David Graeber est le penseur à la mode, « l’un des plus grands intellectuels du moment » a dit le New York Times, présenté aussi comme penseur anarchiste, ayant conduit le combat « Occupy Wall Street », malheureusement décédé assez jeune en 2020. L’une de ses œuvres maîtresses, La fausse monnaie de nos rêves – vers une anthropologie de la valeur a été publiée en français en 2022, alors qu’elle date de 2001. Ce décalage explique peut-être que certaines thématiques très actuelles (le climat) y soient peu présentes, or pourtant… cela a bien à voir avec l’idée de valeur : à quoi tenons le plus le plus si ce n’est à notre survie dans un monde qui s’enfonce dans le bouleversement climatique et le désordre mondial ?
Même si nous avons perdu l’espoir en de grands changements qui nous libèreraient du capitalisme et de ses excès, nous sommes encore avides de propositions d’autres formes de société possibles qui fonctionneraient sur des principes de réciprocité et de redistribution efficace. D’où l’intérêt du livre de Graeber. L’ouvrage se situe délibérément dans la perspective que j’évoque ici : dès le début, il évoque le climat des années 80, où, dit Graeber, il n’est pas rare d’être confronté à une batterie d’arguments qu’il associe au « post-modernisme » : « le monde a changé », « les projets qui visent à [le] changer […] par l’action politique collective ne sont plus viables […] » de tels programmes s’avéreraient de toutes façons impossibles, ou produiraient « des cauchemars totalitaires ». Ceux et celles qui pensent cela se consoleraient simplement en ajoutant : « L’action politique légitime peut encore advenir, à condition qu’elle se situe au niveau personnel : en façonnant des identités subversives, des formes de consommation créative, etc. Une telle action est en soi politique et potentiellement émancipatrice ». J’avoue franchement que j’ai cette tendance en moi : essayer de « créer », d’organiser des débats et rencontres culturels, littéraires… et se foutre du reste.
Sans doute n’est-ce pas assez.
Mais nous devinons tous et toutes que la pensée d’une société alternative, pour qu’elle soit viable, demande un approfondissement qui n’a peut-être jamais été fait, portant sur les fondements mêmes d’une société et donc de la notre en particulier. Il n’est pas question de partir au combat avec pour seules bannières des slogans portant sur des généralités. Bien sûr, tout le monde veut la paix, le bonheur, la liberté et l’égalité, encore faut-il savoir ce que nous entendons par là et comment nous pensons les atteindre sans mettre à mal d’autres valeurs (si tant est que toutes celles énumérées ci-dessus soient compatibles entre elles) et sans passer par des périodes de transition plus douloureuses encore que celle que nous voulions quitter. Cela nécessite de s’interroger sur l’origine de ce qui fait exister une société comme totalité vivante. La réponse de Graeber est : notre conception de la valeur. D’où les questions qu’il pose : qu’est-ce qui fait l’essence de nos valeurs ? A quoi tenons-nous par-dessus tout ? Pour y répondre, il faudrait passer en revue les différentes solutions apportées par les sociétés auxquelles ont eu accès les ethnologues.
Il n’y a pas eu dans l’histoire mondiale que des économies liées à l’échange et à la production, il y a celles aussi que Marcel Mauss a décrites comme basées sur le don. Qu’est-ce que le don ? Qu’est-ce qui fait que, dans le don, le récipiendaire se sente obligé à rendre, à donner en retour ? Les chapitres que Graeber consacre à ces questions reposent sur des travaux que le non-spécialiste (que je suis) ignore le plus souvent, provenant d’anthropologues très divers, comme Strathern, Munn, Gregory ou Turner et qui nous entraînent du côté des Kwakiutl, des Maoris ou des Kayapo, voire des Iroquois (et aussi des Malgaches, dont Graeber lui-même a fait son terrain d’observation). Mais le don existe aussi dans nos sociétés, dans nos rapports humains les plus banals, par exemple il est de coutume lorsqu’on est invité chez quelqu’un de lui apporter une bouteille (ou un bouquet de fleurs), et la personne récipiendaire, lorsqu’elle viendra à son tour chez nous, nous rendra la pareille. Ce ne sont pas des pratiques universelles ou constantes : des étudiants qui se reçoivent entre eux dans leur chambre de cité U ne s’y plieront pas nécessairement, il semble que cela tienne au statut de maître d’un territoire ou d’un lieu : on ne saurait franchir le seuil de l’autre sans marquer l’événement par une sorte de cérémonial. La structure du don mérite donc d’être étudiée. A la question de savoir comment il se faisait que le récipiendaire se sente à ce point obligé de rendre, Mauss répondait que cela était du au fait que la chose donnée gardait toujours en elle une part du donateur. Et donc peut-être, si cela était le cas, le donateur allait être en manque, en souffrance de ce qu’il avait donné et que l’autre ne pouvait faire autrement que désirer combler le manque, mais en se privant lui-même d’une partie de soi à son tour, et ainsi de suite. En tout cas, les économies du don auraient cette propriété de « personnifier les objets », à l’opposé évidemment des économies marchandes qui, elles, auraient plutôt tendance à chosifier les personnes (fétichisme). Thèse intéressante mais qui interroge quand même car elle n’est guère prouvée. Les échanges de cadeaux auxquels nous nous livrons au moment de Noël ne semblent pas être à ce point cruciaux et régis par une loi du manque, vu qu’ils sont souvent le lendemain même revendus sur Le bon coin ou sur e-Bay… mais bien sûr, dans un système marchand, ce sont les choses qui importent, « par conséquent, les personnes cherchent à accumuler autant de richesses qu’elles le peuvent ».
