
Un art objectif, comme le sous-entend La Nouvelle Objectivité ? Sous certains aspects, la travail de Sophie Calle semble en accord avec cette visée. Ou bien on pourrait dire qu’il se situe au point où le paroxysme de l’objectivité rejoint l’émotion sensible, le cas singulier. La nouvelle exposition Sophie Calle, qui a lieu au musée d’Orsay, est passionnante. Elle est double et par là multiple puisqu’elle contient sa propre interprétation (et donc l’interprétation que nous faisons de cette dernière et ainsi de suite en un jeu de miroirs qui n’en finit jamais). Dans les années soixante-dix, au moment de la démolition de la Gare d’Orsay avant de la transformer en ce magnifique musée que nous connaissons, l’artiste arrivait à se faufiler dans les locaux à l’abandon d’un hôtel qui autrefois était dans la gare, et hébergeait d’augustes voyageurs qui n’étaient là qu’en transit, ne dormant qu’une ou deux nuits, il portait le même nom que l’ensemble, l’hôtel d’Orsay. Et Sophie Calle commença à y venir en journée, photographiant les vieux murs et les décombres abandonnés – jusqu’au cadavre d’un petit chien qui, sûrement fut surpris lors de la fermeture définitive. Elle ramassa aussi de vieux souvenirs : plaques des portes, portant des chiffres jusqu’à plus de 500, vieux téléphones, coupoles de sonnettes enfilées sur un même fil, clés rouillées, et surtout notices, petits mots adressés au gardien pour qu’il répare une chasse d’eau bouchée, un robinet qui fuyait, un volet qui fermait mal. Ce gardien était dénommé Oddo, ou Audau, ou Ado, on ne sait plus très bien, en tout cas, il était très sollicité.

Ce qui procure une dimension supplémentaire et donne donc du relief à cette exposition, c’est la collaboration d’un authentique archéologue, Jean-Paul Demoule, dont la mission est d’adopter le point de vue de l’archéologue de l’an 2500 ou 3000 qui trouverait face à lui l’ensemble de ces traces et s’interrogerait sur elles. Alors tout à coup, tout bascule et se transforme. Le gardien devient une supposée divinité, les plaques de portes deviennent des objets mystérieux qui, peut-être, étaient utilisés comme les pièces d’un jeu. Les tuyauteries de salles de bain sont des instruments de communication au service d’un culte étrange probablement en l’honneur d’Oddo…
On s’amuse beaucoup. Les objets exposés, comme ceux photographiés, tout à coup revêtent d’autres significations que celles que nous leur accordons ordinairement, au point que l’on se demande si dans le fond ce n’est pas l’archéologue du futur qui a raison et que ce que nous prenions jusqu’ici pour une clé n’était pas plutôt un objet d’art destiné à l’ornement de quelque belle. Qui a décidé un jour qu’une clé devait consister en trois immuables parties, un anneau, un corps en général sous forme de tige et un petit rectangle ou penne destiné à s’insérer dans une pièce creuse de forme complémentaire ? N’y a-t-il pas quelque chose de magique là-dedans, en même temps qu’un érotisme dissimulé ?
L’interprète se perd également en conjectures devant la photo d’une femme – nous savons qu’il s’agit de Sophie Calle elle-même – assise sur un lit avec un air désolé, des morceaux de bois disséminés autour d’elle, des lambeaux de tapisserie arrachés, il se demande si cette membre d’une société bizarre n’est pas tout bonnement celle qui a accompli un rite funèbre, ou s’est livrée à une crise de rage (peut-être due à l’absorption d’une substance rituelle?) ayant conduit à cette destruction.
Et quand on arrive au livre lui-même qui a été fait à partir de l’exposition, mis dans une vitrine, l’archéologue se déchaîne et voit là un reste très précieux d’une civilisation disparue qui connaissait ces objets étranges qui ont disparu depuis longtemps : des livres.


Ainsi cette exposition offre-t-elle un étrange voyage dans l’espace, le temps et l’imaginaire, comme si, ici, l’imaginaire autorisait une boucle nouant le temps à l’espace. Il faut bien penser en effet que, visitant cette exposition sur un hôtel disparu, nous sommes réellement, physiquement au lieu-même où cet hôtel existait, l’hôtel d’Orsay, nous voyons les restes de gestes et de rites disparus en vrai (car les habitudes que nous avons dans des hôtels, l’obligation de décliner notre identité, les fiches que nous remplissons, les clés que nous emportons mais que nous devons rendre, peuvent bien être vus comme des rituels), mais en même temps l’archéologue nous suggère d’autres interprétations, il pointe vers une autre disparition, celle de la civilisation elle-même au sein de laquelle nous nous faisons ces réflexions.
Voilà peut-être en effet en quoi consiste une « Nouvelle Objectivité », celle qui intègre non seulement les choses mais aussi les représentations des choses, leurs interprétations jusqu’aux rêves qu’ils évoquent en nous. Des philosophes récents (je pense à Gabriel Markus ou à Jocelyn Benoist) ont déjà suggéré ce type d’interprétation du monde qu’ils ont rangée sous l’étiquette de « Nouveau réalisme ». Alors, Nouvelle Objectivité ? Nouveau Réalisme ?

Dans la diversité des sujets qu’évoque Alain Lecomte dans les articles de son blog ; par la réaction sensible provoquée par ses rencontres, la curiosité et l’imaginaire de celui qui, avant d’être un « blogueur « , est un passeur. Il y a quelque chose d’étourdissant : la plasticité et la l’extension des harmoniques qui, en cercles concentriques, mobilisent l’intérêt du lecteur.
L’article sur l’exposition consacrée, au musée d’Orsay, à Sophie Calle est exemplaire de ce processus de résonance produit par la culture et la sensibilité polyphonique d’Alain.
Son article sur les pas de Sophie Calle dans les traces laissées à l’abandon dans l’Hôtel d’Orsay désaffecté rend compte de la quête d’objets recueillis par l’artiste. Ces objets du quotidien le plus prosaïque n’ont pas d’autre signification que celle donnée par le maître du temps qu’est le hasard qui les a déposés dans l’hôtel d’Orsay, terminus d’aventures diverses d’anonymes ou de personnage connus. Et c’est la curiosité de la visiteuse clandestine du cimetière d’objets ayant perdu toute finalité sociale qui guident leur exposition, plus d’un demi-siècle après leur découverte. Dans une existence renouvelée par la rêverie et l’interprétation qu’ils suscitent chez le visiteur de l’exposition, Alain Lecomte reconnaît une « nouvelle objectivité » rendue possible par l’archivage de ces objets et la vie nouvelle qu’ils acquièrent. Il s’agit bien d’une « Nouvelle objectivité » comme celle revendiquée par ce mouvement des années vingt, en Allemagne, durant la République de Weimar et avant la prise de pouvoir des nazis. Ce mouvement — dont rend compte le roman « Alexanderplatz » de Doblin qui montre le réel de Berlin—, mêle et conjugue dessins, mots griffonnés, photos…Cette Nouvelle objectivité que reconnaît Alain dans l’exposition, tout comme le mouvement des années relève d’un certain réalisme qui rejette l’expressionnisme et l’artifice.
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