Mon lecteur ne doit pas s’attendre ici à ce que je lui « explique » la géométrie non commutative… J’en serais bien incapable. Bien incapable je suis d’entrer rien qu’un peu dans un texte si difficile… Alors, à quoi bon ? Pourquoi faire un billet sur un livre que seules quelques personnes très fortes en mathématiques peuvent lire ? Qu’est-ce que je fais quand je parcours un tel texte, muni d’un crayon pour en souligner quelques phrases ? Les grands textes, même les plus ardus, sont comme des forêts impénétrables ou des montagnes de 8000 mètres dont nous n’atteindrons jamais le sommet… rien n’empêche de les regarder d’en bas et de les admirer quand même. Parfois, contre toute attente, la grâce nous vient à force de contempler, parfois aussi nous parvenons à faire ce dont nous étions sûrs que nous ne l’atteindrions jamais… allez savoir ! J’ai ainsi appris dans ma vie l’essentiel de la théorie des catastrophes, j’ai compris la ludique de J-Y. Girard, j’ai abordé la théorie des catégories et entrevu à quoi pouvait bien servir un topos. Tout comme dans un autre ordre, il m’est arrivé de gravir un sommet de plus de 6000 mètres (et d’en revenir!) alors que jamais je n’avais pensé que j’y arriverais, et j’ai vu ainsi briller au loin, au lever du soleil, le sommet du K2… Personne donc ne doit jamais désespérer… On y arrive ! (parfois…). Une chose à dire encore : l’effort de comprendre n’est jamais vain, même si on n’arrive pas au sommet, il est merveilleux de déjà l’entrevoir, et aussi quelquefois, la simple vision d’un rocher qui émerge en chemin peut nous ravir. Alors essayons d’explorer un ouvrage d’Alain Connes…
Première sentence : La théorie des algèbres d’opérateurs remplace la théorie ordinaire de la mesure pour les espaces « non commutatifs » que l’on rencontre en mathématiques, tels l’espace des feuilles d’un feuilletage.
Premier point : qu’est-ce que la théorie de la mesure pour les espaces ordinaires (autrement dit « commutatifs ») ? Mon lecteur qui a fait un peu de mathématiques dans sa jeunesse connaît la théorie de l’intégration : comment on intègre une fonction sur un intervalle donné, autrement dit comment on calcule l’aire comprise entre la courbe de la fonction et la portion de l’axe des abscisses comprise entre les bornes de l’intervalle. Cela se passe en général dans l’ensemble des nombres réels. On a appris à définir l’intégrale en question comme une limite, celle de la somme des surfaces des petits rectangles qui approximent la courbe par en-dessous, lorsqu’on fait tendre le petit côté des rectangles vers zéro. C’est là une théorie que l’on doit à Riemann. Plus tard, un mathématicien français, Henri Lebesgue, a étendu cette procédure en se basant sur la notion de mesure, laquelle est une notion très générale. On peut définir une mesure, souvent notée μ, sur un ensemble très général pourvu qu’il soit doté d’une sorte d’algèbre de parties (dite Σ-algèbre, ou tribu), la mesure doit juste satisfaire des propriétés elles aussi très générales (par exemple, la mesure d’une réunion quelconque de parties disjointes deux à deux doit être la somme des mesures etc.). Et si on note E l’ensemble de base, alors on peut calculer l’intégrale d’une fonction sur E sur une partie « mesurable » par rapport à la mesure choisie. Ceci est employé au maximum en théorie des probabilités : une mesure de probabilité est justement… une mesure, avec pour seule contrainte supplémentaire que la mesure de l’ensemble global soit égale à 1. On ne se pose pas en général de question sur le fait que l’espace de base soit « commutatif » ou pas. Notre espace ordinaire est commutatif : nos connaissances géométriques nous disent qu’il est tout à fait possible de faire une suite de transformations géométriques dans n’importe quel ordre : je peux faire une rotation suivie d’une homothétie ou faire d’abord l’homothétie puis la rotation, le résultat sera le même. Je peux retarder ou au contraire avancer une opération dans une suite de transformations sans craindre un changement dans le résultat. Quel bel espace homogène et uniforme nous avons ! Ce que dit Alain Connes, c’est que lorsque nous passons au quantique… ce n’est plus le cas. Une suite de transformations peut donner un résultat différent selon l’ordre dans lequel on les exécute… simplement parce que certaines peuvent détruire ou du moins transformer de manière irréversible l’objet auquel elles s’appliquent ! Il faut alors remplacer la théorie de la mesure par une autre théorie, qui tienne compte de cela. C’est la théorie des algèbres d’opérateurs.
