Que sais-je de l’Afrique ? J’ai vécu deux ans en Algérie à la fin des années soixante-dix au titre de la coopération civile (j’étais nommé maître de conférence en mathématiques à l’Université d’Oran, chargé en dernière année du Diplôme d’Etudes Supérieures de Statistiques). J’ai voyagé au Maroc et au Sahara dans les années quatre-vingt et de nouveau dans les années deux mille pour marcher dans le Hoggar. Je suis allé au début de ces mêmes années en touriste au Mali, afin de marcher en pays Dogon (sur la falaise de Bandiagara) et j’ai fait une mission d’enseignement un peu plus tard, au Bénin, enseignant l’histoire et la philosophie des sciences à l’Université d’Afrique de l’Ouest sise à Porto-Novo et créée par le professeur Paulin Hountondji. J’ai aussi tenté une expédition au Kilimandjaro en 2011. C’est peu. Ma période algérienne est déjà loin. Souvenir d’une époque où l’on croyait au socialisme, où l’on suivait avec détermination les injonctions politiques du président Boumedienne, avec l’envie de soutenir ses projets en matière d’organisation collective des travaux agraires, et d’implantation de « villages socialistes ». Souvenir d’une époque où l’Algérie me semblait belle. Un architecte célèbre, qui avait fui la France pour échapper à des poursuites en matière fiscale, avait installé des hôtels sublimes qui s’harmonisaient au paysage au pied des dunes de Taghit ou parmi les palmiers de Timimoun. C’était le temps du Tiers-Monde et des pays non alignés. Nous allions travailler en Algérie parce que nous étions communistes (ou, au moins, de gauche) et que nous pensions qu’en faisant cela nous allions aider le pays à sortir de son marasme et construire une forme de socialisme qui allait renvoyer vers l’histoire ancienne les coutumes tribales et les velléités de pouvoir islamique. Las, il n’en fut rien. Boumedienne mourut de manière peu expliquée, les généraux s’entre-déchirèrent, le parti islamiste se mit à grandir, le code de la famille devint de plus en plus sévère pour les femmes. Les années de plomb eurent lieu par là-dessus avec leur cortège interminable de morts et de têtes tranchées. Tout ça pour ça…

Aller au Mali fut une expérience merveilleuse : nous marchions sur les traces des grands ethnologues, comme Marcel Griaule et Germaine Dieterlin, prendre contact directement avec la légende dogon suscita en moi un trouble si fort que je connus le fameux syndrome dit de Stendhal : tomber raide évanoui sur le sol dur de la savane, entraînant la cassure d’une côte – ce n’est pas drôle quand on doit encore faire des heures et des heures de marche pour rejoindre le village de Sévaré… Gao, au bord du Niger, me laisse un souvenir inoubliable, langueur du fleuve, animation du marché, roulades euphoriques dans le sable des dunes longeant le Niger. Nous n’allâmes pas jusqu’à Bamako. Je le regrette aujourd’hui. Ces destinations sont devenues hors de portée pour les modestes voyageurs que nous sommes.
Le Bénin, ce fut autre chose, mais tout aussi exaltant. Mathieu Kérékou venait de s’adoucir, le régime s’ouvrait. Paulin Hountondji était un professeur de philosophie exceptionnel : ancien petit berger ayant suivi malgré tout l’école de la République, il avait été remarqué pour son intelligence et ses dons pour apprendre le grec ancien par quelque père blanc érudit qui officiait dans le coin, ce qui lui avait valu l’envoi « en métropole » pour parfaire ses talents, ce qu’il avait fait si bien qu’il avait pu intégrer Normale Sup et passer l’agrégation de philo devenant ainsi le premier agrégé de philosophie de toute l’Afrique. Il venait de fonder une école doctorale de philosophie pour toute l’Afrique de l’Ouest. J’apportai ma contribution. J’y fis la connaissance d’étudiants incroyablement doués qui, malgré l’absence de livres, parvenaient à soutenir des thèses brillantes en particulier sur la philosophie du langage (je pense en particulier à l’un d’eux, se nommant Mawusse Kpapo Adotevi, aujourd’hui enseignant titulaire à l’université de Lomé). Certains étudiants découvraient la « pensée rationnelle », il ne fallait pas leur en vouloir de ce qui pouvait me paraître comme de la « naïveté », on m’avait dit que j’aurais du mal à enseigner les sciences, de fait, beaucoup faisaient un amalgame curieux entre les lois de la physique newtonienne et… les principes de la croyance vaudou. Mais était-ce si grave ?
Pourquoi évoquer de tels souvenirs aujourd’hui ? Parce que je sors d’une projection du très beau nouveau film de Robert Guédiguian, Twist à Bamako. Ce film présente la particularité d’être fait à partir de photos en noir et blanc de Malick Sidibé, photographe malien installé à Bamako dès 1958. On a l’habitude au cinéma de voir des vues filmées qui soudain se figent : le réalisateur veut insister sur un moment et le transformer en quelque chose d’éternel. Ici, c’est le contraire qui se produit : ce sont les photos de Malick Sidibé qui s’animent, le réalisateur a tout fait pour reconstituer l’ambiance, l’allure, l’habillement des personnages tels qu’on les voyait sur ces photographies. Cela donne en plus matière à dévoiler toute la beauté des personnages et des costumes, l’habileté des couturières qui font les robes, dont celle de la jeune héroïne, Lara, lorsque celle-ci est invitée à « sortir en boîte », car c’était une époque où des boîtes voyaient le jour dans la chaleur insouciante du Mali, où l’on y dansait le twist et où l’on écoutait du jazz.



