Un jour et demi à Paris et c’est l’occasion de mille découvertes. J’aime beaucoup la Maison Européenne de la Photographie (MEP), j’aime beaucoup le Centre Pompidou et le Palais d’Orsay etc. etc. Les photos exposées au MEP en ce moment ont trait à l’intime – c’est du moins ce qu’annonce le titre sur l’affiche – et sont regroupées sous le cadre général de « Love Songs » (on a même droit si on veut à une playlist de chansons à l’entrée, que l’on peut sauvegarder sur son smartphone). L’intime nous attire, c’est un peu notre voyeurisme sans doute. Qu’allons-nous voir de « caché » jusque là… en général, cela ne nous surprend pas, ce sont des corps, le plus souvent nus. Un(e) photographe photographie son (sa) partenaire dans toutes les poses. Ce peut être charmant ou ce peut être odieux. C’est le plus souvent charmant car bien sûr les photos sont prises au temps de l’amour, et que les personnages y sont jeunes et beaux. Surtout dans le cas du noir et blanc et des époques un peu anciennes où l’on mettait le prix sur l’élégance et la finesse du grain. Ces gens étaient sublimes dans leur salle de bains… aujourd’hui, ils ont dépassé les quatre vingt-dix balais (c’est ça peut-être qui serait intéressant : les voir aujourd’hui, voir ce qu’ils sont devenus, car l’intime c’est aussi la vieillesse, les corps qui s’avachissent, la peau des bras qui pend, les regards éperdus de nostalgie).

Les premières salles exposent les travaux de René Groebli, artiste suisse né en 1927, adepte du noir et blanc. Il a photographié sa muse pendant leur voyage de noce à Paris en 1952, et l’année suivante pendant quelques jours à Marseille. A Paris, ils étaient dans un hôtel de Montparnasse. On la voit, elle, monter l’escalier, s’asseoir sur le lit, se déshabiller, regarder par la fenêtre. Ce qu’on admire le plus dans ces photographies, c’est la qualité du rendu de chaque détail, comme la broderie du rideau par exemple, ou la géographie des plis sur le lit. Quelque chose que nous retrouverons un peu plus loin dans les belles photos d’Alix Cléo Roubaud, la muse du poète, où là aussi on photographie au plus près le détail des chambres.
Parfois les artistes ont voulu raconter une histoire, faire une narration. On est frappé par le travail du photographe japonais Nobuyoshi Araki, né en 1940, qui présente ses œuvres sous la forme de deux voyages, voyage sentimental et voyage d’hiver, dans le premier (1971), il relate son mariage et sa nuit de noces, dans le second (1990) la maladie puis la mort de sa femme, ses déplacements à l’hôpital en plein hiver sous la neige, puis les funérailles selon le rite bouddhiste. Une étude parue aux presses de l’Inalco analyse ces photographies avec le regard informé d’un connaisseur de la société et de la culture japonaises. Ainsi à propos de la photo du portrait de la défunte : « Trois objets se détachent sur un fond noir : le portrait funéraire (un cliché pris par Araki dans les années 1980) ; une tablette funéraire où est inscrit le nom bouddhique de la défunte ; au centre, se détachant comme une statuette, l’os du larynx, ou nodobotoke en japonais, littéralement le « bouddha de la gorge ». L’auteur, Michael Lucken, ajoute : « D’ordinaire, que ce soit sous la forme de cadavres ou d’ossements, les restes humains ont tendance à être cachés. Il s’agit d’objets qui ont du mal à faire image, qui résistent à la médiatisation – ils résistent d’ailleurs à l’appellation même d’objets ». Il dit aussi qu’Araki est célèbre pour le caractère obsessionnel de sa pratique de la photographie, ce qui fait de son œuvre en général l’une des plus prolifiques qui soit. Par ce biais, la photographie rejoint l’ethnographie. Double intérêt donc de cette exposition de l’intime.

Dans le même ordre d’idées, on est charmé par les photographies de couples, surtout lorsque les deux membres du couple sont photographes, ainsi de RongRong&inri, couple fusionnel jusque dans l’écriture de son nom : pas de blanc entre les composants, et pourtant séparé par la barrière des langues et des frontières, lui chinois, elle japonaise. Après avoir vécu ensemble en Chine, elle repart dans son pays d’origine mais ils s’échangent les photos qu’ils ont prises d’eux en écrivant dans les marges au moyen de l’écriture qui leur est commune, celle des kanjis. On trouve aussi une telle intimité chez le couple franco-suédois de J. H. Engström et Margot Wallard. Une photographie certes beaucoup plus moderne, et en couleurs, pleine de vie, de jubilation et d’amour. Je suis moins convaincu par Nan Goldin, mais quelque chose me fait dire que c’est probablement parce que j’y suis dérangé : l’intimité n’est plus la douceur, l’amour et le,plaisir, c’est la violence. Ce qu’elle appelle elle-même la dépendance sexuelle. Les corps et les visages sont bafoués, humiliés, tuméfiés. Elle nous rappelle que la violence est l’envers sombre de l’intime. Un peu semblable est l’artiste japonaise Hideka Tonomura qui s’aventure au-delà des tabous, comme celui de photographier l’intimité amoureuse de sa propre mère, mais rien là-dedans non plus de facile, de gracieux ou de tendre, au contraire, l’homme se fait puissance noire : les photographies de Tonomura sont faites de tirages successifs qui parviennent à noircir complètement une silhouette : celle de l’amant. Manière à elle de régler ses comptes avec un père violent.


