tournant indéfiniment, elle parvient à déplacer un liquide vers le haut, mais quand on fixe le regard sur elle, on en vient à ne plus savoir très bien dans quel sens elle tourne, si elle est orientée vers le haut (l’avenir) ou vers le bas (le passé). C’est comme cela que fonctionne le livre de Bellanger, et c’est comme cela peut-être, sans doute, qu’il faudrait appréhender la pensée de Benjamin. Dans Le Matricule des Anges, le chercheur Florent Perrier, qui vient d’éditer le travail (lui aussi inachevé) de Philippe Ivernel sur l’auteur allemand, a, lorsqu’il veut tenter d’analyser la position de Benjamin du point de vue de sa manière d’envisager la critique de son époque, cette comparaison que je trouve géniale : « si l’on voulait prendre une image, on pourrait penser à une avancée technique née au XIXème siècle dans le domaine de l’aéronautique, celle de l’hélice contrarotative : deux hélices sont placées l’une derrière l’autre sur le même axe et tournent en sens opposé pour propulser l’aéronef. La critique en temps de crise s’appuie, elle aussi, sur ces deux forces motrices opposées pour avancer : l’une tourne vers le passé, l’autre vers l’avenir ou, plus exactement, l’une où s’exerce la critique de la crise quand l’autre maintient la crise en critique ». Car oui, en effet, il ne saurait y avoir de point de vue stable, non sujet à la critique, quand on se propose de lire et de comprendre notre contemporain. Vu sous cet angle, le génie de Benjamin aurait été d’avoir reconnu que face à un objet aussi changeant que notre histoire ou notre société, il est nécessaire d’adopter soi-même une attitude qui n’est jamais stable, qui, toujours, elle-même, est sujette à la crise et à la critique. Pas étonnant que la revue qu’il avait en projet se fût appelée justement Crise et Critique, titre que l’on retrouve, ce n’est certainement pas une coïncidence, pour une revue contemporaine, bien réelle, éditée par des philosophes marxiens (Robert Kurtz, …) qui font la critique de la valeur-travail. Benjamin les a sans doute influencés. Comme il a influencé – c’est en tout cas ce que suggère le livre de Bellanger – bon nombre de militants anti-capitalistes, à commencer par ceux des écologistes qui, au sein de ce mouvement, figurent sûrement parmi les plus sérieux (je ne sais pas si « Les soulèvements de la Terre » se réfèrent à la pensée benjaminienne, mais ce serait bien possible). Cette torsade, faite de mouvements vers le futur et de mouvements vers le passé, c’est d’en oublier la matérialité que nous sommes amenés à sombrer dans l’idéalisme du progrès, lequel serait uniquement déterminé par l’avenir, et donc, parfois, à nous laisser séduire par une rhétorique (pseudo) progressiste de l’idéologie d’un « Nouveau monde » – sous-entendu : qui aurait rompu définitivement avec l’ancien. Disant cela, je fais évidemment mon auto-critique. Il est si tentant de se penser sans cesse tourné vers l’avenir et uniquement vers l’avenir… Où l’on perçoit les accents d’un certain discours de candidat à la présidence, devenu président, qui aurait pu, un temps, nous séduire.
Si on entre un peu plus dans les détails, ce qu’on voit, en lisant ce livre, c’est, au premier abord, non pas un texte qui se déroulerait d’un début vers une fin mais… beaucoup de textes. J’en dénombre 97 (dont la moitié de emails)… et qui ont pour auteurs attitrés les personnages les plus divers : Walter Benjamin lui-même, mais aussi Adorno, Max Horkheimer, Jose Luis Borges, Gisèle Freund, Jula Cohn, André Gide, Gershom Scholem… plus quelques personnages fictifs (ce sont eux qui échangent les emails), mais non des moindres comme ce trio contemporain composé d’une femme, jeune chercheuse, Edith Gerson et de deux hommes aussi jeunes, Thibaut Massy, architecte et Yvan Lepierrier, militant ZADiste, les trois constituant au cours des années 2020 un groupuscule révolutionnaire qui se dénommerait justement Groupe Benjamin (ceci est documenté par un rapport des Renseignements Généraux!). Ajoutez que l’on trouve aussi une Lisel Paxmann grâce à qui nous pouvons connaître un peu de la substance des cours d’Adorno, et un Jean Selz qui raconte une nuit de Benjamin à Ibiza, sans compter des notes sur Kafka, la lettre d’un grand rabbin, des extraits du journal d’Emmanuel Berl et de celui de Jouhandeau… Et surtout, les traces d’un manuscrit sulfureux d’un certain François Messigné. Rencontre stupéfiante de personnages fictifs et réels qui nous fait souvent vaciller : qui est vrai, qui est faux ? Mais tous ne sont-ils pas vrais ? À moins que tous ne soient faux. Méditation sur le réel et le virtuel, le réel et la fiction, comme pour nous dire que la vérité n’est pas (uniquement) dénotationnelle (du genre « p » est vrai si et seulement si p), mais qu’elle est aussi, et beaucoup, dans la pensée, le subjectif. D’ailleurs qu’est-ce que la pensée si ce n’est (p. 177) « une force immatérielle venue d’avant les mondes, ou bien trop matérielle pour condescendre à n’être qu’une pensée ». Vertige de réaliser que cette œuvre n’est peut-être après tout que l’anticipation d’un monde où, entre autres par le fait de l’IA (ChatGPT et toute la clique) nous ne serons plus désormais en état de distinguer les faits de langage de ceux d’une réalité supposée extérieure, mais sans cesse contraints à imaginer ce que pourrait bien être un rapport au réel. Le réel ? Où ça ? Y aurait-il encore un réel ?
