Annie et Lorette, deux rapports à l’écriture

1528481264Annie Ernaux vient de publier « Retour à Yvetot », le texte d’une conférence et d’un dialogue avec le public qu’elle a tenus dans cette bourgade de Normandie qui se trouve être la ville de son enfance. Première fois, dit-elle, qu’elle revient en cette ville en tant qu’écrivain, puisque les autres fois où elle y était revenue c’était pour des raisons familiales. Mais jamais par exemple pour y signer ses livres ou pour donner une conférence, alors que ce sont des choses qu’elle a faites dans de multiples endroits (ainsi à Grenoble par exemple, lors d’un « Printemps des livres » mémorable). Point aveugle de la naissance. C’est quelque chose que je ressens bien, moi qui, alors que je travaille depuis sept ans dans une université qui se trouve à trois kilomètres à vol d’oiseau du lieu de ma jeunesse (j’y ai vécu jusqu’à mes vingt ans)…  n’y ai encore jamais remis les pieds. Ce serait pourtant si simple, un après-midi après les cours de faire un saut par le bus jusque là, Le Bourget où je suis né et un peu plus loin Dugny où j’ai vécu, ces deux villes choisies par mes parents en raison de l’aéroport tout proche où mon père travaillait. Seulement voilà : une force invincible me retient. Et ne parlons pas de Drancy, où je fis mes études secondaires, au lycée du même nom, aujourd’hui baptisé « Eugène Delacroix » (bon choix, mais dont j’ignore la raison)… Zones frappées d’interdit qui se rappellent à ma mémoire les seules fois où, prenant le RER à destination de Roissy-CDG, je cherche à percevoir au-delà des rails et des caténaires l’usine Alsthom en bordure de laquelle j’ai grandi (alors dénommée « Electromécanique »).

Annie Ernaux cerne très bien cette question des origines et c’est la raison essentielle pour laquelle je la sens si proche. A première vue rien à voir avec cette autre écrivaine dont j’ai beaucoup parlé ces temps-ci (en particulier pour cause d’atelier d’écriture avec elle), Lorette Nobécourt. Deux évolutions très différentes, deux voies parallèles. Comment fais-je pour me retrouver proche des deux ? ou à mi-distance. A moins que, dans le fond, leurs parcours soient moins éloignés qu’il n’apparaît. Certes Annie vient d’un milieu très ouvrier, avec lequel elle a dû rompre, en éprouvant ensuite grande culpabilité, afin d’atteindre le rayonnement littéraire qu’elle a aujourd’hui, alors que Lorette vient au contraire d’une famille très bourgeoise, mais avec laquelle elle aussi a dû rompre… afin d’atteindre le rayonnement littéraire qu’elle a aujourd’hui. Je relisais récemment deux de leurs premières œuvres : « La conversation » pour Lorette, et « Les armoires vides » pour Annie. Deux textes aux contenus qui appartiennent à deux planètes différentes, et pourtant une parenté. L’expression de la même honte. Honte de soi, de son milieu d’origine, honte, dans l’adolescence, des envies et des pensées qu’on croit être le (ou la) seul(e) à avoir. Chez Lorette honte aussi de la violence subie, de la part de la gent masculine, honte pas tellement pour soi mais pour eux. Comment peut-on accepter ça, comment peuvent-ils accepter de vivre après leurs actes, leurs agressions, leur manière de montrer un tel mépris des femmes.

Mais leurs voies se sont séparées, surtout si on compare aujourd’hui leurs dernières œuvres respectives : « La clôture des merveilles » pour Lorette, et ce « Retour à Yvetot » pour Annie. Dans le premier cas, la recherche d’une écriture au sens quasi mystique du terme, c’est-à-dire une écriture qui approche l’indicible, les racines les plus profondes de notre être, et qui, pour cela, emprunte souvent la voie (la voix) de la poésie. Y a-t-il une limite à ce que nous pouvons dire ? « Mon langage est la limite de mon monde » disait… un philosophe bien connu, qui concluait son « Tractatus » par ces mots : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Mais heureusement, cette injonction n’est pas respectée par tout le monde, et en particulier pas par les poètes. C’est même la fonction de la poésie d’étendre le périmètre de ce dont on peut parler, et s’il le faut, donc, d’étendre notre langage. Ce sont ainsi des coups de sonde dans l’épaisseur du Verbe que pratique Lorette Nobécourt afin d’en ramener ces magnifiques formules que l’on trouve dans « la clôture » (ma belle-mère, à qui j’ai prêté le livre me disait que pour elle cette écriture était comme de la musique, bel hommage de la part d’une femme qui a consacré à la musique la plus grande partie de sa vie), comme : « ce ciel ouvert de l’écriture, il est cette porte invisible qui nous relie à l’origine, ce qui, en nous, accomplit l’innocence : cet enfant aux cheveux blancs qui éprouve notre nom ». A l’image d’autres écrivains, comme Alejandra Pizarnik ou Marina Tsvetaïeva, elle nous donne à lire le bouleversement d’une âme qui a dû se retourner plusieurs fois, se confrontant à la folie, avant de nous servir un texte incandescent.

