C’est un vieux Népalais, des années après, qui me parla des huit montagnes. […] Il venait d’une région où j’étais allé moi aussi, et s’en étonna. […] Il me demanda pourquoi je m’intéressais autant à l’Himalaya. J’avais déjà la réponse toute trouvée à cette question : je lui dis qu’il y avait une montagne sur laquelle j’avais grandi, à laquelle j’étais très attaché, et qu’elle m’avait donné envie de voir les plus belles, à l’autre bout du monde. « Ah, dit-il. Je vois, tu fais le tour des huit montagnes. – Quelles huit montagnes ? » (Les huit montagnes, Paolo Cognetti, trad. Anita Rochedy)
Le livre de Cognetti Les huit montagnes (Prix Médicis étranger 2017, traduit par Anita Rochedy) me plonge dans l’interrogation. Quel est mon propre rapport à la montagne ? Il est terriblement ambigu. Et en cela justement, je peux en partie m’identifier à l’écrivain, mais en partie seulement dans la mesure où l’expérience qu’il décrit est un mixte que je peux retrouver en moi bien que ses divers éléments proviennent chaque fois de situations différentes. Je n’ai pas connu la montagne dans ma jeunesse, jamais mon père ne m’y aurait emmené puisque lui-même en était bien dans l’ignorance la plus totale. Or, quand le narrateur se reporte à ses jeunes années où il était obligé de suivre son père sur les sommets des Alpes, je crois trouver un élément commun avec lui. Le père était heureux de faire connaître à son fils le bonheur de la montagne, tout comme mon propre père aurait aimé me faire partager les plaisirs qui étaient les siens (le bricolage, la mécanique auto, l’aéro-modélisme), mais malheureusement (ou heureusement parfois!) l’enfant s’avère récalcitrant et les choses ne vont pas dans le sens désiré par le père. Dans le cas du narrateur du roman de Paolo Cognetti, le père n’a aucun doute que l’enfant – il avait onze ans – arrivera à le suivre, puisque, d’ailleurs, Bruno le jeune gars du village ayant le même âge que Piero (puisque c’est sous ce nom que se montre l’auteur dans ce roman) y arrivait fort bien. Ils avaient fait une cordée de trois montagnards et ils franchissaient allègrement les crevasses jusqu’à ce que Piero se sente très mal. On avait dépassé les trois mille mètres, et au-delà de cette altitude, le gamin attrapait le mal des montagnes, obstacle qui n’a jamais disparu à l’en croire puisque le dernier livre que j’ai lu de lui se développe autour de cette quasi-inaptitude à aller plus haut, au point qu’il doit toujours se contenter de faire le tour des montagnes en se privant d’atteindre les sommets (mais même à cela, il souffre souvent). Curieusement, on pourrait s’attendre à ce que le jeune héros du roman se détourne définitivement de la montagne et pourtant ce n’est pas ce qui se passe : il se détourne « seulement » du père. Oui, « seulement » entre guillemets, car ce n’est pas rien, et l’on trouve ici ce que bien des hommes ont pu vivre dans leur rapport au père quand ils ont divergé de la voie que celui-ci avait tracée, ou bien se sont orientés vers d’autres conceptions du monde que lui (je parle ici de ceux, comme moi, qui ne partageaient pas les mêmes choix politiques ou sociétaux). Piero s’éloigne de son père, il ne le voit quasiment plus jusqu’à la mort de ce dernier, qui advient à l’âge de 62 ans, lorsque le fils en a 31… Mort qui le laisse pantois, d’autant que le père ne l’a pas renié, ayant préparé pour lui un gîte en haute altitude, à l’endroit même où la famille se rendait tous les étés passer les vacances, et où le jeune Piero avait fait connaissance de ce Bruno qui allait devenir le grand ami de sa vie. Ce genre de gîte de haute altitude en Italie s’appelle une baita, c’est une sorte de chalet de pierres – ici adossé à une paroi rocheuse – où les bergers viennent en été quand c’est le moment de la vie en alpage. Ici s’arrête mon identification du point de vue de l’histoire avec le père : mon père est mort plus âgé et n’a pas laissé de baita pour moi !

