Fragilité de l’art et art de la fragilité à Lyon en décembre

Biennale de Lyon, art contemporain, ne pensez pas y trouver de « belles peintures », des toiles cadrées et encadrées, des œuvres que l’on puisse classer en catégories, abstrait, figuratif etc. l’art contemporain échappe aux cadres et aux limites : on ne sait pas où regarder, ou plutôt si, on regarde en haut, sur les côtés, nous sommes immergés. Depuis plusieurs années, le lieu central de cette biennale est l’ancienne usine Fagor. Vaste friche industrielle avec plusieurs hangars, au moins sept, autant de terrains d’expériences, d’expositions, d’installations. Cette année, entrant par le hall 1, on peut être un peu déçu. Collection des moulages issus de l’université Lyon 2, bric-à-brac d’objets chinés, guère plus enthousiasmant qu’une brocante d’un dimanche après-midi, photos, vidéos de statues antiques ayant perdu leur visage, maison virtuelle compartimentée en cloisons mobiles, riches de détails du quotidien y incluant portables branchés, cuvette des toilettes, froissements de papier, amusant, parfois ennuyeux. Les essais peuvent être ennuyeux, la recherche parfois s’enlise dans le monotone, il en est ainsi en art comme en science. Cette idée m’arrête un moment : comme si l’art contemporain partageait beaucoup plus que l’on ne croit avec la science, on y atteint la même acuité, la même justesse et parfois aussi la même monotonie. L’art parallèle à la science à laquelle souvent il emprunte les mêmes technologies.

Pedro Gomez-Egana: Virgo, 2022

L’art contemporain se veut aussi proche des luttes sociales, reflet des inégalités, porte-parole des opprimés, belle intention… mais atteint-il alors son but ? Sommes-nous sûrs d’être convaincus par ces grandes structures de matériaux divers qui sont censées nous évoquer la souffrance au travail ou la misère des peuples ? A craindre que non. Ou alors, il faut que l’art coïncide avec les luttes sur le terrain. On a souvent parlé des artistes des Beaux-Arts en mai 68 qui fabriquaient les tracts (mais leur impact s’est perdu avec la fin du mois de mai…), ici on peut parler du magnifique travail entrepris par le groupe Organon Art Cie, fondé en 2005 à Marseille, mené par des artistes, des habitant.e.s et des militant.e.s de la Belle de Mai. On apprend à l’occasion, si on ne le savait pas encore, que ce quartier de Marseille fut le lieu de départ d’une des Commune(s) de 1871. Il y reste attaché un fort vent révolutionnaire. Le groupe a animé des ateliers, des débats avec les enfants des écoles et des collèges, avec les militant.e.s du combat pour l’accueil des migrants. On voit les traces de ce travail, vidéos, montages, collages de tracts et de documents anciens sur le passé marseillais, textes, résultats des cogitations de toute une population qu’on sent happée par ce vent de l’histoire, hommage est rendu aux migrants au travers du texte d’Eschyle, Les Suppliantes

L’art ne cherche pas le beau. Comme si on pouvait atteindre le beau par un effort volontaire… Il peut le rencontrer par hasard, quand on ne s’y attend pas, comme pour ce bel arbre enclos dans une petite pièce à peine éclairée, avec ses feuilles de chêne réduites à des squelettes de nervures : ce que cherchait l’autrice, Nadia Kaabi-Linke, née en Tunisie en 1978, ce n’était pas une esthétique, c’était juste l’émotion de la perte, celle de ces arbres qu’aimaient les Lyonnais autrefois, et qui ont migré au cours des extensions urbaines. Le chuchotement du chêne.

Nadia Kaabi-Linke: Le chuchotement du chêne, 2022

L’art contemporain s’est aussi axé vers la traque des lieux communs et des clichés, si nous trouvons quelque chose à quoi nous nous attendons, alors c’est raté, raison pour laquelle, hélas, tant d’œuvres d’amateurs nous laissent agacés, insatisfaits. Le plus bel exemple est le travail de l’artiste belge Hans Op de Beeck, né en 1969, que l’on nous dit inspiré par Vermeer, David Lynch ou Raymond Carver, alors on s’attend à quoi ? À des œuvres intimistes ? Soigneusement travaillées en multiples couches ? (Vermeer superposait les glacis). Nous ne le savons pas tant que nous restons derrière le mur gris par quoi s’ouvre l’exposition au hall 4, mais si nous poussons (métaphoriquement) la porte, alors là… quelle révélation ! (je n’en dis pas plus). L’œuvre, qui tient tout le hall, se nomme : We Were the Last to Stay.

Hans Op de Beeck: We Were the Last to Stay, 2022

En intitulant les œuvres, chuchotement du chêne, we were the last to stay… l’art contemporain s’affirme aussi comme poésie à part entière.

