Le lieu-dit Saint Pons et l’ami allemand

Plusieurs fois ces derniers temps, nous sommes partis en promenade pédestre. Au-dessus de Nyons (col du Pontias), près de Pierrelongue dans la vallée de l’Ouvèze (village de La Penne-sur-l’Ouvèze) et au large de la commune de Condorcet. C’est cette dernière balade qui m’a le plus impressionné. D’abord le nom bien sûr : Condorcet. Mais qu’avait à faire par là le marquis du même nom, connu pour ses travaux de mathématiques sociales et pour son engagement révolutionnaire ? Y était-il né ? Y était-il seulement venu ? Non, mais sa famille était de là, et lui, il ne dut sa naissance près d’Amiens qu’au hasard des tribulations d’un père militaire. De son nom complet Jean-Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet. Elu en 1782 au fauteuil n° 39 de l’Académie Française, il était issu du seigneur de ce village qui, au XVIème siècle, se déclarait favorable à la Réforme mais n’en dut pas moins lutter contre celui de Montbrun, « terrible chef protestant ». Il ne reste de cela que des ruines, celles du château qui domine ce lieu et dont les remparts furent démolis en 1622 sur ordre de Louis XII. Le vieux village perché subsista jusqu’au début du XXème siècle, mais ses habitants le quittèrent progressivement pour s’installer plus bas, dans la vallée, jusqu’à ce qu’une vieille femme, dernière accrochée à ces pentes se décidât enfin à les quitter en 1915. Mais plus encore que ces souvenirs lointains d’une ère acharnée aux guerres de religion et aux combats entre petits chefs (ce n’est pas pour rien que nous sommes dans une région que l’on nomme « les Baronnies »), ce sont des souvenirs bien proches qui, eux, m’ont interpellé. De ces souvenirs qui vous sautent au visage au détour d’une rue, dans un surgissement que nous n’attendions pas, auquel nous n’étions pas préparés, n’ayant pas lu les cartes et n’ayant pas songé à ouvrir un livre sur l’histoire.

château de Condorcet

Lorsqu’on quitte le château aux pentes escarpées et que l’on se met à suivre le chemin balisé qui fait une boucle au travers des marnes et des forêts de pins, chemin parfois large – une vraie route – et d’autres fois petit sentier qui serpente parmi les cades et les cistes pas encore en fleurs, on débouche sur le hameau de Saint Pons, dont la première maison s’annonce comme lieu de sinistre mémoire. La petite place juste à côté porte le nom de place du 19 mars 1944.

Le 19 mars 1944 furent en effet fusillés là par les Allemands six adultes et un enfant.

Quand on se promène dans Nyons, on sait bien que la place centrale de la vieille ville, celle autrefois appelée « des Arcades », et qui en effet est entourée d’arcades magnifiques, est aujourd’hui nommée du nom de Docteur Bourdongle, héros de la Résistance, fusillé par les Allemands. Je ne savais pas que c’était là, en ce petit hameau de Saint-Pons, sur la commune de Condorcet, que l’exécution avait eu lieu. Une notice historique que l’on trouve aisément sur le net, explique que déjà le 15 mars, ledit docteur Bourdongle, qui avait été emprisonné, puis relâché, avait été inquiété par des visiteurs louches, probablement miliciens mais se faisant passer pour résistants. Quatre jours plus tard, les Allemands étaient là, en compagnie de miliciens, pour l’interroger, mais le mot « interroger » est un euphémisme, il fut torturé. On voulait savoir qui ravitaillait le petit maquis de Saint-Pons (extension de celui, plus important de la Lance, montagne qui se trouve un peu plus loin dans la direction de Dieulefit). Il fut donc emmené sur place, et là se trouvaient des cultivateurs qui ne voulurent pas davantage trahir leurs amis, ils tentèrent de fuir, les mitrailleuses furent mises en action. Un enfant de 11 ans, le petit Simon Raspail, qui gardait ses chèvres, fut balayé par une rafale. Les hommes retrouvés furent mis le long d’un mur et fusillés, comme le fut le fameux docteur.

Extrait du récit sur Internet:

Ils incendient le camp, pillent les fermes environnantes, brûlent la ferme d’Elie ESTEVE et maltraitent sa fille. En repartant, ils font sauter à la grenade d’autres maisons dont l’école du quartier. A la ferme GRAS, ils arrêtent Henri SILAN et son fils Marcel. Ils remontent ensuite à l’école et fusillent Jean BOURDONGLE, Bertin MONTLAHUC et Stanislas GRAS. Revenant à leur point de départ, ils fusillent Gustave LONG, Henri et Marcel SILAN. Puis ils incendient la ferme GRAS, pillent la ferme SILAN avant de la brûler également.

