Je ne pensais pas, depuis mon Himalaya (cf. billets précédents) écrire un billet sur Annie Ernaux après son obtention du Prix Nobel. Je pensais que l’éloge allait être si unanime qu’il était vraiment inutile que je mette en plus ma petite pierre, bien insignifiante. Et puis j’avais déjà souvent parler d’elle sur ce blog (1, 2), depuis l’époque où elle n’était pas encore très connue et où je l’avais découverte, je crois avec Les armoires vides, puis avec La place, Passion simple etc. Ayant suivi l’atelier d’écriture de Lorette Nobécourt (désormais Laurence), je m’étais même permis de comparer leurs œuvres, Laurence n’avait pas été d’accord avec moi, Annie Ernaux ne représentait pas pour elle LA littérature au sens où elle l’entendait, c’est-à-dire (c’est moi qui traduis!) la littérature avec sa charge mystique, celle à qui des philosophes comme Jacques Bouveresse ou Pascal Engel, ont accolé le mot de thaumaturgie (une sorte d’invocation magique des puissances oniriques que seuls les mots peuvent réveiller). Bien sûr, les deux écrivaines étaient engagées sur deux voies différentes. Ce qui est fascinant chez Annie Ernaux, c’est la recherche d’une écriture qui, justement, s’éloigne le plus possible de l’élitisme frôlant l’hermétisme que l’on trouve chez certains grands auteurs, surtout des poètes, tellement admirés, et à juste titre, par les amateurs de littérature. Cette recherche se confond avec celle d’une écriture dite « plate » ou en apparence plate, qui est celle permettant le mieux d’exprimer les faits comme des constats. Cette écriture « plate » ou pseudo-plate, et qu’elle-même a revendiqué comme « plate », n’est rien d’autre que cette recherche difficile d’une position de sujet – les linguistes diront « sujet énonciateur » – suffisamment universelle pour qu’elle puisse théoriquement être occupée par tout lecteur ou toute lectrice (surtout lectrice en l’occurrence, devra-t-on reconnaître). Mes fantasmes de mathématicien mettent à cette place « l’objet universel » de la théorie des catégories, celui qui est donné comme unique à un isomorphisme près et qui sert à faire transiter tous les morphismes vers des structures semblables, autrement dit les autres « moi-même ». C’est un travail à accomplir, cela ne vient pas tout seul à l’esprit d’un « sujet libre ».
Annie Ernaux a dit quelque part qu’elle ne voulait pas remettre à un éditeur son manuscrit sans ressentir en même temps un peu de honte. C’est la honte d’avoir osé dire ce qui ne se dit pas, ou ce qui ne se disait pas encore au moment où elle a écrit. Pour en arriver là, il faut se forcer soi-même, se dire tout le temps que l’on n’est pas allé assez loin dans la confession, l’aveu, le dire. On est très loin de certains « écrivants » qui se permettent de raconter leur vie, mais sur un ton plaintif, et avec en sourdine, la volonté de paraître à leur avantage. Cette prose emplit les pages de Facebook et est l’œuvre le plus souvent de sujets déçus, qui n’ont pas réussi la carrière littéraire dont ils rêvaient. Annie Ernaux n’a rien à voir avec ça. Elle, ce qu’elle dit, ce n’est pas pour se plaindre, c’est pour dénoncer, pour faire éclater au grand jour une réalité quotidienne qu’on met volontiers sous le tapis. Il peut s’agir de passion sexuelle, d’avortement clandestin, de viol, toutes réalités qui s’emparent du destin d’un être humain, et surtout, bien sûr, d’une fille, puis d’une femme. Elle utilise souvent le verbe « traverser » pour dire le rapport entre le sujet et ces réalités, car en effet elles traversent le sujet, venant d’un ailleurs que la littérature a pour mission de traquer. Évidemment, quand elles sont dites, elles peuvent apparaître comme des banalités (puisque presque tout le monde les connaît) mais encore fallait-il les dire. Et sur quel ton! Le fait d’être direct, d’user de peu de mots et surtout de ne pas courir après des tournures de style alambiquées, accroît considérablement la force de ce qui est dit.


Alors pourquoi ai-je décidé de faire ce billet, puisque d’autres ont parlé de l’autrice bien mieux que moi? Parce que j’en ai eu assez à un certain de moment de la bave de certains critiques, des accusations de nombrilisme ou de banalité. Ceux qui ont dit cela n’ont vraiment rien compris. On les trouve surtout sur le côté droit de l’échiquier politique, mais aussi sous la plume de certain journaliste de Marianne qui ne passe pas pour étant spécialement de droite. Ce journaliste a poussé l’ignominie jusqu’à l’injure, ironisant sur le thème souvent avancé par l’autrice de sa difficulté à accepter d’être transfuge de classe, en assénant qu’elle n’avait pas de soucis à se faire : la pauvreté elle l’avait gardée au niveau de sa pensée ! Alors que rien n’est plus riche au contraire que la pensée d’une femme comme elle. Pourquoi cet acharnement? Que lui veut-on, à Annie, qu’elle aurait dit ou fait? On a l’habitude de mélanger l’auteur et son œuvre (éternel débat). Annie Ernaux peut nous agacer parfois à cause de ses engagements politiques, un peu trop inconditionnels des insoumis. Personnellement, je n’apprécie pas non plus. Je pense qu’un écrivain n’a pas à se transformer en porte-parole d’un parti politique. Il peut bien sûr exprimer son opinion mais en gardant une perspective distanciée, c’est lui ou elle qui s’exprime, ce n’est pas un autre derrière lui ou elle, mais d’un autre côté, elle a bien le droit de prendre parti et de s’exprimer, elle insiste d’ailleurs elle-même sur le fait qu’elle ne confond pas son oeuvre littéraire avec ses prises de position.
Beaucoup voient dans ce dénigrement de la misogynie toute simple, comme si la légitimité d’une femme à écrire (et surtout recevoir des prix) était en cause. Pourtant, je me souviens fort bien que lorsque Jean-Marie Le Clézio, autre grand de notre littérature, a reçu le même prix, des voix se sont aussi élevées pour contester sa légitimité, on prétendait alors qu’il ne méritait pas le Nobel à cause d’un style, là encore, assez plat. Il avait osé écrire cette banalité que tout être humain est le produit d’un père et d’une mère. Là encore, on n’avait pas compris grand chose, ni à l’œuvre de Le Clézio, ni à la littérature en général. Oui, isolées de tout contexte, on peut extraire des phrases banales, mais c’est justement la façon de mettre en relief ces pseudo-banalités qui compte dans l’œuvre littéraire. J’ai souvent pensé qu’il y avait un rapport entre le Clézio et Ernaux, d’abord au plan physique, deux belles personnes blondes bien sûr, mais aussi au plan littéraire: même soucis de simplicité pour dire des choses au ras du regard, comme le photographe parfois est capable un matin de saisir l’émergence d’un paysage au ras de la lumière naissante. Avec simplicité et humilité devant la réalité du monde.
J’ai peu lu Annie Ernaux, mais c’est très surprenant cette propension à dénigrer la consécration de cet écrivaine française. La composition du jury du nobel est suffisamment diverse et compétente pour lui accorder du crédit, sauf à dénigrer du même coup tout un jury.
Ces mêmes critiques auraient t-ils montré autant de fiel si le nobel avait couronné un étranger.
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Je suis tout à fait d’accord avec vous cher Alain. J’ai été sidérée par la violence de ces attaques et l’aveuglement qu’elles traduisent sur la littérature. Merci donc !
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