Connes donne comme exemple d’espace géométrique non commutatif « l’espace des feuilles d’un feuilletage »… Mais qu’est-ce qu’un feuilletage ? Je crois pouvoir répondre ceci. J’ai appris dans le passé ce qu’était une variété différentiable… c’est beaucoup de choses en fait ! Par exemple, la surface de la Terre en est une. Elle a ceci de particulier qu’on peut toujours localement établir une carte plane de cette surface (qui est pourtant courbe!) et qu’on peut recoller toutes ces cartes de manière à avoir une description assez exhaustive de ladite surface de la Terre, l’ensemble de ces cartes s’appelle… un atlas (je ne vous apprends rien). Un atlas, c’est plein de feuilles, bien entendu. D’où le mot de feuilletage. Un cas particulier de feuilletage est une fibration : à ce que j’ai compris, c’est dans le cas où il existe une variété transverse qui intersecte chaque feuille juste une fois. Par exemple, votre geste de feuilleter l’ouvrage… en principe il ne vous délivre chaque page qu’une et une seule fois. Ces feuilles sont alors appelées des fibres. Et votre feuilletage est devenu un espace fibré. Une autre façon de voir les choses (éclairée par ce grand mathématicien et philosophe que fut Gilles Châtelet) : le produit cartésien de deux ensembles B x F est chose bien triste… il est donné par l’ensemble des couples (b, f) où b appartient à B et f à F, on peut le voir aussi comme une suite de verticales toutes parallèles à F et ayant pour base un élément de B. Si on reste à l’esprit « produit cartésien », toutes ces parallèles sont les tristes copies les unes des autres. Or, dans la réalité quand on passe d’une verticale à une autre, les choses peuvent changer : les mêmes éléments sont toujours là, certes, mais leur structure peut se modifier. On obtient alors une sorte d’espace beaucoup plus riche. Chaque fibre apporte de l’information sur sa suivante ou sur celle qui précède, ce qui fait qu’elles ne sont plus copies les unes des autres et que leur ordre de parcours ne saurait être arbitraire : cet ordre désormais compte ! D’où la non-commutativité. Alors, il faut, paraît-il, une nouvelle théorie de la mesure pour ces espaces-là…

Deuxième sentence : La classification des corps simples dans le tableau périodique de Mendeleïev est sans doute le résultat le plus marquant de la chimie du XIXème siècle. L’explication théorique de cette classification, par l’équation de Schrödinger et le principe d’exclusion de Pauli, est un succès équivalent de la physique du XXème siècle et plus précisément de la mécanique quantique. On peut envisager cette théorie à partir de points de vue très divers […] Ces divers points de vue sont tous des corollaires de celui de Heisenberg : l’algèbre non commutative des quantités physiques.
Ici, Alain Connes va nous donner un exemple, emprunté à la spectroscopie, la discipline qui consiste à identifier les corps simples à l’aide de leurs raies spectrales émises lorsqu’ils sont placés dans une espèce de tube (« tube de Geissler ») rempli d’hydrogène : la lumière qui est alors émise peut être décomposée (par exemple par un prisme) et analysée. Chaque corps a son spectre distinct. Les raies sont associées à des longueurs d’onde, et donc à des fréquences, et les spectres ainsi obtenus ont des propriétés bien particulières, ainsi on peut faire la somme de deux fréquences correspondant à deux raies différentes et on obtiendra, dans certains cas, une fréquence associée à une autre raie. Plus précisément : un spectre est une suite de différences entre des fréquences arbitraires. Ainsi si νi et νj sont des fréquences associées à des raies spectrales, νij = νi – νj est une de ces différences et si on fait une somme de différences νij + νjk on obtiendra une nouvelle différence entre fréquences, notée cette fois νik. Or, ce qui est étrange, c’est que la physique classique, celle de Newton et de Maxwell, ne prédit pas cela, elle prédit plutôt que c’est en additionnant deux fréquences quelconques qu’on obtient une fréquence associée à une raie spectrale. Ce que dicte l’expérience , c’est donc qu’il faut remplacer l’idée simple selon laquelle les fréquences des raies spectrales formeraient un groupe muni d’une opération commutative, par celle, plus complexe, selon laquelle l’opération de composition consisterait à composer des couples d’éléments (i, j) (plutôt que des éléments i ou j), ce qui conduit à une règle du genre :
c(i, k) = Σj a(i, j).b(j, k)
où tout bon élève (!) reconnaît immédiatement… un produit matriciel ! Lequel est, en général, non commutatif.
