
Et cette année-là – mais cette année-là, c’est maintenant, mais cela ne fait rien puisque j’écris toujours en avant, et que maintenant c’est déjà ce que je vais lire dans un an, dans deux ans, tout va si vite que ce que nous vivons dans l’instant se fait déjà connaître et reconnaître dans le passé – cette année-là, donc, nous eûmes très froid, les consignes étant – déjà – de restreindre volontairement le volume de nos chauffages, afin, disait-on, d’économiser le combustible, l’énergie qui venait à se tarir pour cause de guerre pas si loin, même si aux confins de l’Europe, mais l’Europe n’était pas grande, elle était comme le temps, notre temps, si vite circonscrit, dont les limites sont si vite atteintes que l’on a la sensation que déjà elle est finie, atteinte en elle-même, submergée, annihilée par une puissance extérieure. Cette année-là donc nous eûmes la guerre, une guerre dont nous taisions la présence en nous, qui ne devait être abordée dans la conversation que de manière furtive, avec l’air de n’en rien croire, et passons à autre chose, la guerre est celle des autres, restons indifférents et pourtant elle était bien là, rappelant comme le disait un journaliste la situation de l’Amérique alors qu’elle n’était pas entrée en guerre officiellement avec l’Allemagne mais déjà donnait, abreuvait, soutenait les efforts militaires de l’Angleterre, des alliés en ces années quarante qui reviennent maintenant si souvent en notre mémoire. Cette guerre était provoquée par un empire déchu ayant cru pouvoir se dire humilié, mais humilié de quoi ? D’avoir perdu quelle guerre ? Ne s’était-il pas humilié lui-même cet empire, bradant ses équipements, ses usines, ses moyens de produire au lendemain de l’effondrement de son économie, et n’avait-il pas été aidé par les autres pays, n’avait-il pas été l’objet de l’attention, certes intéressée, mais y a-t-il action qui, pour généreuse qu’elle soit ne contient pas en elle une part d’intérêt ? Cet empire n’avait-il pas signé accords lorsque certaines de ses colonies s’étaient détachées de lui et qu’il avait demandé, de concert avec l’autre empire, que les armements atomiques soient restitués, avec contre-partie que jamais au grand jamais il n’y aurait d’attaque, de mise en danger de ces pays qui désormais pourraient vivre libres, indépendants, autorisés à choisir le modèle qu’ils voulaient suivre, et s’ils avaient choisi celui de l’Europe libérale, pouvait-on leur en faire grief, pouvait-on se donner le droit de les envahir pour cela seul qu’ils étaient devenus les représentants d’une culture, d’une façon de vivre, d’une conception de l’avenir qui faisaient horreur à l’ancienne puissance dirigeante ? Pouvait-on massacrer des gens parce qu’ils donnaient libre cours à leurs envies de liberté, notamment en matière sociétal, peut-on massacrer les gens parce qu’ils reconnaissent les violences conjugales, la liberté de son orientation sexuelle ou bien le droit des transgenres, quand l’ancienne puissance ne les reconnaît pas, n’a contre ces nouveaux droits que le mépris des puissances archaïques, vieilles églises, armées brutales dont les idées, même pas les idées, car ce serait trop dire, non, disons les pulsions, sont aussi boueuses que les terres où ils sont contraints de s’embourber ? Cette année-là, la guerre avait le goût de la boue et du sang que l’on enfonce au fond des gorges impuissantes. On la disait pourtant hybride car chargée aussi des nuances de la technique, des ondes et des attaques cyber, mais ce qui ne manquait pas de nous surprendre c’est que, derrière l’apparente nouveauté, le modernisme et l’aura de la science-fiction, on pouvait toujours à ce point vivre, non pas vivre, c’est ici un terme paradoxal puisqu’on ne parle que de mort, mais être témoin passif de tant d’archaïsme, venant du fond des âges cette brutalité de bêtes – d’avant même qu’on conceptualise l’idée de bête, c’est-à-dire d’animalité, qui n’est pas si mal après tout puisque les animaux on le