J’ai bien aimé aller à Neuchâtel. Cette ville de Suisse romande a toujours été pour moi un modèle d’élégance, ses immeubles de pierres jaunes qui viennent d’une carrière très proche, avec leur style baroque, descendant d’un passé prussien où l’on aimait à construire des palais, des opéras dominés par des aigles, m’ont toujours paru contenir des salons où, si l’on ne pouvait parler, du moins pouvait-on entendre de la musique. A Neuchâtel, il y eut passage d’une multitude. Hommes et femmes de lettres, des arts et des sciences, et bien sûr autant de personnages de pouvoir. C’est ici que Honoré de Balzac et Eveline de Hanska se rencontrèrent physiquement après avoir échangé leurs lettres, et avant d’ouvrir une correspondance de dix-sept années et de s’épouser juste avant qu’il ne meure. Joséphine de Beauharnais passa par là, elle aussi, mais il faut dire qu’à l’époque (1810), Neuchâtel était principauté française. Rousseau bien sûr, mais n’en parlons pas, il a eu aussi des mots durs envers les Neuchâtelois. Huguenin, Humbert-Droz, Houriet sont des noms connus dans le coin, de même que tous les Jeanneret, y compris le plus célèbre d’entre eux, dit Le Corbusier (qui, il est vrai, était, lui, de La Chaux-de-Fonds où il construisit une villa pour ses parents, la Maison Blanche), Meuron, Montmollin, Nicolet, ces noms donnent le tournis, mais moi je retiens les Piaget, dont le plus célèbre fut, n’en doutons pas, Jean, le grand psychologue et épistémologue, qui est né là et y a passé un doctorat de sciences (je crois qu’il portait sur la théorie de l’évolution, à propos de petits coquillages et mollusques qu’il avait recueillis dans le lac). J’ai été étonné que dans le livre de Graeber, dont je parlais il n’y a pas si longtemps sur ce blog, il soit tant question de Piaget, comme si, en quelque sorte, le savant genevois pouvait apparaître comme un révolutionnaire… Moins drôle (si l’on peut dire) Guillaume Farel, ultra du protestantisme, pire que Calvin, faisant mesurer la longueur des robes des dames pour s’assurer qu’elles étaient de bonne vertu, et David de Pury, bienfaiteur de la ville puisqu’il lui a cédé sa fortune, mais dont celle-ci, justement, était mal acquise : grâce au trafic d’esclaves.
Le Musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel (MahN) offre en ce moment une belle exposition construite à partir de ses collections permanentes, dite « Mouvements », où il est question de toutes formes de déplacements des humains, notamment des migrations, et du commerce triangulaire, dont la ville a beaucoup bénéficié : s’étaient installées dans la région de nombreuses fabriques d’indiennes (en particulier parce que leur production était interdite en France afin de protéger les soyeux), ces étoffes imprimées ou peintes que l’on échangeait en Afrique contre des esclaves. Neuchâtel est coincée entre le lac du même nom et le pied du Jura, ce qui la rend très verticale (d’où le récent funiculaire), et depuis son bord de lac on voit, par temps clair, se profiler les sommets du Haut-Pays bernois, Eiger et Jungfrau.


Bienne, un peu plus loin, mais qui a son lac en propre (avec son île particulière : celle de Saint-Pierre où séjourna Rousseau) est tout autant intéressante mais surtout en sa vieille ville, château, fontaine et banneret – ce n’est pas que le reste ne le soit pas, ville à quartiers populaires, ville plutôt pauvre surtout quand on la compare aux autres villes de Suisse, et qui en tire une certaine fierté. La Suisse a ceci de sympathique que l’on y glorifie la culture, et notamment la culture classique. Quelle ville de France, aussi petite que Bienne (environ cinquante-cinq mille habitants), peut s’enorgueillir d’un musée prestigieux et surtout d’un opéra / théâtre avec son propre orchestre et son propre chœur, où l’on donne des représentations des chef-d’œuvre de l’art lyrique dans des mises en scène aussi innovantes, en n’ayant pas peur d’inviter les meilleurs artistes venus de tous les endroits d’Europe, de l’Est comme de l’Ouest ? Nous venons d’y voir rien moins que Le Château de Barbe Bleue, unique opéra composé par Bela Bartok, œuvre difficile sur le plan musical (atonale), intense sur le plan dramatique et surtout d’actualité puisqu’on y traite des violences faites aux femmes, le metteur en scène Dieter Kaegi faisant allusion notamment au cas de Natasha Kampush. Dans sa version originale (que je n’ai jamais entendue), Le Château de Barbe Bleue est prévu pour grand orchestre, il a donc fallu l’adapter aux dimensions du petit orchestre de Bienne, et comme le dit le chef Kaspar Zehnder, « quand on a neuf cordes à disposition au lieu de l’effectif normal de soixante, il faut modifier quelque chose » ! La partition se déploie en sonorités très fortes qui donnent des équivalents aux couleurs, « ce sont ces couleurs incroyables qui font la particularité de cet opéra » dit encore le chef. Nous sortons de là ébranlés. La mise en scène joue sur tous les ressorts de la dramaturgie et de la scénographie contemporaines : un château / cube tourne au gré des scènes, montrant tour à tour le lit et la chambre des tortures. Solistes aux voix puissantes et harmonieuses qui nous touchent jusqu’au tréfonds (Katarina Hebelkova, Mischa Scheliomanski).