Conséquence : en remplaçant l’algèbre commutative de convolution du groupe Γ par l’algèbre non commutative de convolution du groupoïde Δ dicté par l’expérience, Heisenberg a remplacé la mécanique classique, dans laquelle les quantités observables commutent deux à deux, par la mécanique des matrices, dans laquelle des quantités observables aussi importantes que la position et le moment ne commutent plus.
Et voilà, la messe est dite. Nous sommes en plein dans la non-commutativité.
Nous vivons, au plan macroscopique, dans un espace commutatif : nous pouvons facilement permuter les coordonnées d’un point et encore nous y retrouver, l’espace ne changera pas pour si peu, en revanche, au niveau quantique, nous ne pourrons pas le faire, c’est ce que revêt l’idée de non-commutativité, mais en contrepartie, il devient possible de « mélanger » des variables continues et des variables discrètes. Il ne faut pas croire que cela soit anodin : je connais quelqu’un qui a failli faire une dépression parce qu’elle n’y parvenait pas dans un problème touchant au recueil des données sismiques (il y avait des données entières et des données réelles), ce n’était pas de sa faute ! C’était simplement parce que, dans le cadre classique, c’est IMPOSSIBLE.
Mais alors, tout doit être revu, théorie de la mesure y compris. D’où la théorie des algèbres d’opérateurs. Les algèbres en question représentent ce qui se passe quand on aborde des sous-systèmes quantiques, autrement dit… quand on n’a pas la connaissance du système entier (c’est-à-dire de l’espace de Hilbert intégral dans lequel a lieu la mécanique quantique). Ne pas avoir la connaissance du système entier est la chose naturelle. Nous ne « voyons » pas les interactions entre particules, nous avons nécessairement une vision grossière des choses. La table sur laquelle nous écrivons nous paraît comme un objet massif, insécable et continu, nous ne voyons évidemment pas qu’elle ne contient que… du vide. Cette méconnaissance constante qui est la notre, et qui nous aide à vivre (il y a de fortes raisons de penser que nous ne percevons que ce qui est utile à notre survie) a des conséquences imprévues. Les algèbres d’opérateurs qui agissent sur l’espace de Hilbert peuvent être classifiés, c’est le travail de Titan qu’a exécuté Alain Connes et qui lui a valu médaille Fields et tout le tralala, or, l’un de ces facteurs, le plus utile pour la physique quantique, a ceci d’incroyable que l’on voit… y émerger le temps ! D’où cette idée fabuleuse : le temps serait le produit de notre ignorance.
***
Les textes comme celui d’Alain Connes nous conduisent au sommet de la réflexion sur l’espace et le temps, ils sont donc fondamentaux pour la compréhension de nous-mêmes et de notre place dans l’univers. Problème extrêmement fâcheux : seul un nombre extrêmement restreint de gens dans le monde (peut-être une centaine) sont capables de les lire et de les comprendre. Plus certains travaux nous livrent des secrets ultimes de notre être dans le monde, moins ils sont accessibles aux malheureux mortels que nous sommes. Nous devons y réfléchir.
Il semble pourtant raisonnable qu’il y ait une conception du monde, de la vie, de la société etc. pour laquelle le but majeur de notre présence soit d’atteindre un maximum de compréhension. Mais cela nécessiterait des investissements énormes dans le domaine de l’éducation, en particulier dans celui de l’enseignement des mathématiques. Nous en sommes hélas bien loin. Où sont les professeurs de mathématiques du secondaire aujourd’hui qui voudraient véritablement initier leurs élèves aux mathématiques les plus abstraites (comme cela faillit être le cas dans les années soixante, lorsque moi, j’étais élève) ? En auraient-ils seulement le droit, la capacité, les moyens ? Ne les traiterait-on pas d’élitistes, ne dirait-on pas qu’ils participent à « la sélection » ? Et pourtant, si nous ne faisons pas cela, que deviendront la science et la réflexion philosophique de demain, dont nous avons tant besoin ?