On peut revenir maintenant à la photographe Alix Cléo Roubaud, décédée si jeune et à qui Jacques Roubaud, le poète, dédia Quelque chose noir. Ses photographies montrent le couple qu’ils forment, au lit, dans les chambres d’hôtel, pris souvent en photo au moyen d’un déclencheur, on voit le visage du poète dans un miroir, le grain est fin, on distingue là aussi tous les détails, les imperfections de la peau comme les plis des draps.
Et puis quelque chose se passe : on est un peu usé de tant de corps étalés, de corps montrés, d’intimité parfois lascive, on est soulagé, d’un coup, de découvrir une photo, une seule, où ne subsistent des corps que leurs traces, leur abstraction au milieu d’un lit.

Il faut toujours que la photographie représente, elle représente des corps, des visages, des lieux. Pour lui éviter de trop en dire, on invente parfois des photographies de non-lieux, mais ce sont encore des lieux et ils disent quelque chose, disent quelque chose d’une époque d’un lieu géographique. Quand elle s’attarde sur un visage, on a beau protester que ce n’est pas pour le « dérober », mais on le dérobe quand même, on en finit par comprendre les peuples qui répugnent à la photographie, refusent qu’on les prenne en pensant qu’on leur vole leur âme car si ce n’est tout à fait une âme que l’on vole, c’est quand même un instant, une seconde, une attitude prise souvent à l’insu du corps mais qui appartient en propre à la personne, qui est même ce qui lui est le plus intime le plus appartenant à elle-même, et on le lui prend, on l’expose à mille lieux de là et on le fait connaître à tout le monde. Grave infériorité de la photographie sur la peinture : il n’y a pratiquement pas de photographie abstraite. Le peintre ne vole jamais une attitude ou un sourire, il l’invente et libre ensuite au modèle de se reconnaître ou pas, souvent il ne se reconnaît pas (on dit que les modèles de Modigliani étaient furieux de ne pas se reconnaître dans ces corps et ces visages allongés, ces yeux sans regard), qu’importe, le but n’est pas la ressemblance. J’ai connu en voyage des compagnons qui traquaient « les scènes de rue ». Pour cela, en Chine, ignorant tout des frontières objectives qui existent entre l’intime et le public, ils n’hésitaient pas à franchir le seuil des hutongs pour aller y photographier un vieillard ou une femme faisant la cuisine. Ce sont bien sûr des vols impudiques, qui, un jour peut-être seront susceptibles d’être punis, de même qu’aujourd’hui, on condamne les gestes impudiques sur les corps des femmes.
Il y a bien sûr plusieurs manières de concevoir la photographie. A défaut d’abstraction possible, on peut entrevoir la recherche d’une objectivité passive : ce n’est plus un regard subjectif qui anime le photographe, c’est simplement le souci d’enregistrer le monde autour de soi, sans passion et sans affect, autrement dit en toute froideur. C’est ce qu’a voulu faire le mouvement « La Nouvelle Objectivité » (Die Neue Sachlichkeit) qui se trouve montré en détails au Centre Pompidou, en l’exposition sans doute la plus complète qui n’ait jamais eu lieu sur un tel sujet.
Nous sommes après la première guerre mondiale, dans les années vingt. L’Allemagne a perdu la guerre et se sent humiliée. Après une phase expressionniste dans les années dix, où l’artiste a explosé de subjectivité, nous voilà dans l’amertume et la désillusion, on doit cacher ses sentiments et montrer un monde objectif, tel qu’il est. La photographie se confond alors avec un art industriel, on ne saurait différencier vraiment l’art du documentaire, le texte littéraire de la notice de description. C’est dans cette recherche de l’anonymat que l’on se rend le plus proche de l’abstrait. L’exposition est passionnante parce que pluridisciplinaire. On voit les peintres à côté des photographes. Curieusement, les peintres peuvent difficilement se départir d’une certaine subjectivité, manifestée ici dans les distorsions, qu’elles soient naturelles (voir ces portraits de personnages difformes) ou exagérées par l’artiste. Les grands noms de la peinture sont Grosz, Scholtz, Kannoldt, Schad, Otto Dix. Il y a aussi des femmes, dont Jeanne Mammen. En photographie, Albert Renger-Patzsch. Mais surtout, la photographie est dominée par l’énorme figure d’August Sander. La personnalité est si importante que le titre exact de l’exposition est : « Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander ». Sander pourtant ne photographie pas des objets, mais des hommes et des femmes, des portraits. Doit-on dire qu’il les photographie comme des choses ? Oui, un peu. A la même époque, Emile Durkheim publiait les Règles de la méthode sociologique où il prétendait fonder la sociologie sur « le fait social comme une manière d’agir, de penser et de sentir extérieure à l’individu et qui s’impose à lui ». Il y disait : « La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses ». Cela me semble tout à fait convenir au projet de ces artistes y compris celui de Sander pour qui les portraits effectués sont essentiellement là pour incarner des types d’humanité. On voit l’ambition classificatrice, l’élaboration d’une sorte de sociologie par l’image qui, si elle aboutissait, permettrait de « comprendre » les rouages de la société en l’installant dans une structure immuable: il y a les manuels, les ouvriers, les paysans, les intellectuels, les soldats, les commerçants… sept grands groupes socio-culturels répartis en quarante-cinq portfolios. On reconnaît parmi eux le célèbre pâtissier, de 1928. c’est un gros homme à la bouille toute ronde, moustachu, les yeux écarquillés sans expression, de la main droite il tient un fouet qui lui sert à battre une crème ou une pâte quelconque dans un grand plat genre saladier qu’il tient de l’autre main. A la fin de cette classification, plus tard, viendront s’ajouter, eux aussi comme des « types », le national-socialiste, le prisonnier politique, le travailleur étranger ou la déportée… Ces photographies sont toutes magnifiques, elles attirent et attisent notre curiosité, mais on ne peut empêcher que le titre, l’objectif ne recouvrent la singularité du sujet.