Quelques soldats restent pour garder le produit des pillages. Arrivant au village de Condorcet, ils menacent d’emmener Madame Bertin MONTLAHUC, pillent puis font sauter sa maison à la grenade. Le détachement cantonne au café LAFONT jusqu’au lendemain soir où des camions viennent le rechercher avec le butin.

L’ami qui m’accompagnait, originaire d’un autre pays d’Europe que la France, me dit que sans doute les Allemands avaient voulu se venger d’autres meurtres. Je ne sus que dire si ce n’est que les résistants des maquis avaient de bien pauvres moyens face à la puissance nazie et qu’ils n’infligeaient en vrai que des pertes modestes aux occupants, mais cette parole me troubla. Comment, en 2022, en est-on venu en Europe à ainsi disculper les occupants nazis ? De quel esprit général de nivellement et d’égalisation des torts et des responsabilités cela participe-t-il ? En 1944, les Allemands étaient des occupants, ils avaient conquis par la force un territoire, avaient déjà procédé à des exécutions multiples et surtout aux déportations des populations juives que l’on sait, traquant les écoles où pouvaient encore se cacher des enfants juifs et envoyant vers la mort les enfants d’Izieu (quelques jours après le 19 mars, le 6 avril). La guerre n’était pas, comme disent les stratèges, « symétrique », on n’avait pas deux armées régulières se faisant face. Non, juste des paysans occupés à l’approche du printemps, et un enfant gardant ses chèvres. Cet enfant rappelle celui qu’évoque Albert Camus dans Lettres à un ami allemand : jeune de 16 ans « qui n’avait rien fait » (même pas une distribution de tracts) qui se trouve à l’arrière d’un camion avec une douzaine d’adultes emmenés pour être fusillés, à qui l’on a adjoint un aumônier allemand pour le « consoler », qui parvient une fois à s’échapper mais dont la fuite est aussitôt signalée par ce même aumônier : honte, dit Camus, à ce prêtre qui met son Dieu au service du meurtre.

Comment ne pas établir un lien avec ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine ? On ne s’étonnera pas que ceux qui procèdent à cette mise dos à dos des agresseurs et des agressés dans le cas de la période noire des années quarante, soient souvent les mêmes que ceux qui donnent à Poutine des excuses : celui-ci n’aurait fait que se défendre. Mais de quoi ? De qui ? Le monde occidental n’arrête pas de prouver au monde son dégoût de la guerre et l’on voudrait qu’il soit menaçant à l’égard de l’empire russe ? Le rapprochement avec l’Allemagne des années trente et quarante est possible : dans ces mêmes lettres citées plus haut, Camus explique à son ami la différence entre les deux causes engagées. En 39 ou en 40 aussi, les « démocraties occidentales » comme on les nomme toujours, traînaient des pieds avant d’entrer en guerre. Comme on les comprend. C’est qu’en général, dans ces pays, on ne met pas forcément en tout premier « sa fierté nationale », « la grandeur de la nation », il est d’autres valeurs aussi, comme l’humanité, l’amitié, la justice, on regarde à deux fois avant de les abandonner, on se demande alors si l’on est dans son bon droit, si l’on ne risque pas trop en s’engageant dans la guerre etc. « Nous avons eu à vaincre, dit Camus, notre goût de l’homme, l’image que nous nous faisons d’un destin pacifique, cette conviction profonde où nous étions qu’aucune victoire ne paie, alors que toute mutilation de l’homme est sans retour. Il nous a fallu renoncer à la fois à notre science et à notre espoir, aux raisons que nous avions d’aimer et à la haine où nous tenions toute guerre ». D’où vient qu’à la fin la victoire est plus belle car elle est en même temps « victoire contre l’injustice et victoire contre nous-mêmes ». Il se pourrait, hélas, que la même histoire recommence.

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3 commentaires pour Le lieu-dit Saint Pons et l’ami allemand

  1. Tourseiller dit :

    Connais tu  » les amandiers étaient en fleurs »
    Écrit par une fille d’un des fusillés de St Pons?
    Je serais à la cérémonie à Condorcet qui a lieu tous les ans le 19 mars
    Bonne soirée
    Suzanne

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  2. Jean Caune dit :

    Encore un article de ce blog où la juste colère, contre les crimes du pouvoir, poutinien en l’occurrence, trouve les mots justes et les analogies avec d’autres crimes justifiées par des idéologies mensongères (c’est-à-dire éloignées du réel). L’histoire ne se reproduit pas à l’identique mais elle est reproduite par les mêmes ressorts que cet article met en évidence.

    Aimé par 1 personne

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