En revanche, la baita je l’ai connue plus tard, ou plutôt une forme approchante, puisque nous ne sommes plus en Italie, mais en Suisse, dans le Valais plus exactement. Tout près de ce point unique et si extraordinaire où se rejoignent les trois pays alpins : France, Italie, Suisse. Vous pouvez regarder une carte, il n’en existe qu’un, de tel point, c’est le sommet du Mont Dolent. Et ce point n’est pas si éloigné du lieu où se déroule l’histoire contée par Cognetti : il suffit de passer le col du Grand Saint-Bernard et de continuer vers Aoste, et la dépasser de quelques kilomètres. Si on maintient la comparaison avec le roman de Cognetti, au lieu de devoir cette baita à mon père, je la dois à mon beau-père, ouvrier de l’horlogerie suisse (la fameuse marque Longines…) qui avait rêvé toute sa vie d’avoir un chalet de montagne en haute altitude à cet endroit-là (au pied du Dolent, donc) et était arrivé à ses fins en partant d’une ruine d’ancienne bergerie et en la rebâtissant avec l’aide de ses compagnons horlogers du Jura. Il avait fallu démolir les anciens murs, puis en reconstruire de neufs avec les pierres de la démolition, puis hisser la poutre faîtière et compléter le toit avec des lattes de bois soutenant des lauzes. J’ai connu l’endroit il y a quarante ans, lorsque j’ai mêlé ma vie à celle de C. C’est elle qui m’a emmené là pour la première fois, moi qui ne connaissais les montagnes que de loin et n’avait même jamais réussi à apprendre à skier convenablement. La construction du chalet se fit un peu plus tard, à la fin des années quatre-vingt. Mon beau-père avait la soixantaine et moi la trentaine, autrement dit il avait l’âge où le père du héros décède et moi celui de ce Piero… Autant le dire : j’ai détesté la montagne. Autant que le héros de Cognetti la déteste à l’âge de onze ans. Non que j’eusse le mal des montagnes (tiens, bizarrement, je ne l’ai presque jamais eu, sauf un peu une fois sur le plateau tibétain), mais j’avais peur, j’ai toujours eu peur. Peur que la montagne me tombe sur la tête (le Dolent est si proche, si haut…), peur de ne pas arriver à franchir les longues distances ou à gravir les cols que je voyais toujours trop raides, plus raides d’ailleurs qu’ils n’étaient en réalité. Même encore aujourd’hui je m’angoisse d’une distance à parcourir alors que lorsqu’elle est franchie, je me dis ah bon ce n’était que cela. Le pire, c’est la neige, et encore pire la glace. Bien que pourtant dans le cas de cette dernière il existe des outils magiques qui nous maintiennent les pieds sur la pente : des crampons. J’ai peu souvent utilisé des crampons mais chaque fois que je l’ai fait, je m’en suis trouvé satisfait. Une fois, ce fut quand nous entreprîmes, C. et moi, de faire « la Haute Route », chemin des crêtes qui part de Verbier pour atteindre Zermatt (en été bien sûr). Il y a au milieu, une étape reine qui va du refuge Bertol au refuge Schoenbiehl face au Mont Cervin, et qui passe par la Tête Blanche, sommet accessible à tous (3800 mètres) mais qui reste couvert de glace toute l’année. Aller de Bertol au sommet supposait de partir très tôt (afin de profiter des meilleures conditions de glace) c’est-à-dire à environ 4h sous la nuit noire. Il fallait d’abord descendre un escalier métallique pour rejoindre la glace et il n’était pas facile de le faire les crampons aux pieds… mais une des choses qui me faisaient peur était consécutive à ce que j’avais entendu la veille dans la bouche d’un guide qui entraînait toute une équipe de jeunes sur le même itinéraire et qui expliquait qu’on ne faisait pas en principe de cordée de deux, car en pareil cas si l’un tombait dans une crevasse il était rare que le deuxième parvienne à le secourir, il faut bien toujours au moins deux paires de bras pour cela. Or, nous étions deux, C. et moi. Comment cela allait-il se passer ? Fin du suspense : les choses se sont bien passées, j’ai même oublié en cours de route que nous étions sur un glacier, m’arrêtant paisiblement pour prendre des photos… ce qu’il ne fallait pas faire ! Après la glace, venait la roche et dans celle-ci des passages délicats, une cheminée par exemple qui aurait nécessité un rappel, fort heureusement nous avions rejoint l’équipe de jeunes et son guide, lequel m’aida avec beaucoup de bonne grâce. A l’arrivée au refuge, je le remerciai. Là, il pouvait faire son fier et me dire évidemment que c’était bien naturel… entre montagnards !

