Sur ce cliché pris à la sauvette avec un petit numérique, au flash, juste avant qu’un photographe plus entreprenant que moi n’obture mon objectif, on voit Annie Ernaux au cours d’une séance de signature, lors du récent « Printemps des Livres » qui s’est tenu à Grenoble. Cette photo n’est évidemment pas remarquable, il me plaît pourtant de n’avoir que cette vision furtive de cette grande dame des lettres. De plus, la posture qu’elle tient ici, son profil penché vers la page qu’on lui tend pour qu’elle puisse y inscrire sa dédicace, me semble bien refléter toute l’application qu’elle met à faire ce qu’elle fait : écrire, écouter, répondre aux mots simples qui sont ceux des dizaines de lecteurs (surtout des lectrices en fait) qui patiemment, très patiemment, attendent leur tour, sont venus là un dimanche après-midi alors que peut-être ils pouvaient se balader en montagne, boire quelque chose au soleil d’une terrasse, aller au cinéma ou bien banalement rester chez eux. J’ai fait partie de ces gens là et pendant toute la durée de mon attente je me suis demandé quels mots j’allais bien pouvoir prononcer lorsque je me retrouverais catapulté en première ligne. La conversation avec mes voisines m’aidait un peu dans cette recherche car elle me faisait me remémorer des romans lus autrefois, parfois peut-être il y a vingt ans, à commencer par ce « La place » qui faisait revivre dans l’écriture la plus sèche, la plus neutre possible (mais c’était ça le style d’Annie Ernaux à l’époque) une enfance et une adolescence dans une petite ville ouvrière, avec des parents tenanciers d’un café, et qui déjà (mais moins fortement que dans le dernier, « Les années ») évoquait ce passé qui est aussi le mien, celui des années cinquante entre autres.
Il y avait eu aussi « Les armoires vides » mais je ne sais trop pourquoi, il apparaissait que j’en avais perdu le souvenir. Il y a des livres comme ça parfois… on les lit, on les aime, on les oublie, c’est comme certains évènements de la vie : ils ne s’inscrivent pas (en général parce que notre esprit/cerveau a résisté, allez savoir pourquoi…). Et puis ensuite des livres qui défrayèrent la chronique car on trouvait peut-être que la dame allait trop loin dans l’intime (« Une passion » etc.) mais c’est à se demander ce qu’est la littérature si elle ne cherche pas (aussi) à transmettre l’intime (peut-être est-ce là une réponse très partielle à la question posée par Bouveresse, dont je fais état dans mon billet précédent, je vais y revenir). Et là, maintenant, ce livre où je me suis absorbé : « Les années », dont je porte un exemplaire à son attention pour qu’elle y dépose une phrase de dédicace.
En prenant la photo, j’ai pensé que j’en prendrais une autre ensuite, avec l’autorisation de la romancière évidemment. Et évidemment, je ne l’ai pas fait, tout à l’émotion de lui serrer la main et de balbutier trois mots sur le fait que je me retrouvais tellement dans ce qu’elle écrivait (ce qui est vrai en dépit de la différence des sexes tant il s’avère qu’entre un homme et une femme ayant vécu des expériences et des évènements semblables, il y a plus de choses en commun que de différences). Elle m’a écouté en souriant puis s’est appliquée à couvrir une bonne partie de la page de garde d’une écriture ferme et précise.
Cette rencontre (car même si c’est si peu de temps c’en est une) a réactualisé pour moi le contenu des questions posées par Bouveresse. Quelle est la connaissance de l’écrivain ? celle qu’il a en propre et qu’il me transmet, moi lecteur. Bouveresse avait envisagé la réponse de Proust : la connaissance de la Vie, tout simplement, voulant dire par là qu’ainsi qu’il est dit dans « le Temps retrouvé », la littérature nous apporte la connaissance de notre passé, non pas simplement, disait Proust, par l’effort volontaire de la mémoire, mais en se laissant guidé par les évènements objectifs (la madeleine…) qui, lorsqu’on les explore, nous révèlent tout à coup une connaissance que nous avions perdue. La littérature serait alors ce moyen unique d’explorer le passé, notre passé, et de nous en restituer la vérité dans toute son ampleur. Je constate que les livres d’Annie Ernaux entrent pour moi exactement dans cette catégorie. Ce sont des opérateurs de mémoire. C’est bel et bien mon passé que je connais par eux.
Pas mon histoire : mon passé. Les deux sont évidemment distincts. Je lisais récemment un extrait du livre de Joffrin sur mai 68, particulièrement le récit de la journée du 10 mai, où je me trouvais rue Gay-Lussac en compagnie des autres étudiants : ce texte m’apportait une foule de détails que j’ignorais sur l’histoire de cette journée (anecdotes : présence d’un chantier qui avait permis aux manifestants de s’approvisionner en matériel pour les barricades, stratégie des CRS etc.) mais certainement pas cette connaissance de mon passé (individuel et a-historique) que peut m’apporter un romancier.
« La littérature serait alors ce moyen unique d’explorer le passé, notre passé, et de nous en restituer la vérité dans toute son ampleur ».
Belle définition à laquelle j’adhère totalement avec en plus la certitude que la littérature est aussi ce moyen unique d’explorer l’avenir, notre avenir…
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Cette madeleine de Proust, décidément, a fait, fait et fera encore couler beaucoup d’encre, il faudra que je me décide à la goûter.
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J’ai acheté hier « La place », d’Annie Ernaux. Tu évoques dans ce billet ce livre. Je viens de le finir, lu presque d’une traite. Je vais essayer d’en faire un billet sur mon blog. Mais parfois, à quoi bon ?
En tous cas, c’est, en grande partie, grâce à ton billet que j’ai lu ce livre et que je prévois de lire « Les années » pendant l’été.
Ce commentaire, juste pour t’en remercier.
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