Retour une nouvelle fois au Festival littéraire « Lire sur la Sorgue » où nous nous sommes rendus le dimanche 22 mai. J’ai dit déjà la beauté du village et de ses ruisseaux, la chaleur de l’accueil, la légèreté du climat malgré le chaud d’un été précoce, j’ai dit le bonheur de la rencontre, renouvelée avec René Frégni, toute nouvelle avec le photographe Hans Silvester, j’ai dit notre admiration pour l’organisation de l’événement par une jeune libraire, et pour son cadre artistique (dans différentes galeries de la ville), et pour les préludes aux discussions sous forme de duos de musiciens, dont une jeune violoniste virtuose dont nous n’avons pas retenu le nom.




Il faut dire aussi ce que ce genre de festival occasionne en nous de vraies découvertes. Les deux jeunes éditeurs Marie-Pierre Gracedieu et Adrien Servières, ont fondé une petite maison d’édition marseillaise, Le bruit du monde et sont venus à nous pour nous la présenter, et avec elle le roman d’un jeune écrivain, Christian Astolfi, De notre monde emporté. Bien nous a pris de partir avec ce livre sous le bras car, après lecture, il s’avère être un roman fort, émouvant et merveilleusement écrit, où l’on retrouve trace de Camus, de Frégni et de Guédiguian.
Ce roman, dans la veine des grandes œuvres qui relatent les traditions, les peines et les combats du monde ouvrier (j’ai pensé aussi au Bateau-usine de Takiji Kobayashi), raconte la lutte des travailleurs des chantiers de La Seyne-sur-mer pour tenter de sauvegarder leurs emplois dans les années quatre-vingt, suivie de celle pour faire reconnaître les dégâts que l’amiante avait causés à leurs organismes. Il débute en 2015 : quatre hommes sont sur le quai de l’Horloge à Paris, l’un d’eux est dans une chaise roulante, des canules d’oxygénation dans les narines, on devine qu’ils sont usés, hagards, terrassés par la maladie. Ils attendent le verdict que donnera la chambre criminelle sur leur affaire. L’affaire de l’amiante.
Puis un flashback. Qu’est-ce qui conduit des hommes (il pourrait y avoir des femmes aussi) à accepter de vivre des conditions de travail aussi dures, d’aller, comme ils le disent « dans le ventre de la Machine », qu’est-ce qui les pousse à s’échiner plus de quarante heures par semaine (nous sommes en 1979) suspendus à des cordes le long de coques de navires rouillés, immergés dans des cavités sombres, avec des pots de peinture ou des fers à souder à la main, et surtout des tonnes et des tonnes d’amiante dont on revêt les cloisons pour les ignifuger, qui retombent sur eux en fines particules et en flocons presque aussi beaux que la neige mais hélas mortels ? On parlera d’une tradition, d’une culture ouvrière, de la fierté d’avoir accompli un travail difficile, de l’orgueil quand on lance un navire sur l’onde et que l’on peut se dire et clamer à la ronde : c’est nous qui l’avons fait, voilà notre travail. C’est beau, oui, mais beau à en mourir. D’abord à perdre son emploi quand les difficultés arrivent, que les commandes baissent, qu’il faut « restructurer » comme disent les politiques et les gestionnaires, autour de nouvelles alliances, pour faire front à la concurrence américaine ou japonaise… puis, comme il faut mourir deux fois, à lutter contre la maladie qui entre temps s’est installée, a eu déjà la peau de « Cochise » l’un des ouvriers admirés par les autres car se présentant comme un homme fort et libre, au bras d’une femme magnifique que tout le monde lui envie, puis qui est parti sans crier gare, peut-être pour vivre tranquillement au fond d’un cabanon aux côtés de son amour mais qui en réalité, lorsque le héros – surnommé « Narval » – vient lui rendre visite est déjà moribond et bientôt mort.
De notre monde emporté est un livre à lire pour mieux comprendre ce qui nous est arrivé à tous, même à ceux qui ont eu une vie relativement à l’abri de telles souffrances, ce qui nous est arrivé depuis ces années soixante-dix ou quatre-vingt où nous étions confiants en l’avenir, sûrs de voir triompher nos idéaux, époque où nous croyions dur comme fer à l’instauration du socialisme, qui serait une sorte de paradis social où la fraternité et l’égalité fleuriraient, où les conditions de travail s’amélioreraient continûment et avec elles le sort des travailleurs. Le communisme avait failli : ça, nous le savions déjà un peu… même si certains d’entre nous faisaient tout pour ne pas le voir, se racontant des fables, comme celle par exemple de la transformation du PCF de l’intérieur, ou celle de la révolution pacifique par la vertu du Programme Commun qui, une fois qu’elle serait advenue, allait forcément convaincre les soviétiques d’en faire autant, comme s’ils allaient être par miracle émus des couleurs du socialisme à la française… Si le communisme avait failli, ce n’était donc pas grave : on allait faire mieux chez nous.