J’ai donc eu peur et j’ai pourtant aimé. Je n’ai pas aimé la peur. J’ai aimé sans doute ce qui reste en nous une fois l’effort accompli : des moments, des impressions fulgurantes qui sont comme des décharges électriques et ne s’effacent pas de la mémoire, cela est assez normal lorsque les impressions ressenties sont heureuses (arriver à un col, franchir une étape, enfin se reposer sur une terrasse de refuge) ça l’est moins lorsqu’elles ne le sont pas, et pourtant on n’oublie pas non plus l’échec, le renoncement ou la chute occasionnant la plus grande peur. Cette glissade après m’être lancé dans la descente d’un assez haut sommet (plus de 6000 mètres) à une heure trop tardive où la glace avait fondu (c’est qu’en Inde, les neiges fondent vite), ou bien cette peur éprouvée à monter une pente glacée sans crampons… Et puis la peur des avalanches, celle des orages… Tout cela fait comprendre l’angoisse de l’enfant Cognetti qui, loin de prendre du plaisir à l’effort demandé se demande sans arrêt « quand est-ce qu’on arrive ? ».
Je me souviens aussi d’une barre qui chemine entre Italie et Suisse, très aiguë, qui est telle que si on la suit (c’est une voie d’arrivée au Grand col Ferret), on marche avec un pied de chaque côté, chacun dominant un a-pic monstrueux, si terrifiant que par moment on est prêt à y aller à genoux… cette barre est celle « des éconduits », le mot lui-même nous impressionne : c’est par là que sans doute chacun des deux pays reconduisait trafiquants et braconniers de l’autre (la vallée fourmille d’histoires de trafics comme celui du tabac à une époque pas si ancienne où les trafiquants passaient par là et parfois, par peur de douaniers qui avaient sans doute été avertis, cachaient leur cargaison dans des trous de rochers… quitte à la retrouver au printemps suivant moisie et inutilisable).
Ainsi ce roman – le meilleur peut-être de Cognetti et dont l’adaptation cinématographique vient de recevoir le prix du Jury au Festival de Cannes, adaptation due au couple de réalisateurs belges Charlotte Vandermeersch et Felix Van Groeningen, et qu’il me tarde de voir – me plonge dans l’entrelacs complexe de ma vie, de mes goûts et de mes envies, ce n’est pas la moindre de ses qualités… même si c’est là bien sûr voir les choses d’un point de vue bien égocentrique, mais après tout n’y a-t-il pas toujours cette part de soi lorsque nous lisons, autant d’ailleurs que lorsque nous écrivons.
Et les huit montagnes, quelles sont-elles ? Les lecteurs de Cognetti le savent. Ce que le porteur népalais dit à Piero est contenu dans une figure géométrique qu’il trace sur le sol, un cercle tout d’abord, puis un diamètre, puis un autre, perpendiculaire au premier, puis encore les diamètres qui passent par les bissectrices des angles ainsi formés, cela fait en tout quatre diamètres qui coupent donc la circonférence du cercle en 8 points. Au centre : le mont Sumeru, la montagne des montagnes, autrement dit le Graal, difficilement accessible, et les huit points sur la circonférence (séparés par des vaguelettes qui symbolisent des océans) : huit montagnes à connaître qu’il faut atteindre au long de sa vie. Ainsi a-t-on le choix pour atteindre le bonheur: ou gravir le centre, presque impossible, ou gravir les huit montagnes chacune à son tour… (personnellement, j’ai opté pour la deuxième solution !)