Le vrai « héros » du roman est François Messigné, un poète qui s’est enfermé des semaines et des semaines au sein de la BNF, sur le site Mitterrand, pour accomplir un travail de recherche sur Benjamin qu’il devra restituer à la fin de sa résidence. Mais à la fin de sa conférence finale, à laquelle n’assiste que le trio entrevu précédemment, il plonge la tête la première dans ce jardin sorte de forêt vierge qui s’épanouit entre les tours de la Bibliothèque. Qu’a-t-il voulu dire par ce geste ? Signifier son impuissance à écrire le roman définitif, celui qui reprendrait le fil de celui qu’aurait voulu écrire Benjamin ? A-t-il voulu mimer le geste de Benjamin lui-même, se donnant la mort à la frontière franco-espagnole parce que, dit-on, il ne voulait pas être rattrapé par les douaniers qui venaient d’appliquer une loi nouvelle qui l’aurait contraint à rebrousser chemin et à devoir tenter ainsi une autre fois le passage vers l’Espagne par-dessus les Pyrénées, perspective qu’il n’envisageait pas car elle lui avait donné déjà suffisamment de mal ? Ou bien se donnant la mort par fatigue, par conscience de l’impossibilité à écrire tout ce qu’il aurait voulu écrire – son ambition n’était-elle pas folle, de vouloir décrire la totalité des choses, dont celles qu’il collectionnait, car il était grand collectionneur ? Voire de ne pouvoir égaler l’écrivain qu’il admirait par-dessus tous : Baudelaire ? Ou bien encore, Messigné n’avait-il pas voulu indiquer qu’il existait un manuscrit perdu, irrémédiablement perdu ? J’avancerai simplement l’idée que, pour le lecteur, Messigné est l’allégorie de Benjamin, autrement dit celle du roman impossible – et il est extraordinaire que ce roman impossible, un romancier de notre XXIème siècle, ait cherché à l’écrire, ait peut-être réussi à l’écrire, au moyen de cette centaine de textes épars, tous probablement inventés.
On comprend aussi l’urgence d’un thème : l’architecture, et particulièrement l’architecture contemporaine, celle du Centre Pompidou comme celle du Grand Louvre ou bien celle de la Bibliothèque elle-même. Ici, les bâtiments des architectes agissent comme des agents historiques. Que nous font-ils ? Qu’a-t-on voulu réaliser à travers eux qui nous conditionne à ce point et nous réduise à n’être plus que des souris ou des mulots vibrionnant entre les tours, les barres et les escaliers, car ici bien sûr, on ne peut que penser que c’est la structure de la BNF elle-même qui pousse l’écrivain au suicide (il me revient en mémoire ici le bâtiment LUMA à Arles que je visitai un jour d’il y a deux ou trois ans comptant y trouver quelque chose à voir et n’y trouvant que du vide, littéralement du vide, l’absurde étant poussé jusqu’à ne justifier un escalier que par le toboggan qui permettait d’en descendre de manière ludique, ou bien la ville de Chandigarh, en Inde, ici d’ailleurs évoquée p. 230, dont les bâtiments abstraits conçus par Le Corbusier n’avaient fini par trouver leur justification que par les constructions de bric et de broc que les Indiens avaient bâties autour d’eux).
Tout réel est caractérisé par un impossible. C’est ce que j’avais cru comprendre vers la fin du XXième siècle au moyen de bribes venues de Lacan et du matérialisme, et dont je constate aujourd’hui que parmi toutes ces bribes, elle est celle qui surnage avec le plus de succès. Ainsi y aurait-il un impossible de la narration, auquel Bellanger se serait confronté en le contournant : inventer de toutes pièces une masse de documents livrés tels quels en lieu et place d’un récit unique, laissant au lecteur le travail de les organiser. Ainsi le travail de la bibliothèque recommence, en ce sens, ce roman est également voisin de l’œuvre de Borges, le travail de la bibliothèque étant de collecter et recollecter sans fin les fragments innombrables d’un texte qui n’en finit pas de s’écrire.
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Quand on a fini ce roman, évidemment il faut le reprendre au début car on a tout oublié et on besoin de recoller les morceaux.
Le vingtième siècle ? Titre du roman qu’avait prévu d’écrire Messigné, qui reprenait lui-même une idée de Benjamin. Le vingtième siècle n’est ni un siècle de bascule, ni une accélération du temps : c’est une œuvre d’art totale. Dont Benjamin restera pour l’éternité le critique attitré. p. 281
mon idée c’est qu’en Benjamin, en Benjamin seulement, le vingtième siècle devient à son tour une source, un continent aussi terrifiant et prometteur que l’Antiquité elle-même.
L’aura d’authenticité de l’artiste comme fétiche bourgeois Cependant les seuls à devoir encore souffrir de leur travail dans la société sans classes seront les artistes : les prolétaires absolus. 35
Messigné voulait décrire l’histoire du capitalisme en général, du marché du silex au trading à haute fréquence.p.293
du point de vue qu’a adopté Benjamin – celui du collectionneur, ou bien de Dieu lui-même – toutes ces constellations de choses disparates possèdent une vie propre et articulent, moitié allégorie, moitié anamorphose, le visage même de la vérité. P286
il s’était sociologisé, dissous dans quantité d’objets de pensée trop disparates pour rentrer dans un quelconque système p.285
l’illusion comme sortie vers la transcendance n’est possible que par une accumulation quantitative d’immanence, et non par une intrusion de la transcendance dans la créature p.246
à force de vivre au milieu des forces déchaînées de la marchandise, nous en aurions conçu une vision faussée et horriblement conservatrice de l’histoire : l’histoire non pas comme présent en puissance mais comme ensevelissement en acte p. 221
cette bataille, je suis tenté de l’appeler modernité p.200