Le Château de Barbe-Bleue, Bela Bartok, mise en scène Dieter Kaegi, photo extraite du site https://www.tobs.ch/fr/theatre-lyrique/productions/stueck/prod/718/, Katarina Hebelkova et Mischa Scheliomanski
Le Landeron est un village du canton de Neuchâtel au bord du lac de Bienne (le seul à être ainsi, comme s’il était une anomalie, quelque chose de fautif, ayant déserté son lac pour celui d’un autre) dont le cœur est médiéval, on parle de XIIIème siècle. On y accède par une porte sous une tour, et c’est alors une place oblongue bordée de vieilles demeures des XIVème, XVème ou XVIème siècle, aux façades hautes et étroites toutes différentes ayant chacune son charme ancien. Ici des fenêtres à meneaux remarquablement sculptés, là une vitrine en forme d’arc aux volets arrondis. Et tout à coup un magasin de luthier. On regarde le nom sur l’enseigne. Celui d’un ami de longue date de C. Ils étaient ensemble au lycée de La Chaux-de-Fonds dans les années soixante-dix (septante comme on dit ici). Nous entrons. Un atelier de luthier ressemble à une antre d’Ali-Baba, les trésors se chevauchent ou sont pendus au plafond (on pourrait dire comme de gros jambons), ils luisent dans la pénombre, leur cire goutte sur les établis, des armoires vitrées renferment les plus précieux violons, des Stradivarius, peut-être, sont parmi eux. Le maître des lieux nous accueille avec un réel plaisir et nous sert un café dans son arrière-boutique. Les deux amis parlent du passé pendant que mon regard furette et se pose tour à tour sur de vieilles gravures, des partitions, un tableau antique, des violes de gambe, des violoncelles, et affichés au mur les nombreux portraits dédicacés de ceux et celles pour qui Claude Lebet à travaillé, de l’ensemble I Musici à Henryk Szerynk, passant par Paul Tortelier et Pierre Amoyal. Et aussi, tiens qui voilà, un clown, ce clown fut célèbre : Buffo, qui ne faisait qu’un avec Howard Buten, le psychologue, le romancier, l’artiste de cirque, et cet autre clown, dont s’inspira Buten : Grock, universellement connu, clown entre les clowns. « Pourcoâ ? ». Le luthier avait rencontré Buffo et en avait été bouleversé, celui-ci lui demanda de fabriquer des violons pour lui, dont de tout petits violons comme des enfants pouvant sortir d’un plus gros comme de leur mère enceinte, leur collaboration dura jusqu’à la fin c’est-à-dire la maladie du clown.


Et puis voici une découverte inattendue : dans une vitrine, de tout petits instruments, longs et effilés, qui ne ressemblent guère à des violons habituels, ce ne sont même pas des violons pour enfant. Non. On appelle cela pochette de maître à danser. Leur manche est incrusté de nacre et d’ivoire, évidé afin de servir aussi d’étui pour l’archer. Date d’une période où la danse était à la mode, le Bourgeois gentilhomme nous montre cela, et où le maître à danser plutôt que de s’encombrer d’un lourd instrument, se promenait avec un mini-violon en poche, ce qui allait bien avec les vêtements de ce temps dont les poches étaient larges et profondes. Plus tard, au XVIIIème, la chose devint plus anecdotique et fantaisiste, on la promenait comme un gadget, et s’y greffaient, comme aujourd’hui on a pu le faire pour les téléphones ou les montres qui revêtent une multitude de fonctions, des accessoires comme un éventail pour les jours de grosse chaleur où l’on suait sous la perruque, et la Révolution mit un terme aux maîtres de danse. Claude Lebet a écrit un livre là-dessus, sûrement le seul livre qui existe, avec une préface de Maurice Béjart qui, lors de sa première chorégraphie, un pas de deux, La répétition au violon, d’après Degas, faisait un clin d’œil à cet instrument, et qui remercie notre ami luthier du travail qu’il a accompli pour lui.



photo extraite du site https://www.claude-lebet.com/
Lebet a formé beaucoup de jeunes luthiers (et luthières) dont certain.e.s sont parti.e.s à Crémone, La Mecque de la lutherie, et il a accueilli en son atelier des amateurs. Mon beau-père par exemple eut la passion des violons à une époque de sa vie et n’eut de cesse que d’en fabriquer un (il était très habile de ses mains et savait travailler le bois), ce qu’il put faire grâce à lui. Le maître des pochettes de maître à danser commença sa carrière à La Chaux-de-Fonds puis partit bien vite pour l’Italie, et officia à Rome pendant longtemps, jusqu’à revenir en Suisse en ce petit atelier du Landeron où nous le cueillons aujourd’hui, sis dans une maison qu’il partage avec un vieil italien, ancien professeur de latin, passionné de cinéma et de littérature et qui vient nous voir depuis le fond si sombre de son antre pour nous parler de son ami Fellini.
Merci cher Alain de nous faire voyager dans ces villes si proches que nous ne pensons pas à les parcourir aussi bien
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