On retiendra que « l’image idéale qu’une société se fait d’elle-même ne correspond presque jamais à son fonctionnement réel » (p. 144). Par exemple, l’anthropologue Turner décrit les villages Kayapo comme s’ils étaient organisés entre deux phratries opposées, parce que c’est ainsi que les Kayapos les décrivent toujours. « Mais cela fait depuis 1936, que plus aucun village Kayapo ne se compose de deux phratries » : les rivalités politiques entre membres de la communauté aboutissent toujours à faire se détacher du village une de ces phratries. On pense ici aux descriptions idylliques de nos propres villages, dans quelle mesure correspondent-elles à la réalité ? Cela est bien rarement le cas. Là où, logiquement, des ententes devraient se faire, des rivalités personnelles, des regards et des gestes ont abouti à faire se développer des haines et des rejets qui subsistent longtemps après les premiers échanges.


Marcel Mauss et Karl Marx
Quant aux valeurs ultimes, quelles sont-elles ? Peut-on les associer à « la beauté » ? Graeber fait remarquer à juste titre que tous les objets qui ont servi à représenter de la monnaie, étaient au départ des objets inutiles, des coquillages, des bracelets, des parures. C’est bien sûr étrange : comment le plus inutile à première vue en vient-il à incarner la plus haute valeur ? On en vient ici à des considérations intéressantes concernant le visible et l’invisible et les questions de pouvoir. Nancy Munn a montré que, dans la société Gawa, les gens s’échangeaient des biens en fonction de leur capacité relative à transmettre des histoires : au sommet de la hiérarchie, figurent des bijoux de coquillages avec un nom et une histoire dont tout le monde a entendu parler. La valeur des colliers et bracelets diffère alors bien de celle de la monnaie, car, on le sait, la monnaie ne se compose pas du tout d’objets uniques : chaque billet de banque est identique aux autres, et il est sans histoire, les transactions monétaires sont ainsi anonymes. Graeber fait ici de belles digressions sur les rapports entre invisibilité et pouvoir : il reprend à Foucault l’idée qu’avec la fin de l’État féodal, « l’économie de la visibilité dans l’exercice du pouvoir s’intervertit », jusque là, le pouvoir était ce qui se voit (châteaux, cathédrales, présence du « corps du roi » exposé lors des fêtes et des fastes royaux). Cela s’arrête avec l’essor de la bourgeoisie, et se mettent en place alors des « systèmes disciplinaires » qui marchent d’autant mieux qu’ils restent dans l’invisibilité. On peut bien sûr objecter que les signes ostentatoires de richesse existent toujours, aussi Graeber corrige-t-il cela en émettant l’hypothèse que les deux types de pouvoir subsistent dans les sociétés, il en veut pour preuve le cas de la mode vestimentaire, tel qu’analysé par l’historien J. C. Flügel et par l’anthropologue Terence Turner. Les belles formes bouffantes et éclatantes qu’arboraient les hommes autant que les femmes ont disparu chez les hommes dès vers 1750, au profit, d’abord, des « tenues de sport ». Le costume masculin, dit Turner, supposait maintenant une capacité d’action ; « la sphère de la consommation apparaissait comme un domaine essentiellement féminin », ce qui fit que la mode féminine évolua moins, qu’en tout cas, elle garda l’apanage de la couleur et des formes envoûtantes. Apparaît ainsi une distinction entre un moi relativement invisible agissant sur le monde extérieur et un moi visible se rapportant principalement à lui-même, Graeber émet l’hypothèse qu’il s’agit là de quelque chose d’intrinsèque à la pensée et à l’agir humains : il y a le pouvoir direct, « extérieur », qui agit sur les êtres et les choses et le pouvoir plus « interne » et indirect, qui pousse les « sujets » à se conformer à certains comportements et attitudes pour que, sans doute, ils accomplissent plus volontairement les ordres et les injonctions. Il en va de même de la valeur où on distingue l’argent du numéraire. Marx déjà, paraît-il, dans les fameux Grundrisse, faisait la distinction entre les aspects abstraits et concrets de la monnaie. Le numéraire est l’objet physique offert en échange. Il ne devient « argent » que lorsqu’il représente un fond de réserve : pas étonnant que dès qu’il devient argent, il soit transformé en quelque chose qui se thésaurise jusqu’à ce qu’on l’enfouisse dans le sol (j’ai entendu parler, à la campagne, de personnes qui préfèrent enterrer l’argent qu’ils ont gagné à la sueur de leur front dans des Tuperware enfouis dans leur champ plutôt que de le déposer en banque). Cet attachement mystique aboutit à ce qu’il se transforme en une sorte de religion. Evidemment, les sociétés sans monnaie d’échange, basées sur le don, ne connaissent pas cela.
