La semaine dernière, je terminais sur une référence au dernier « tract » de Jean-Yves Girard, Schrödinger’s cut, et une autre au livre de Mark Alizart, Informatique céleste. Ces références complètent la réflexion de Carlo Rovelli sur la mécanique quantique, dont l’interprétation relationnelle me semble tout à fait compatible avec, à la fois, le point de vue girardien sur l’existence de multiples réseaux qui « se normalisent » au cours des observations et des échanges dialogiques, et le point de vue d’Alizart qui étend le calcul au cosmos, prétendant en cela donner sens à certaines anticipations de Hegel. Pour Mark Alizart comme pour d’autres philosophes, d’ailleurs, comme Pierre Livet ou Michel Bitbol, le réel est avant tout processuel, autrement dit le processus (le calcul) précède toujours l’essence, le résultat. Le processus de mesure peut ainsi être pensé comme la normalisation d’un réseau analogue à ce qu’on obtient quand on branche deux termes (l’un tenant lieu d’appareil de mesure et l’autre de phénomène observable). La normalisation (ou élimination des coupures) est un processus tel que, lorsqu’il s’arrête (ce qui n’est pas garanti a priori!) le résultat peut être interprété comme une valeur « observée », en prenant soin ici – d’où les guillemets – au fait que cette valeur ne préexistait peut-être pas à la mesure, ce qui est le cas en mécanique quantique. Cela suppose que le processus s’arrête or, nous connaissons un résultat important depuis Turing : l’indécidabilité du problème de l’arrêt (il n’existe aucun algorithme qui permettrait de savoir avant que le calcul soit effectué, s’il va bien s’arrêter). Autrement dit : avant la mesure, nous sommes dans l’indétermination totale et après la mesure, nous avons un résultat, mais il n’est peut-être pas reproductible : ce sont bien là les traits caractéristiques du quantique.
La position exprimée par Girard dans son fameux « tract » repose sur deux points qui lui permettent d’établir un lien entre logique et quantique : d’une part la possibilité de représenter en logique la notion de superposition des états quantiques et d’autre part celle de représenter la mesure par l’opération de coupure.
Le premier point requiert le cadre de la logique « linéaire ». Qu’est-ce qu’il y a de linéaire là-dedans ? demandera-t-on. Au départ c’était le fait de voir les choses « sémantiquement » qui avait conduit à considérer l’implication dite « linéaire » comme une application linéaire au sens algébrique du terme, mais ceci, après coup, apparaît plutôt anecdotique, comme le dit désormais Girard, la logique « linéaire » c’est… la logique, rien de plus rien de moins. Mais une logique qui s’est présentée dès le début comme un affinement (et non un affaiblissement) par rapport à la logique classique en ce qu’elle permettait de contrôler l’usage de la règle de « contraction », autrement dit, la règle qui fait que le nombre de fois où vous utilisez une formule dans une preuve ne compte pas, vous pouvez bien le faire autant de fois que vous voulez. En supprimant cette permission, on peut créer diverses variantes des opérateurs connus de la logique, principalement le « et » et le « ou ». Le « et » se divise en deux variantes : le fait d’être autorisé à faire un choix entre deux ressources (vous avez le choix entre regarder un film et jouer aux cartes, mais pas les deux) et le fait de cumuler deux ressources (vous possédez un vélo et une paire de patins à roulettes), le « ou » lui aussi en deux variantes : le fait de faire un choix (si on me propose film ou jeu de cartes, je choisis film) et celui d’avoir deux ressources en parallèle (en recevant ma carte d’inscription j’ai, du même coup, reçu une invitation à participer au tournoi). C’est ce dernier opérateur, appelé « par » et noté « un & à l’envers » (que je me contenterai d’écrire « par ») qui permettrait d’exprimer la superposition quantique. Si on y réfléchit, on voit que ces opérateurs sont tout à fait spécifiques. Il n’existe pas d’autre logique capable de les exprimer. De plus ils impliquent une interprétation en termes d’actions (choisir, donner, recevoir…) plus qu’en termes de résultats.
La syntaxe transcendantale tient ainsi compte de l’ambigüité de la réalité quantique en présentant un vecteur comme le A par B de ses projections selon des axes orthogonaux.
En effet, le photon passe « en même temps » dans la fente A et la fente B, du moins tant qu’on ne l’a pas observé. [observer le phénomène reviendra à faire une coupure sur ce par, et à obtenir comme résultat l’un ou l’autre].
[NB : Girard réfère à la « syntaxe transcendantale » en tant que nouvelle conception, qui remplace les anciennes – géométrie de l’interaction et ludique – Elle est ainsi nommée parce qu’elle relèverait d’un effort d’explicitation des conditions de possibilité de tout langage, au sens kantien du terme].
Sur le deuxième point de rapprochement :
La coupure logique est l’explicitation d’une démonstration, i.e., elle fournit des valeurs. Elle est donc homogène à la notion de mesure.
Voilà qui nous permet de relier les deux aspects sur lesquels nous nous sommes focalisés (logos et cosmos, autrement dit le langage et la physique quantique). La normalisation est comme une mesure puisqu’elle donne des valeurs, que ce soit dans l’opération de mesure d’un paramètre physique ou dans l’instanciation de pronoms dans une phrase. Les réseaux se normalisent au cours de leurs rencontres, de leurs interactions. Nous gardons ici l’idée de Rovelli selon laquelle tout est interaction et qu’entre les lueurs qui s’allument au cours d’une interaction (par exemple une mesure), il n’y a rien : le monde, disait-il, est comparable à une dentelle de Burano, les mailles de cette dentelle sont des traces autant de processus physiques que d’énonciations échangées à leur propos (ou à d’autres propos).