Après la déclaration d’indépendance, le Mali a pour président Modibo Keïta qui veut orienter le pays vers le socialisme. Récit d’une révolution qui, bien sûr, va rater, victime des égoïsmes des marchands et de l’incompréhension des paysans qui croient que les terres mises en commun ne vont faire que nourrir « les fonctionnaires ». Les jeunes héros sont Samba Touré et Lara, une très jeune femme dont il tombe amoureux au cours d’un voyage à des fins militantes (éducation des masses) en pays bambara. Elle a été mariée de force avec le petit-fils du chef de village et s’est enfuie. Il la cache. En même temps, il est militant révolutionnaire actif, second du responsable de la jeunesse, mais son militantisme se brise quand on lui dit qu’il faut désormais interdire les musiques impérialistes et surtout se séparer de son amour. Pendant ce temps le « mari » qui a violé la jeune femme se laisse convaincre qu’il lui faut la retrouver, accompagné du frère qui veut « laver l’honneur ». L’histoire se terminera mal, par un coup de couteau dans la gare de Bamako quand Samba croit avoir mis Lara à l’abri en la faisant monter dans le train de Dakar. A la toute fin : Mali 2012, dans le nord du pays. Lara est toujours vivante elle a eu une fille et a des petits enfants, elle danse toujours sur les vieux airs de twist au grand dam des islamistes armés qui, eux aussi, veulent bannir la musique. Mais il y a des différences : les révolutionnaires construisaient des écoles, des hôpitaux, des théâtres, alors que les islamistes les détruisent.


Magnifiques vues, magnifiques couleurs.
Certains critiques ont fait la fine bouche, certains ne semblent pas beaucoup apprécier les films de Guédiguian dès que celui-ci sort de son folklore marseillais… on va (dans le journal La Croix) jusqu’à insinuer qu’il risque là un procès en appropriation culturelle. Curieuse attitude qui voudrait de plus en plus nous confiner chacun dans notre bulle, notre « culture », notre « monde », sans jamais l’autorisation de sortir, de voir ailleurs. Qui sait si demain un beau reportage sur la vallée du Zanskar fait par une cinéaste française amoureuse de ces régions ne va pas passer pour une offense faite à la culture ladakhie, ou bien le beau film de Munier et Tesson sur la panthère des neiges, pour un empiètement sur les droits des Tibétains… voire même… des panthères.
Un billet qui invite au voyage avec un parfum coloré d’innocence ressourçant.Je ressens à sa lecture ma nostalgie d’une époque plus ouverte, légère, moins menaçante et plus insouciante du lendemain
Bien loin de ce que ce continent (dont je connais presque rien) me renvoie aujourd’hui.
Je vais jeter un œil sur ce film de Guediguian.Quelle galère que cette utilisation malsaine d’appropriation culturelle.
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oui, cela donne beaucoup de nostalgie. Quand on voit ce qu’est devenu le Mali… mais en même temps, il est vrai que nous devons nous remettre en question et avoir peut-être de l’Afrique une autre vision.
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