

Durant cette fin d’année, deux livres, lus en parallèle, ont nourri ma réflexion sur deux sujets qui, tous autant que nous sommes, finissent par nous occuper s’ils ne le font pas d’entrée de jeu, la mort d’un proche et la recherche du père. Le premier était « L’année de la pensée magique », de Joan Didion, et le second « Enfant de salaud » de Sorj Chalandon. Deux livres très différents diront certains de mes lecteurs, écrits d’abord par des auteurs éloignés l’un de l’autre : une Américaine de la très bonne société new-yorkaise et un Français issu d’un milieu très modeste. Une chose les relie : ils sont tous deux journalistes, Joan Didion a contribué au New Yorker et à la New York Review of Books, Chalandon a été journaliste à Libération. J’ai d’abord été attiré par Joan Didion, qui vient de mourir à l’âge de 87 ans : c’est la maladie de Parkinson qui l’a emportée. Elle avait écrit en 2005 « L’année de la pensée magique », un livre sur la mort soudaine de son mari, qui était lui aussi un illustre écrivain américain (John Dunne), et sur ce qu’il s’en suivit pendant toute une année où l’écrivaine eut non seulement à souffrir de son deuil mais aussi à porter la maladie grave de sa fille adoptive Quintana. Par coïncidence, peu de temps avant son décès, j’avais trouvé une photo en noir et blanc d’elle, que j’avais trouvée admirable, dans les pages du « Monde – magazine », et je l’avais découpée. Par la suite, je m’en étais servi pour faire un portrait à l’acrylique. J’aimais sa maigreur, ses deux avant-bras longs comme des piliers supportant la tête, s’ouvrant en une sorte de coupe formée par les deux mains très longues et très fines.
Et puis elle est morte. Et je me suis souvenu avoir son bouquin de 2005 (traduit en français en 2007) dans ma bibliothèque. Je croyais l’avoir lu mais il n’en était rien, ou alors, je n’avais fait que le parcourir comme si je savais déjà ce qu’il y avait dedans. C’est ainsi que je fais hélas trop souvent, me persuadant que ce qu’on dit d’un livre dispense de le lire. Mais là je l’ai lu et j’ai été très touché par son contenu, par ce qu’elle dit du deuil. Ce qui lui est arrivé arrive à des millions de gens : un soir, en rentrant de l’hôpital où était soignée leur fille, son mari John s’est assis à leur table, il était un peu éprouvé mais relisait les épreuves d’un livre, elle lui a servi un scotch et est partie tourner la salade pour le repas du soir. Il parlait. Et puis tout à coup, il ne parla plus. Elle n’avait pas compris tout de suite. Était-ce une blague ? Non, il était mort. Ensuite bien sûr, les secours sont arrivés, on l’a transporté aux urgences du New York Hospital. Sans doute avait-on essayé de faire une défibrillation, de le ranimer etc. mais rien n’y avait fait. Elle reçut l’information qu’il était mort à 22h18 alors que la chose était arrivée vers 21h le 30 décembre 2003. Plus tard, elle sut qu’en fait, il était vraisemblablement mort immédiatement, que le reste avait été occupé par des formalités administratives. Il fallait respecter un protocole. Elle s’est souvenue de tout, ainsi quand les pompiers sont arrivés (mais est-ce bien les pompiers, aux États-Unis?), l’un a demandé à l’autre : « c’est l’épouse ? », oui, a dit l’autre et il s’est retourné vers elle : « Services sociaux. C’est moi qui vais m’occuper de vous ». Elle se souvient aussi qu’un homme, présenté comme le médecin de son mari, a dit à l’employé des services sociaux : « ça va, c’est pas une cliente difficile ». C’est comme ça que ça se passe. On est un client, ou une cliente. Et on est difficile ou pas difficile. J’imagine que le difficile c’est celui qui hurle et qui tombe à la renverse. Mais les gens stylés, qui s’attendent à tout dans la vie, ne sont pas difficiles. Ils attendent. Ils sont juste un peu perturbés. Ils pensent à prendre leur porte-monnaie pour payer la course du taxi. Et après, ils essaient de vivre comme si tout allait bien. Sauf que ça ne va pas bien. Si ce livre s’intitule « L’année de la pensée magique » c’est parce que celui ou celle qui reste ne vit plus tout à fait dans le même monde qu’avant, le monde « rationnel ». Une sorte de pensée magique surgit. Il y a cette idée « qu’il pourrait revenir », qu’on ne va pas donner toutes ses chaussures car, s’il revenait, hein ? qu’aurait-il à mettre aux pieds ? Une autopsie a lieu. Joan Didion se surprend à penser que cette autopsie va peut-être montrer qu’en réalité ce qui était arrivé à son mari était très simple. Peut-être un blocage ou une arythmie temporaire, rien de plus. Mais alors si c’était le cas, peut-être était-il encore possible de réparer ? L’espoir met si longtemps à s’éteindre. « La peine qu’on éprouve ne ressemble à rien de ce qu’on imagine » dit Joan, ou bien : « le chagrin du deuil, en fin de compte, est un état qu’aucun de nous ne connaît avant de l’avoir atteint. Nous envisageons (nous savons) qu’un de nos proches pourrait mourir, mais nous ne voyons pas au-delà des quelques jours ou semaines qui suivent immédiatement cette mort imaginée. Même de ces quelques jours ou semaines, nous nous faisons une idée erronée. Nous nous attendons peut-être, si la mort est soudaine, à ressentir un choc . Nous ne nous attendons pas à ce que ce choc oblitère tout, disloque le corps comme l’esprit. Nous nous attendons peut-être à être prostrés, inconsolables, fous de chagrin. Nous ne nous attendons pas à être littéralement fous, à être la cliente pas difficile qui croit que son mari va bientôt revenir et avoir besoin de chaussures ».
