Je fête ces jours-ci le quarantième anniversaire d’une rencontre fondamentale, qui orienta toute ma vie ultérieure, je n’en donnerai pas les détails. Je préfère garder cela pour moi, et ne rien en dire publiquement car l’intime existe aussi et il est, à mon avis, le meilleur garant de notre bonheur, de notre subsistance en face d’un monde hostile. Développons notre intime, ne l’étalons pas en vains signaux qui voudraient proclamer un bonheur au moment même où peut-être il se met à fuir. « Le bonheur est dans le pré, disait le poète, cours-y vite, cours-y vite, le bonheur est dans le pré, cours-y vite il va filer » (et l’on sait qu’à la fin, il a filé…!). Mais ces précautions n’empêchent pas d’affirmer haut et fort qu’il n’est d’autre raison de vivre que d’aimer. Je me souviens qu’au moment de cette rencontre, je lisais Le paradoxe de la morale de Vladimir Jankélévitch, cela tombait bien car le philosophe y approfondissait la valeur de ce sentiment. Curieusement (car loin des considérations à la mode qui voient plutôt l’amour comme une gaudriole ou une forme de concupiscence), il identifie l’amour au devoir moral. Et c’est cette affirmation catégorique et provocante qui m’avait particulièrement plu : oui, aimer, au plein sens du terme, c’est poser sous forme d’un impératif l’absolu du désintéressement. Pas de justification à donner à l’amour : je t’aime toi, parce que tu es toi. Jankélévitch parle de « paradoxe » parce que cet absolu touche évidemment à l’infini : il n’y a pas de limite à cet amour, et donc il faudrait complètement vivre pour l’autre, conclusion qui entraînerait la disparition du sujet, du soi, mais alors que serait l’amour sans son support ? (L’émouvante Sarah Chiche ne disait pas autre chose, il y a peu, dans l’émission de Busnel, quand elle déclarait qu’aimer était « une éthique, l’idée d’aller au plus pur et au plus tranchant de soi-même », parlant aussi d’une « remise de soi à l’autre » et poursuivant la même veine que Jankélévitch puisqu’elle parlait d’un gros risque car, disait-elle « on peut perdre sa liberté »).

Il y eut aussi plus tard « l’éloge de l’amour » de Badiou, pour qui « L’amour (…) est une construction de vérité. (…) vérité sur un point très particulier, à savoir : qu’est-ce que c’est que le monde quand on l’expérimente à partir du deux et non pas de l’un ? Qu’est-ce que c’est que le monde examiné, pratiqué, vécu à partir de la différence et non à partir de l’identité ? » Cette remarque et cette question sont à mes yeux fondamentales, voir le monde à partir du deux et non de l’un, c’est bien, en effet, l’expérience la plus forte qu’il nous soit donné de vivre, mais peut-être aussi la plus difficile car beaucoup s’y cassent les dents. On ne saurait, comme le fait Lévinas quelque part, confondre cela avec une sorte de capacité de savoir en chaque instant ce que l’autre pense, ce serait absurde, ce ne serait justement pas l’expérience du deux, mais l’atteinte d’un Un fantasmatique, attendre quelque chose d’une fusion impossible. L’image la plus correcte serait certainement celle du pas de deux des danseurs, là où se construit en permanence un nouvel équilibre à partir des envies et des désirs de deux corps et de deux esprits (corps/esprits?). C’est pour cela que Badiou parle de construction de vérité. On s’est parfois étonné qu’il situe comme domaines de vérité autant l’amour que les mathématiques (ou la politique révolutionnaire!) mais c’est parce que dans ces domaines, peuvent surgir des événements qui tout à coup « révolutionnent » le champ concerné, au sens propre : on ne peut plus faire après comme cela était avant, et ce qui est louable alors, c’est la fidélité à l’événement, on ne va pas « transiger », on ne va pas tout à coup amoindrir la portée de ce qui s’est montré, le relativiser, le ramener à quelque chose de somme toute banal, dont l’expérience deviendrait ordinaire. On peut suivre la voie ouverte par le philosophe en disant qu’il en est de vivre dans l’amour comme de vivre dans la vérité (ici le rapport aux mathématiques est patent, en tant que celles-ci sont expérience permanente de la vérité et que celui qui a choisi d’être mathématicien ne peut jamais s’y soustraire).