Je développerai une autre fois les considérations sur le don à proprement parler, ainsi que le tribut (immense) que Graeber doit à Marcel Mauss. Soulignons seulement que le point de vue de Graeber n’est pas très orthodoxe. Il s’oppose par exemple à celui de Bourdieu qui s’était penché sur cette question lorsqu’il étudiait la société kabyle. Bourdieu était persuadé que le don pouvait se rattacher aux échanges marchands, qu’il en était une forme déguisée en quelque sorte, celle qui apparaît lorsque la notion de marché n’existe pas dans une société, « lorsqu’il n’existe aucun marché, les gens se donnent un mal fou pour dissimuler cette réalité », mais dès que le marché apparaît, le système se dissout. Dans l’économie du don, selon Bourdieu, les agents se livreraient donc à des calculs : il n’y aurait pas là de quelconque « effet du manque », juste un calcul intéressé. C’est en général d’ailleurs ce que nous sommes tentés de penser spontanément. Et c’est un point crucial dans la pensée de Bourdieu, qui le conduit à dire qu’il faut étendre le calcul économique à tous les biens, matériels ou symboliques. On sait d’ailleurs le rôle qu’il donne, dans sa sociologie, à ce qu’il appelle le « capital symbolique », qui jouerait presque le même rôle que le capital financier. Graeber a un autre point de vue, qui peut surprendre, et qui a peut-être fait sa renommée « d’anarchiste ». Il croit sincèrement en la générosité des actants :
D’une certaine façon, Bourdieu a indéniablement raison. Aucun domaine de la vie humaine, quel qu’il soit, n’échappe totalement à l’esprit de calcul. Mais aucun non plus n’est totalemet exempt de bonté ou de noblesse d’âme (p. 60)
Il en conclut que faire prévaloir systématiquement la première assertion sur la deuxième est suspect, il n’y aurait pas de raison à cela. Que peut-être des économistes conservateurs le soutiennent, cela serait compréhensible, mais on ne pourrait l’attendre d’un sociologue « critique ». La tendance à ce genre d’affirmation apparaît souvent dans le texte. Pour ma part, elle me laisse sceptique. Sait-on vraiment ce qu’est la bonté ? La noblesse d’âme ? En qui et comment ces notions peuvent-elles intervenir dans un discours critique qui se veut quand même « scientifique » ? Et si la « bonté » se ramenait aussi à une forme de calcul, certes légitime et sympathique, mais un calcul quand même ? Après tout, lorsque nous voulons faire du bien à autrui, nous calculons bien pour savoir quelle est la méthode la plus appropriée, nous voulons éviter les gestes qui ne relèvent que de la « bonne intention » (dont l’enfer est, paraît-il, pavé). Voilà ce qui nous trouble chez Graeber, et qui fait que nous ne sommes pas complètement sûrs que ce qu’il nous dit va nous aider beaucoup dans la recherche d’une autre société que la notre, celle où nous pourrions bien vivre sous la bannière de l’échange équitable et de la réciprocité. Il reste néanmoins que ce livre fourmille de digressions et d’anecdotes passionnantes, et qu’il nous ouvre à la richesse de la recherche anthropologique, ce qui n’est pas rien.