La Biennale dans son ensemble est placée sous le signe de la fragilité (manifesto of fragility) or qu’y a-t-il de plus fragile que le souffle ? Le souffle qui émane d’un corps, celui de la danse et de l’effort, c’est ce que veut montrer Sarah Brahim, née en 1992 à Riyad, artiste vidéaste, qui montre ses danseurs sur des écrans verticaux qui se répondent entre eux et se prolongent. Là aussi, la beauté est rencontrée, la grâce, les voiles légers. L’éphémère. Markus Schinwald, né en 1973 à Salzbourg, réunit dans une rotonde en bois des objets et des images de corps victimes d’accidents et de guerres (les gueules cassées des soldats de la Grande Guerre), des bustes romains mutilés, des tableaux baroques modifiés. Accidents encore par Erin Riley, née à Cape Cod en 1985, I don’t remember, réalisé en grande tapisserie très colorée. Ce goût de la tapisserie, que nous retrouverons aussi chez Ailbhe Ni Bhriain (mais là en noir et blanc) surprend, peut-être y suis-je attentif à cause d’un arrêt récent que nous avons fait à Aubusson au mois de novembre, au cours duquel nous avions visité le musée de la tapisserie, qui contenait entre autres une réalisation fulgurante autour d’une case de manga extraite du film animé de Hayao Miyazaki, la reine Mononoke. Ces arts, autrefois considérés comme secondaires, explosent (en même temps que la bande dessinée, à laquelle Benoit Peteers consacre un cours passionnant au Collège de France – nous en reparlerons).

Sarah Brahim: Soft Machines / Far Away Engines, 2021
Markus Schinwald: Panorama, 2022
Erin M. Riley: I Don’t Remember

Au MAC, troisième étage : les vies et morts de Louise Brunet. Mais qui est Louise Brunet ? Inconnue. Personne ou tout le monde. Il y en a bien une dont on trouve la trace dans les archives en 1834, c’était une ouvrière épousant la cause des canuts lors de leur première révolte, fileuse de soie dans la Drôme, mais on perd sa trace, les commissaires de la Biennale, Sam Bardaouil et Till Fellrath, qui ont conçu cette exposition, se sont plu à l’imaginer en 1894, lors d’une exposition coloniale à Lyon, plus tard à San Francisco, ou bien dans ce que l’on appelait alors « les colonies », femme, racisée, exploitée, au carrefour des luttes qu’on ne qualifiait pas encore d’intersectionnelles. Occasions de réunir des iconographies très riches, des vidéos, dont l’une porte sur Othello et donc sur le destin des personnes débarquées d’Afrique dans l’Angleterre élisabéthaine (court-métrage de Phoebe Boswell : Dear Mr Shakespeare (2016)). A la fin comme une transition pour les étages d’en-dessous: Louise Brunet s’embarque (ou est embarquée?) vers le Mont-Liban pour continuer son activité de soyeuse auprès de riches négociants qui se sont établis là-bas. La présence des femmes est soulignée même lorsque les artistes hommes tiennent le haut du pavé, tels Delacroix ou Tinet, que seraient leurs œuvres sans leurs modèles féminins illustres dont nous ignorerons toujours les noms ? Comme pour réparer l’injustice, de nombreuses artistes femmes exposent leurs œuvres, qu’elles peignent avec une seule couleur (le gris de Peyne) comme l’artiste italienne Giulia Andreani, née en 1985 à Venise, qu’elles fassent de la tapisserie (jaccard) à partir de photos numériques comme l’irlandaise Ailbhe Ni Bhriain, ou qu’elles réalisent des sculptures en forme de madones comme Ann Agee. Moi, dans tout cela, j’ai un gros faible pour les portraits au gris de Peyne de Giulia Andreani.

Ann Agee, Madonnas and Hand Warmers, 2021
Giulia Andreani: La Promessa Sposa, 2021

Descendant le bâtiment d’un cran, nous arrivons à la superbe exposition sur soixante années de peinture libanaise, qui, à elle seule, mérite un article entier. Nous découvrons là à la fois, l’exubérance d’années folles où tout allait si bien et le tragique insoutenable des guerres qui ont jalonné l’histoire de ce beau pays, jusqu’à, comme un mauvais accord final, la journée du 4 août 2020, celle où un silo empli de nitrate a explosé dans le port de Beyrouth : une caméra vidéo filmait le moment dans une galerie, et nous voyons les dégâts causés, immédiatement.

Huguette Caland, 1975

Jamil Molaeb, From the Series Civil War Notebook, 1975 – 1076

Shafic Abboud, 5 juin, 1967

Farid Haddad: Revival Variation, Graphite sur papier avec effets soustractifs, 1974

Images sensuelles, images de terreur alternent dans cette rétrospective d’artistes qui nous sont peu connus, mais ont un talent immense : Huguette Caland (1931-2019), Farid Haddad (né en 1945), Etel Adnan (1925 – 2021, peintre et poétesse), Shafic Abboud (1926 – 2004), Paul Guiragossian (1926 – 1993), Jamil Molaeb (né en 1948) et bien d’autres encore.

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Un clin d’oeil à Jean Imhoff, un artiste rencontré par hasard à la galerie qui se trouvait sur mon chemin reliant la station « Vieux Lyon » au musée Gadagne où se déroule une partie de cette vaste Biennale (Galerie de la Tour, rue du Boeuf). Jean Imhoff n’est pas inclus dans la Biennale, c’est un artiste solitaire, son travail pourrait davantage être connecté à ceux des grands abstraits du Xxème siècle, on pense à un Soulages ou à un Hartung. Jean Imhoff aime parler, surtout de sa peinture bien sûr, et en une demie-heure, j’en apprends beaucoup. Les pigments, le liant idéal, la manière de travailler pour rendre des effets de matière deviennent en un instant choses plus familières qu’elles ne me l’étaient avant.

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