Cosmos et Logos s’entre-évaluent. Et là est l’origine du concept de vérité. Un énoncé P rencontre une situation S, le réseau <P | S> se normalise en donnant sens à P et en convertissant S en un fait de notre monde. Ce processus de normalisation est transcendant, il n’a pas de siège assignable (dans notre cerveau par exemple), il est partout et il n’est nulle part. Soyons modeste : pour nous, en tant que sujet, cette interaction est locale, elle tient compte du fait que nous n’occupons qu’une portion très limitée à la fois du cosmos et du logos. De notre ignorance naît, comme l’a montré Alain Connes, l’effet-temps, cette « vérité » s’étale donc dans le temps. C’est une vérité temporelle : nous ne la connaitrons jamais toute (nous n’arriverons pas à la fin du temps), nous n’en aurons donc qu’une connaissance partielle.
Pour donner plus de matière à ces spéculations, je partirai de la définition austinienne de la vérité (éloignée de celle de Russell ou de Tarski). Dans un article qui date de 1961, John L. Austin tenait compte à la fois des contextes (“historiques”) et de la langue.
Selon lui, il existait deux ensembles de conventions :
– des conventions descriptives qui mettent les mots en relation avec les types de situations rencontrées dans le monde,
– des conventions démonstratives qui mettent les mots en relation avec les situations concrètes (« historiques » disait-il) rencontrées dans le monde.
L’opposition ici est entre les types de situations (ou situations abstraites) et les situations historiques (ou situations concrètes). On peut ainsi concevoir qu’en disant « le chat est sur le paillasson », je réfère d’une part à toutes les situations qui ressemblent à une situation standard où un chat est sur un paillasson (autrement dit un type), et ce, au moyen des conventions descriptives de la langue en usage, et d’autre part à une situation historique concrète, la phrase étant prononcée en présence effective d’un chat dormant sur un paillasson. La définition que donne alors Austin est la suivante :
On dit d’une affirmation qu’elle est vraie quand l’état de choses concret auquel la relient les conventions démonstratives est du même type que celui auquel les conventions descriptives relient la phrase utilisée pour faire cette affirmation.
Ce que je traduirai par le petit diagramme suivant, en disant que la vérité se définit par le fait qu’il commute (selon un schéma de définition très courant en théorie des catégories) :

où m désigne les « conventions démonstratives » et d les « conventions descriptives », A est l’affirmation, P la phrase qui l’exprime, S la situation concrète et T le type de situation. L’équation signifie que le type (de situation) associé par d à la phrase P qui exprime A est égal au type de la situation reliée à l’affirmation au moyen des conventions démonstratives (m).
Ce schéma peut sembler abstrait. Il ne rend pas compte de ce « mystère » en quoi consiste l’accord entre une affirmation et une situation observée. L’affirmation véhicule des mots combinés par une structure de syntaxe, la situation articule des composants articulés sur le mode perceptif. Dans Articulating Reasons, le philosophe pragmatiste Robert Brandom parle de transitions d’entrée et de transitions de sortie pour désigner d’une part les observations faites de situations concrètes et d’autre part les discours émis en réponse à ces observations. Ces « transitions » sont des flux qui interagissent en se coordonnant. Ce sont justement ces conventions descriptives et démonstratives qui les coordonnent. Les premières désignent les conventions par lesquelles une image peut être reliée à une description phrastique, ce sont elles qui permettent d’imaginer un dialogue portant sur l’identification correcte des objets en présence, ainsi le locuteur doit être prêt à justifier l’emploi du mot « chat » : un interlocuteur peut lui objecter que ce n’est pas un chat mais un lapin, alors il y aura un ensemble de routines (un « dessein »!) qui s’active autour des traits caractéristiques identifiables des deux animaux, lesquels s’expriment autant par des configurations visuelles que par des mots empruntés à un savoir encyclopédique. C’est là qu’intervient un processus de normalisation entre entrée et sortie, entre traits visuels et traits discursifs qui, dans le meilleur des cas, viendra à s’interrompre en produisant un « résultat » qui exprime l’accord entre les participants (le daimon de Girard!) (dans les moins bons cas, il y aura soit arrêt du processus de normalisation mais sur une position qui ne correspond pas au fameux daimon, autrement dit échec du locuteur à convaincre de son assertion, soit non-arrêt, c’est-à-dire bouclage infini, il n’y a pas d’observation possible).