Quand nous avons parlé avec elle, j’ai été frappé de l’entendre dire combien elle ressentait l’écriture se faire en elle, plus qu’elle ne la faisait, ainsi ne résistait-elle pas à l’envie de mettre noir sur blanc des choses qui lui passaient par la tête pourvu que ces choses lui paraissent suffisamment s’imposer, même au grand dam de son éditeur qui lui aurait conseillé de supprimer certains passages (comme ces blagues de gamin qu’elle raconte dans « Grâce leur soit rendue »). L’image vient à elle et elle l’exprime (ainsi, toujours dans son dernier roman, de cette image des navires de guerre dans le port de Valparaiso, « habillés de costumes Armani » !).

Annie Ernaux a, de toute évidence, un rapport différent à l’écriture. Elle s’en explique dans sa conférence d’une manière limpide. Il n’est pas étonnant de retrouver en elle l’influence de Jean-Paul Sartre. Elle dit ceci :

« Ecrire la vie [tel est le titre qu’elle a choisi pour une anthologie de ses œuvres parue récemment en collection Quarto], non pas écrire ma vie. En quoi consiste la différence, dira-t-on ? C’est considérer ce qui m’est arrivé, ce qui m’arrive, non pas comme quelque chose d’unique, d’accessoirement honteux ou indicible, mais comme matière à observation afin de comprendre, de mettre au jour une vérité plus générale. Dans cette perspective, il n’existe pas ce qu’on appelle l’intime, il n’y a que des choses qui sont vécues de manière singulière, particulière – c’est à soi et personne d’autre que les choses arrivent – , mais la littérature consiste à écrire des choses personnelles sur un mode impersonnel, à essayer d’atteindre l’universel, de faire ce que Jean-Paul Sartre a appelé du singulier universel. C’est seulement ainsi que la littérature « brise les solitudes ». Seulement ainsi que les expériences de la honte, de la passion amoureuse, de la jalousie, du temps qui passe, des proches qui meurent, toutes ces choses de la vie, peuvent être partagées. »

Il y a une dimension « politique » à l’écriture d’Ernaux que l’on ne retrouvera pas chez Nobécourt, à moins alors que le politique soit vu par cette dernière comme quelque chose de tout à fait différent, ayant peu à voir avec le « social », mais seulement avec la vie, comme elle avait essayé de s’en expliquer le 29 mars 2012 dans une série d’articles de Télérama (« Le journal à cent voix », ayant pour ambition de publier le journal de campagne de cent personnalités du monde culturel). Elle y marquait sa défiance à l’égard « de l’actualité » et disait vouloir s’en tenir résolument à l’écart : « Aujourd’hui, c’est la campagne présidentielle française. Je n’ai rien à en dire. Elle m’est réellement indifférente ». Pour ajouter tout aussitôt : « De celle qui se mène, invisible, pour la vie vivante, je pourrais dire ceci : elle n’autorise aucun répit. C’est toujours la mienne. Je la mènerai jusqu’à ma mort. Et au-delà ». Et bien sûr, elle citait – déjà – Hildegarde de Bingen :

« Cette période contient des gouverneurs qui fabriquent contre eux-mêmes une grande noirceur de tristesse et se roulent dans la boue de l’impureté […] Combien de temps supporterons-nous et tolérerons-nous ces loups rapaces qui devraient nous guérir et ne le font pas ? Parce qu’ils détiennent le pouvoir de la parole qui lie et qui délie, ils s’emparent de tout comme des bêtes féroces. Leurs crimes s’abattent sur nous car ils ne clament plus ce qui est juste, ils détruisent la loi, comme les loups dévorent les agneaux. […] Leurs ministères nous apportent pauvreté et indigence : ils se souillent comme ils nous souillent. Jugeons-les donc. Il faut agir si nous ne voulons pas périr, car s’ils persévèrent, ils soumettront et perturberont le pays tout entier. »

Voies différentes que celles d’Annie et de Lorette, et pourtant quelle coïncidence de retrouver chez l’une et chez l’autre la même révolte contre le pouvoir de la parole détenu par une classe sociale. Quand Ernaux fait le choix « d’écrire littérairement dans la langue de tous », elle dit que « c’est un choix politique, puisque c’est une façon de détruire des hiérarchies, d’accorder la même importance de signification aux paroles, aux gestes des gens, quelle que soit leur place dans la société ». Nobécourt citant Hildegarde s’en prend, elle, à ces « loups rapaces » qui « détiennent le pouvoir de la parole qui lie et délie ». Ce n’est certes pas la même façon de s’exprimer, mais c’est une même révolte.

Comme si finalement, le politique, le combat nécessaire en politique, celui des plus opprimés, passait, devait passer par une affaire de langue.

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Annie Ernaux au Printemps des Livres 2008 et Lorette Nobécourt dans la Drôme en 2013

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3 commentaires pour Annie et Lorette, deux rapports à l’écriture

  1. Beau parallèle entre ces deux femmes écrivains (j’ai horreur du mot « écrivaine »), et rappel opportun de la forte formule de Sartre sur « le singulier universel ».
    Décidément, j’aime beaucoup Annie Ernaux.

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  2. Quel article réconfortant!

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  3. Ping : Philosophie et littérature | Rumeur d'espace

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