Les « desseins » (dénomination que je n’aimais pas bien) ont été remplacés par des constellations, une telle configuration étant faite « d’étoiles » reliées par des arêtes immatérielles (« rayons ») se normalisant par raccordement les unes aux autres (en ludique, le rôle était joué par des « loci », positifs ou négatifs qui se neutralisaient lorsque deux loci de même étiquette mais de signe opposé se rencontraient) puis réduction, ce sont en quelque sorte les mailles du filet qui « jouent » les unes avec les autres. Désormais, ces superpositions d’étoiles ressemblent à des unifications d’atomes comme cela se faisait autrefois en Prolog (pour ceux qui connaissent…).
Chaque étoile utilise des variables bien définies qui permettent la réutilisation, donc une forme de pérennité : [[ g(x), f (x) ]] pourra se raccorder avec [[ f (t 1 ), u 1 ]] et [[ f (t 2), u 2 ]] pour donner [[g(t 1 ), u 1 ]] et [[ g(t 2 ), u 2 ]] sans préjuger de futurs raccordements à des [[ f (t i ), u i ]]. Mais un rayon sans variable est totalement labile : on ne peut s’en servir qu’une fois. C’est comme le spin d’une particule qui ne nous attend pas après avoir été mesuré. Par contre, le résultat de cette mesure n’est pas labile puisqu’on peut en prendre note. La différence entre le monde quantique microscopique et le classique macroscopique pourrait être dû à l’absence de variables dans le premier cas. Et un appareil de mesure, transformant une donnée labile en une autre pérenne, serait alors une sorte d’étoile aux variables hétérogènes.
On notera que le mécanisme de transmission de valeur aux pronoms dans la phrase est justement tel que lorsqu’il est effectué, la valeur des pronoms reste la même, elle est réutilisable pour une phrase subséquente, on serait donc encore dans le macroscopique au niveau de langage (ce qui ne nous étonne pas). Mais le cas d’absence de variable justifierait la non-reproductibilité d’une observation, comme c’est le cas en théorie quantique. Je n’en dis pas plus ici, car le texte de Girard est encore pour moi quelque peu hermétique et trop allusif, je ne vois pas bien l’entièreté du formalisme qu’il propose (la référence à des réseaux « objectifs » et « subjectifs » par exemple, les deux constantes qu’il en déduit, l’usage de ces deux constantes pour générer toute l’arithmétique…).
En tout cas, il restera que :
– du point de vue de la mécanique quantique, les phénomènes d’intrication peuvent se décrire comme des duplications de termes identiques mais non évalués, qui sont donc tels que nous n’en connaissons pas a priori la valeur (aucun moyen n’existe permettant de prévoir ce qui va se passer au cours de la normalisation). C’est lorsqu’un tel terme est observé, c’est-à-dire réduit avec un autre (une sorte « d’évaluateur ») que la valeur apparaît par réduction. Les deux termes étant clones l’un de l’autre, leur « observation » donnera la même valeur, il suffit pour cela que nous entendions par « observation » un réseau d’un type déterminé destiné à opérer une normalisation du réseau <T | Obs> (où T est un terme « particule » et Obs un réseau de type observation), une observation faite par A étant bien sûr du même type qu’une observation faite par B. L’intrication quantique n’a plus alors de caractère mystérieux, on n’a pas besoin de supposer que le support du résultat étant lui-même quantique, la réduction du paquet d’ondes n’interviendra que lorsque le destinataire aura lu le message, autrement dit pas besoin de rétro-agir sur le passé, si B avait écrit « bleu » sur la feuille, « bleu » est resté inscrit tout au long du parcours… ! (voir la discussion dans le premier billet de cette série)
– concernant le langage, de nombreux aspects sont communs avec la théorie quantique. Un philosophe comme Michel Bitbol l’avait déjà suggéré. Il y existe un phénomène analogue à la mesure, dont on sait qu’en mécanique quantique, elle crée le phénomène davantage qu’elle ne l’enregistre, c’est le cas de l’acte de langage performatif, qui crée l’événement unique (par exemple une promesse ou un baptême) par rapport auquel l’énoncé pourra être évalué (pour savoir s’il a été « réussi » ou non). Par ailleurs, le dialogue (avec autrui comme avec soi-même) nécessite le recours massif à l’opération de normalisation comme j’ai tenté de le montrer avec l’exemple des pronoms.
Resterait la question de la vérité… qui pose la question suprême : y a-t-il situation de coupure (au sens du cut de Schrödinger!) entre… Logos et Cosmos ? Ma réponse (très spéculative!) sera : oui.
Mais ceci est une autre histoire… où nous verrions que la « vérité » n’est ni un dogme, ni un fait psychologique, mais qu’elle est un type particulier d’interaction au sein de l’univers fait d’interactions connectées entre elles. Le processus de normalisation associé à la vérité est transcendant, il n’a pas de siège assignable (dans notre cerveau par exemple), il est partout et il n’est nulle part.