sait maintenant ne sont pas forcément cruels mais ont leur grâce, leur magnanimité, leur honneur au combat, alors que les soldats dont on parle n’ont rien de tout cela – qui tout à coup s’abattait sur un peuple innocent au nom d’un pseudo-droit fabriqué de toutes pièces, qui n’était que le droit d’un hyper-puissant qui basculait dans un hubris vengeur de petit parrain mafieux. A chaque jour, son nouveau crime de guerre, un jour c’était d’avoir tué des civils dans la rue, qui passaient à vélo pressés sans doute d’aller chercher leur ravitaillement, le peu qu’ils pouvaient encore acheter dans des boutiques n’ouvrant que lorsque le soir pouvait les dissimuler aux yeux des occupants, un autre c’était des viols de femmes systématiques, comme pour dire que l’on voulait de force faire naître des enfants d’un sperme russe, un autre c’était des enfants eux-mêmes qui étaient violés, sans raison autre que faire souffrir et montrer que l’on était des barbares, un autre encore, on apprenait que des enfants étaient soustraits à leur terre et envoyés dans des pensionnats sur le sol des attaquants afin d’en faire peut-être de nouveaux soldats que l’on enverrait eux aussi combattre sur cette terre qui pourtant était à eux. Et puis à la fin ils détruisaient les réseaux d’énergie, les centrales, les relais électriques pour que les hommes et les femmes meurent de froid ou de faim. Cette année-là, une puissance guerrière menaçait donc toute l’Europe, soutenue seulement par quelques discours honteux, de la part des anciens militants d’une cause perdue, vieux communistes, représentants d’une gauche qui depuis longtemps avait tourné casaque et s’était retrouvée dans le camp des tortionnaires, ils prétendaient que l’on ne pouvait rien dire parce que l’autre empire aurait fait bien pire, ou qu’il aurait fallu imaginer ce qui aurait bien pu se passer dans un cas prétendument symétrique, comme si le Mexique avait menacé, en s’alliant avec la Chine et la Russie, la puissance américaine, autrement dit ils nous demandaient de nous taire en établissant des parallèles hasardeux, oubliant que lorsque des cas similaires s’étaient effectivement produits, par exemple lorsque la CIA avait aidé Pinochet à prendre le pouvoir au Chili, nous avions aussi su faire bloc et accueillir les réfugiés, avions manifesté notre soutien à un peuple qui, là aussi, avait été envahi, maltraité, violé, spolié alors qu’il avait voté, tout démocratiquement voté, pour le régime qu’il voulait. Oubliant aussi que le chef mafieux de l’empire russe n’en était pas à son premier coup et que si l’on devait nous reprocher quelque chose par contre, c’était d’avoir baissé le front lorsque déjà il bombardait Alep, anéantissait les rebelles syriens ou transformait la Tchétchénie en champ de ruines, nous baissions la tête parce que déjà nous avions peur, la terreur nous obligeait à rentrer la tête dans nos épaules, cela est humain, cela n’est pas un crime, mais c’est vrai, nous aurions du alors montré davantage notre solidarité avec ces populations assassinées. Ainsi, cette année-là, avions-nous dû commencer à vaincre notre peur, peur d’avoir froid, dans tous les sens du terme, y compris lorsque le froid est celui des larmes qui gèlent sur la joue, peur de dire la vérité en face, peur d’appeler guerre ce que l’on nomme une guerre, peur d’identifier les vrais criminels et de reconnaître qui sont les vrais héros, peur de citer le nom des résistant.e.s ukrainien.ne.s.

Vraiment une guerre absurde mené par un leader limité dans tous les sens du terme. Intelligence stratégique nulle, conscience historique nulle, un nihiliste sans véritable courage, un Aldo Maccione plus vrai que nature bombant le torse souvent nu, longtemps soutenu malgré ses turpitudes par des responsables politiques français impardonnables. Anna Politkovskaia, visionnaire, qui a si bien décrit les façettes et les aspirations de Poutine a payé de sa vie cette lucidité balayée par de nombreux politiques.
J’aimeJ’aime