Ainsi, la confrontation entre l’énonciation de la phrase « le chat est sur le paillasson » et la situation concrète d’un chat sur le paillasson est-elle du ressort de la coupure. L’élimination de cette coupure peut conduire à la vérité de la phrase. En termes de ludique, cela se traduit par l’existence du réseau daimon qui « arrête » le processus de normalisation. Sans ce réseau, il n’y aurait pas de forme normale, et donc pas de vérité.(*)
Mais c’est un processus local, disais-je, autrement dit relatif au système de repérage du sujet, soit au niveau spatial soit au niveau du langage. On interroge ici la signification de la préposition « sur ». Il s’agit d’un rapport spatial basé sur les notions de haut et de bas, or nous savons que du point de vue absolu, il n’y a pas de haut et de bas, tout dépend du repère dans lequel on se trouve. Pour un observateur situé très loin dans le cosmos, ce qui nous paraît «sur » le paillasson apparaîtra peut-être « sous ». De même, du point de vue du logos, le locuteur s’exprime au moyen d’une phrase d’un langage très spécifié, son expression est dépendante de son langage. Il est tout à fait concevable que des « vérités » ne puissent se dire parce qu’on n’a pas encore trouvé le langage approprié…
Tout cela explique que la vérité ne puisse être formulable qu’approximativement et relativement à un sujet. Pourtant elle existe dans les interactions. Elle est seulement parfois à la recherche d’un langage. On a un exemple de cela qui est assez frappant, c’est celui de la littérature (et oui, il y a des connexions entre tout et tout, entre science et littérature par exemple!). J’ai écouté récemment Marie Darrieussecq qui présentait à la librairie Le Square son dernier livre (« Pas dormir »). Lorsqu’un écrivain ou une écrivaine écrit un livre tellement autobiographique (elle analyse ses troubles du sommeil) se pose immanquablement la question de l’auteur, ici autrice… Qui parle ? Darrieussecq évoquait le thème en vogue à l’époque du Nouveau Roman et de Roland Barthes : l’absence d’auteur, « ça écrit » disait-on. Bien sûr, l’auteur ou l’autrice se trouve bien là, en chair et en os… mais il n’en reste pas moins que ceux et celles qui s’expriment sur cette question (elle citait notamment Annie Ernaux) reconnaissent bien qu’il y a, à un certain moment, une sorte de dédoublement : un « ça » traverse le sujet concret, et c’est à ce moment-là, que l’auteur ou l’autrice a le sentiment de se trouver au plus près de la vérité. Processus donc qui se cherche un langage : quoi de plus évident quand on touche à la littérature.
Et le mensonge, direz-vous ? C’est ici qu’intervient la différenciation réel / imaginaire, ou objectif / subjectif comme dirait Girard. De la même façon qu’en mécanique quantique, le résultat de la mesure est créé par l’observateur (au lieu d’être « constaté »), il en va de même dans l’usage du langage où il est possible de créer l’analogue de S et de T. Autrement dit, toute observation comme toute énonciation possède sa partie imaginaire (comme on le dit aussi à propos des nombres complexes). Il y a une partie de la réalité qui part du côté de l’imaginaire, alors à ce moment-là, « on n’est plus dans le vrai » ou alors, comme disait Aragon… on est dans le « mentir-vrai »(**).
Conçue ainsi, la « vérité » n’est ni un dogme, ni un fait psychologique, c’est un type particulier d’interaction au sein de l’univers fait d’interactions connectées entre elles. Du point de vue psycho-sociologique, toutes les distorsions sont possibles parce que tous les observateurs concrets n’ont pas accès aux mêmes potentialités d’interaction (ils n’ont pas la même position, ni par rapport à l’espace ni par rapport au langage). Il se crée du logos en excès par incapacité globale des agents à percevoir et à normaliser les flux entrants et sortants : le réel est trop complexe, surtout quand on y ajoute autant de création de langage. Certains débats sont à l’image d’intrications quantiques particulièrement complexes : qui a tort, qui a raison ? Non lo so. Il y a longtemps que certaines formulations langagières ont perdu tout contact avec les situations « historiques » auxquelles devraient les relier les conventions démonstratives, il n’y a alors plus d’espoir que les réseaux se normalisent, autrement dit qu’on arrive à la fin du débat! On dit banalement que les mots ont perdu leur sens originel, qu’on leur fait dire ce que l’on veut, ce qui est caractéristique du débat actuel. En fait, les mots « race », « religion », « identité », « travail », « émancipation », « individu », « progrès »… renvoient à des réseaux d’interaction qui se sont modifiés avec le temps en rendant difficile l’application des procédures qui étaient autrefois en usage. Et il est illusoire de penser pouvoir revenir aux acceptions originelles des mots ou des phrases comme tentent de nous en persuader certains « sémiologues » ou autres « sémanticiens » prisés des médias. Qui a tort, qui a raison ? Non lo so.
(*) Girard a abandonné la formulation en termes de ludique pour différentes raisons théoriques, et l’a remplacée par une vision encore plus globale de la logique qui se débarrasse en particulier de la contrainte de polarisation. Il a rejeté la ludique parce que celle-ci était plutôt weird … avec ses graphes infinis et ses parapreuves dont les racines plongeaient dans un sol se dérobant à chaque pas, contrairement à toute idée de « bien fondé » d’une preuve… mais pour nous, ces arguments ne sont pas des objections rédhibitoires : le langage en tant qu’univers est sans fin, ses manifestations concrètes peuvent émaner de fils de débat et de discussion qui remontent à la nuit des temps etc. les mots sont des cristallisations d’échanges verbaux qui ont eu lieu depuis des siècles.
(**) Dans un manuscrit de 1942 (cité par M. Bitbol), Werner Heisenberg distingue trois régions de la connaissance : celle où les états de choses étudiés sont complètement séparables (région de la physique et de la chimie classiques), celle où les états de choses étudiés s’avèrent indissociables de l’approche adoptée pour les caractériser (c’est la région de la physique quantique, mais c’est aussi, dit-il, celle de la psychologie et de la biologie) et enfin celle où les états de choses sont engendrés à titre de symboles aptes à guider non seulement le processus de connaissance mais plus généralement la vie, c’est, notamment, la région de l’art avec ses figurations formatrices. C’est cette dernière région qui nous intéresse dans le cas du mensonge (qui peut parfois s’apparenter à une forme d’art!).