Alors ce fut 81, son dix mai, que l’on célèbre parfois parcimonieusement, toutes les mesures du Programme Commun allaient être appliquées, les nationalisations surtout. Même un ministère du Temps Libre fut instauré, c’est dire combien on escomptait de libération du temps par rapport au travail. « Le portrait de François Mitterrand n’a pas fini de s’afficher à l’écran que Louise me prend par la main et m’entraîne après elle. Nous dévalons les escaliers quatre à quatre, tels des gosses que l’idée du jeu presse », c’est bien en effet ce que nous ressentions, du moins pour ceux qui ont connu ce temps là. Et puis après… On sait ce qu’il advient… nos rêves ne peuvent être poursuivis plus longtemps. On se disputera ensuite pour savoir s’il y a eu trahison de la part des dirigeants socialistes (comme on dit qu’il y eut trahison de la part de Tsipras quand, à la tête du mouvement Syriza, il prit le pouvoir en Grèce avec un programme qui allait tout changer en refusant de baisser l’échine face aux injonctions du FMI ou de la BCE, et que quelques semaines plus tard, il y eut revirement : finalement, on ne pouvait pas faire autrement pour sauver la Grèce qu’en passer par lesdites injonctions) ou bien s’il n’y a eu que les dures lois de l’économie et du commerce international qui, à un certain moment, se font régulièrement sentir et contraignent les soi-disant « dérives » à rentrer dans le droit chemin… On ne le saura peut-être jamais avec certitude. Peut-être les nationalisations étaient-elles les plus grosses conneries jamais faites sur le plan économique, comme le prétendait Rocard, surtout quand on se proposait de rembourser intégralement les anciens propriétaires… Enfin on le sait maintenant : c’est là probablement que le monde a basculé. Dans le « social-libéralisme » ou dans le libéralisme tout court… voire le néo-libéralisme ?
Christian Astolfi raconte cela très bien, avec beaucoup plus de légèreté que je ne le fais. Les choses sous sa plume deviennent évidentes. Avec en plus le fait que ceci s’illustre dans le concret, le brûlant de la vie, parce que cela a des effets sur l’emploi, sur le destin des Chantiers Navals, et donc sur la vie de tous ces ouvriers qui, évidemment, un jour ou l’autre, vont se retrouver soumis aux fameux plans sociaux.
Narval relit les premières lignes du Droit à la paresse de Paul Lafargue :
Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l ‘épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture.
Louise le lui avait bien dit : « et si votre véritable maladie professionnelle, c’était le travail ? ». la question se pose en effet : « si nous n’avions été que l’instrument de notre asservissement ? » mais elle provoque vite une réponse : « Pouvions-nous jouer un autre rôle ? Un rôle qui nous aurait donné les mains libres ? Le voulions-nous seulement ? ». Car il y avait la fin de la journée, le fait de retrouver les anciens, dont le père du héros, qui eux-mêmes étaient passés par là, avaient travaillé dans ces mêmes ateliers, « je les observais, le geste précautionneux, suspendre au cintre leurs vêtements de travail »… « comme si, à eux seuls, ils représentaient l’assurance de ma vie et l’immuabilité de ma classe ».
Je parlais plus haut de Kobayashi, on pourrait aussi parler de Camus dont ce livre revêt parfois les accents au moyen de phrases sèches et directes (« mon père est mort un lundi à l’hôpital intercommunal »), comme s’il y avait une sorte de condamnation de l’humain à vivre selon sa classe dans les sillons d’un labour incessant.
Très beau livre donc, et je remercie Marie-Pierre et Adrien de nous l’avoir conseillé ! (Nous inviterons sûrement un jour son auteur pour nous en parler dans la Drôme).
Bonjour,
je découvre votre blog, et prends connaissance de ce long et beau retour de lecture que vous avez publié sur De notre monde emporté, et vous en remercie. Malheureusement, je n’ai pu me rendre (pour cause de Covid) en mai dernier à l’invitation de Lire sur la Sorgue. Cela aurait été, j’en suis sûr, un bel échange avec vous et bien d’autres lecteurs. A une autre occasion peut-être ! Amicalement, C.A
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Merci de votre commentaire! Je m’occupe d’une association « Les lectures du Poët » (dans la Drôme, au Poët-Sigillat) et j’avais l’intention de vous inviter un jour dans notre village afin de présenter votre livr e (ou un autre!). Amicalement
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