On se dit après ça qu’il y a plus difficile encore qu’affronter sa propre mort, c’est affronter celle de ceux qu’on aime.
Sorj Chalandon, lui, a un autre souci en apparence, mais peut-être est-ce un souci semblable puisque dans son cas à lui, c’est un père qui n’en finit pas de mourir, de mourir aux yeux du fils, tant son image est décevante, lourde à porter, tant elle est celle d’un salaud qui, jamais, à aucun moment, ne tentera la moindre rédemption. Recherche du père ai-je dit plus haut. Oui, nous arrivons tous à ce stade où nous nous posons sérieusement des questions sur nos parents. Ils ont été ceci ou cela, ils ont fait la guerre, ou ne l’ont pas faite, s’ils l’ont faite, comment l’ont-ils faite ? Avec quelle arrière-pensée, quelles compromissions ? Souvent nous n’en savons rien, ou bien peu. Je me rends compte aujourd’hui, alors que mon propre père est décédé depuis plus de vingt-cinq ans, que j’ai oublié ce qu’il m’a dit, ou que je n’ai pas pensé à le noter, et que si je l’avais fait, peut-être aujourd’hui serais-je mieux à même de reconstituer le puzzle de sa vie. Quand est-il parti en Allemagne ? A quelle date ? La date joue ici un rôle important : à certaines, on était volontaire, à d’autres, on était « obligé ». etc. etc. Mais le cas de Chalandon est extrême car il est en présence d’un père pathologiquement menteur. Qu’a-t-il fait, que n’a-t-il pas fait ? Tout se mêle dans une bouillie infâme. Il s’est engagé dans la division Charlemagne, il s’est battu à Berlin avec les derniers bataillons de la Wehrmacht, il s’est échappé, il a traversé un lac à la nage en plein hiver pour échapper aux Américains. Mais tout cela est faux. Car au même moment, il était enfermé dans la prison de Loos, pour des motifs guère reluisants mais qui n’atteignaient pas ce paroxysme. C’était un petit malfrat, il avait appartenu à la Légion tricolore, il avait louvoyé, se faisant tantôt passer pour un collaborateur des nazis, tantôt pour un résistant. Sa vie n’était que mensonge. Et voilà qu’en 1987, son fils (Sorj Chalandon donc) suit pour Libération le procès de Klaus Barbie, et que pour cela il doit enquêter sur l’envoi des enfants d’Izieu dans les camps de la mort. Le procès va avoir lieu. Le père est morbidement intéressé par cet événement qui va lui rappeler « le bon temps ». Il va mettre son plus beau costume, s’appuyer sur sa plus belle canne, arborer des décorations imaginaires qu’il s’est fabriquées lui-même afin d’assister au procès, toujours à la même place, une place où son fils Sorj peut le voir. Alors commence dans le livre ce jeu de l’observation mutuelle, de la fascination, car le fils peut difficilement détacher son regard d’un père qui, objectivement, lui fait honte par ses réactions scandaleuses (il n’a d’yeux que pour Barbie et que pour Vergès, l’avocat de la défense) mais qui le plonge en même temps dans un abîme pour lui-même. Le fils pense peut-être que le fait d’assister aux témoignages accablants va tirer du géniteur quelques larmes, quelques sursauts d’humilité et qu’il dira enfin oui, j’ai failli, mais au lieu de cela, il verra le père s’enfoncer toujours plus (les dernières pages sont littéralement celles d’un homme qui s’enfonce dans les flots du Rhône). Je me souviens avoir vu à l’émission « La Grande Librairie », Chalandon face à Amélie Nothomb, celle-ci ouvrait de grands yeux étonnés et demandait : « mais comment peut-on se construire avec un père pareil ? » et lui de répondre : « on ne se construit pas, on essaie seulement toute sa vie de ne pas se détruire ».

Une question bien sûr émerge de la lecture. Toujours celle du rapport à la vérité et au mensonge. Ce qui est troublant dans le cas de Sorj Chalandon est qu’à force d’étaler la vie et les comportements d’un personnage qui ment tout le temps, on en finit par être gagné par le soupçon de mensonge permanent. Et si Sorj Chalandon lui-même n’affabulait pas un peu ? S’il n’y avait pas aussi là-dedans un brin de mensonge ? Après tout, le père ne meurt pas dans le fleuve puisqu’il est écrit en dernière page qu’il est mort dans un hôpital psychiatrique lyonnais. Est-ce que nous ne mentons pas toujours un peu, à force d’approximations et d’exagérations ? J’ai souri en entendant l’autre jour au micro d’Augustin Trapenard sur France-Inter, la grande actrice Marthe Keller à qui Augustin demandait son avis sur le jeu, non seulement celui des comédiens mais aussi celui de chacun, dès qu’il s’expose au regard de l’autre. Elle a dit ceci : « Bien sûr, nous jouons toujours, mais le personnage que nous jouons, lui, il ne joue pas ». C’est peut-être vrai.
Ces deux livres peuvent sembler éloignés l’un de l’autre. Ce sont deux écritures différentes : l’une sèche, factuelle, allant droit au but, ce qui ne fait qu’accentuer l’émotion, l’autre plus « romantique » et cherchant explicitement l’émotion (et l’atteignant presque toujours), mais les deux sont des écritures, des styles, et par cela interrogent notre rapport à la vérité. Rien à voir avec la coqueluche du moment, rien à voir avec un désir de se montrer (c’est-à-dire un désir de vendre), rien à voir avec la croyance qu’il suffit de parler de l’actualité, de toute l’actualité, pour « être dans le vrai » alors qu’on patauge dans le superficiel.