Albert Renger-Patszch – photographies vers 1927
Ce qui apparaît comme fondamentalement nouveau dans l’art et dans la société au cours de cette époque, c’est évidemment la place revendiquée de la femme. Par bien des aspects, la République de Weimar est en avance sur la société qui viendra après-guerre, même sur la nôtre. Epoque de désespoir et de nihilisme (où commencent à se déployer les grandes idéologies qui vont donner les deux grands totalitarismes), la violence s’y donne libre-cours, y compris la violence sexuelle, des corps de femmes assassinées apparaissent sur certains tableaux comme sur ce Rêveur de Davringhausen ou ce Rêve de la sadique d’Otto Dix. Au cinéma, Pabst réalise le terrible Loulou où, au cours d’une longue embrassade, l’homme se saisit d’un couteau qu’il plante au coeur de sa cavalière, célèbre séquence où la mort n’est suggérée que par une main dont les doigts se dénouent. Face à cette violence, les femmes s’organisent, d’abord elles revendiquent une sexualité libérée de la violence des hommes. Beaucoup d’artistes femmes se déguisent en hommes, le lesbianisme se libère. Le thème est directement abordé dans les films, comme dans ce frappant « Jeunes filles en uniformes » de Carl Froelich et Leontine Sagan, de 1931. Le trouble est déjà dans le sexe, bien avant Judith Butler (!), et les hommes en ressentent le contre-coup comme dans un étonnant auto-portrait où l’artiste (Anton Räderscheidt), viril et en cravate se superpose à une image dénudée de lui-même où il est doté de seins et d’un sexe de femme. Le trans-genrisme n’est pas d’aujourd’hui. Ni la tradition queer, la recherche de soi dans l’ivresse et la provocation comme dans ces portraits de comédiennes et danseuses de l’époque, Anita Berber, Valeska Gert.




Jeanne Mammen – Valeska Gert, 1928-1929 / Otto Dix – Sylvia von Arden, 1926 / Anton Räderscheidt – Autoportrait, 1928 / Otto Dix – Anita Berber, 1925
Ce nihilisme a conduit, on le sait, aux totalitarismes, mais avant d’en arriver là, il y eut l’utopie du socialisme incarnée dans des tableaux qui incarnent déjà un réalisme prolétarien et, précèdant le nazisme, de curieux tableaux où le peintre (ici Otto Dix) réalise semble-t-il avec inconscience le portrait de marchands réunissant les stéréotypes de la communauté juive…
Cycle infernal : ce mouvement, d’où dérivent d’autres mouvements d’ailleurs, comme Dada ou le surréalisme, tous issus d’une réaction à la première guerre mondiale, s’achève au moment où commence la seconde : une partie de ces œuvres iront rejoindre l’Art Dégénéré, Sander est considéré comme le représentant d’une idéologie égalitaire et décadente (même s’il continuera à travailler après guerre jusqu’en 1954), la Nouvelle Objectivité s’oubliera, d’autres mouvements artistiques la recouvriront, peut-être l’abstraction deviendra-t-elle reine au moins pour un temps.

Karl Völker – Pause déjeuner des ouvriers, 1928

Franz-Wilhelm Seiwert – La rue sans joie, 1927
On attend peut-être encore aujourd’hui une peinture qui dirait la vérité de notre temps.