Beaucoup de nos contemporains semblent ne pas savoir apprécier le bonheur absolu qu’il y a d’être dans l’amour, mais je les comprends : nous ne sommes parfois pas assez armés pour goûter ce bonheur-là, tout comme nous ne sommes pas assez armés pour en connaître d’autres, qui existent aussi. Ai-je toujours su m’emplir du moment présent ? Ai-je pu comprendre la chance incroyable qui m’était donnée en certains moments de ma vie ? Ai-je su bien goûter le bonheur d’être en altitude, d’entrevoir de loin les cimes du Lhotse et de l’Everest, éprouver la joie d’être dans des monastères himalayens tel Tengboche, lieu de recueillement des alpinistes avant d’escalader l’Everest ? N’ai-je pas laissé dominer en moi la fatigue, l’effort, parfois la souffrance endurée par rapport à la joie que j’aurais pu ressentir si je ne m’étais pas appesanti sur moi-même ? D’autres que moi pourraient me trouver blâmable de ne pas avoir été dans ces cas assez entreprenant et volontaire, de n’avoir pas eu l’audace de partir à l’assaut des cimes. Arrivé à Gorak Shep, il ne me restait que quelques heures pour aller jusqu’au camp de base, mais une toux irrépressible me convainquait de rester dans mon sac de couchage quand tout autour de moi bruissait de la magie des glaciers. Je le regrette aujourd’hui, bien sûr, car je n’ai certainement plus l’âge d’entamer la longue marche du Khumbu, démarrant à Lukla et se poursuivant jusqu’à ce fameux camp de base en passant par Namché Bazar puis plus loin les Dingboche et Tengboche. Fort néanmoins de ce regret, je repartirais volontiers, ou plutôt nous repartirions, mais cette fois en restant modestes nous contentant de parcourir d’un pas reposé et parfois lent le balcon d’où l’on peut voir l’Annapurna, et mieux encore : le Machapuchare, si nos envies n’étaient réfrénées par l’obligation de réduire nos empreintes carbone. Je repartirais, car comme dans le cas de l’amour, il est permis d’échouer et de se reprendre, ceux et celles qui n’auront pas le sentiment de l’avoir vécu assez pourront se consoler en trouvant une expérience qu’ils ou elles n’attendaient plus, qui sera plus ou mieux adaptée à leurs conditions réelles. L’essentiel étant de ne pas renoncer.
Amour / altitude, amour / voyage, on pourrait filer l’analogie très longtemps. Il y a un écrivain encore qui a su le faire à mots couverts, mais lui étant plutôt du côté « voyage », c’est Nicolas Bouvier qui n’a cessé de vivre dans la poursuite de soi : « Tous ceux qui, pendant quelques mois ou quelques trop brèves années, ont mené cette existence, donneront raison à Gobineau, et un doigt de chaque main pour la retrouver un jour : c’est une expérience dont on ne guérit jamais. » (Petite morale portative, in Bleu immortel, éditions Zoé).
Nicolas Bouvier a entrepris dans les années cinquante (53, 54…) un long voyage depuis Genève jusqu’à Ceylan (que l’on n’appelait pas encore Sri Lanka) à bord d’une toute petite voiture, une Fiat Topolino, accompagné du peintre et dessinateur Thierry Vernet jusqu’à Kaboul, il a continué seul ensuite. Son ouvrage majeur, l’Usage du monde, s’arrête à la frontière afghane, mais par la suite il a écrit aussi sur son séjour à Ceylan dont est sorti un livre terrible, Poisson-scorpion, qui relate l’envers noir du voyage, les gouffres qu’il donne parfois à entrevoir, lorsque le doute s’empare du voyageur et que celui-ci croupit dans la douleur au fond d’un puits. On perçoit alors que les grandes expériences de la vie, je parlais de l’amour tout à l’heure, atteignent des sommets d’autant plus élevés qu’elles peuvent aussi parfois nous plonger dans le doute absolu sur soi. Il faut payer le prix, mais lorsqu’on l’a payé, on trouve toujours que cela en valait la peine.
Détail : le copain dessinateur de Nicolas Bouvier est Thierry (et non Michel) Vernet.
Cette remarque est surtout l’occasion de dire que votre blog est lu et apprécié (y compris sur les sujets politiques). Merci pour l’organisation de la soirée pastorale à Montaulieu, hier 30 juillet 2022. MV
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Merci de votre passage, à la fois sur ce blog et samedi dernier à Montaulieu, où nous avons eu un débat passionnant sur le pastoralisme grâce au film de Natacha Boutkevitch et aux propos de Guillaume Lebaudy. Merci pour votre correction! je vais rectifier cette étourderie. Je suis heureux que vous preniez plaisir à lire ce blog, y compris sur les sujets politiques… que j’aborde à vrai dire rarement (c’est volontairement qu’il en est ainsi)!
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