Helen, puis Erenborg tiennent des manumériques dans leurs mains. Ce sont comme des boules de neige. Seulement, chacune contient les événements qui se sont produits sur Terre, sur la Lune et sur Mars au cours des dernières décennies, ou des derniers siècles, voire même des derniers millénaires… ceux qui les contemplent, et à qui Helen fait la leçon, sont les descendants d’humanoïdes qui ont pris le chemin des étoiles et sont partis à bord de « voiles solaires propulsées par des flashs lasers » à l’assaut d’Alpha du Centaure…
Cela ne vient pas d’un banal livre de science-fiction mais du dernier livre de Céline Minard qui s’intitule « Plasmas », un chef d’œuvre, faisant preuve d’une imagination inouïe, et qui nous fait penser aux nouvelles de Borgès, comme la fameuse Tlön Uqbar Orbis Tertius cette planète où le langage ne contient que des verbes et où « La lune surgit sur le fleuve » se dit « hlör u fang axaxaxas mlö » soit : « vers le haut, après une fluctuation persistante, il luna »…
L’esprit des nouvelles rassemblées dans « Plasmas » est semblable et même, peut-être, va plus loin dans l’imagination (trop loin?). On y rencontre des animons, dont les végétaux moquent l’infinie variabilité, se conformant au désir des plantes (par exemple, une Amborella primitive « lassée de la seule caresse du vent, avait inventé l’extension sexuelle abeille »), ainsi que des Eips et des Opiniâtres, les premiers étant comme de grands singes vivant à l’intérieur d’une trame sonore qui les oriente et les protège, alors qu’on devine que les seconds sont les survivants d’une espèce dominatrice qui veut venir à bout des roussettes, vivant dans une matrice aseptisée, à laquelle semble appartenir Duane, qui se révolte contre eux… Il y a ainsi des personnages fantastiques et des simili-humains, dont on devine qu’ils ne sont que les restes de ce qui existait encore avant la catastrophe, ou les catastrophes d’antan.
On est par exemple en Sibérie, dans un « monde d’après » qui n’est guère enviable, en bute à des émanations toxiques qui contraignent la population à un confinement (suivez mon regard)… duquel sort pourtant un jour Aliona, une chercheuse qui va faire la découverte de sa vie sous la forme de ce qu’on appelle un plasmode myxomycète, autrement dit une sorte de blob se présentant comme un lichen jaune tentaculaire prêt à emprunter toutes les formes, avalant ce qui passe à sa portée, intégrant sans les digérer toutes espèces de cellules animales, propice donc à la reproduction sous forme de clonage d’espèces comme chiens ou chevaux, mais provoquant de drôles de profils d’hybrides.

Nous sommes donc dans des mondes de fluidité, d’hybridation, où plus rien ne reste stable longtemps.
Le temps lui-même contient ses circonvolutions… qui sait si le futur ne précède pas le présent ? Dans une banlieue de Los Angeles, Baran Blizzard appelle le chercheur renommé Hagop Bates, un spécialiste du déterrement de fossiles et de l’observation des coléoptères du pléistocène (« aussi luisants que les coléoptères de l’holocène, mais laqués par les milliers de siècles », « plus énergiques » et « plus vivants »), afin qu’il lui déterre un drôle de corps qui luit sous le plancher de son garage. Ce corps est un parallélépipède parfait d’aluminium pur qui provient d’une autre galaxie et du futur. Ou bien s’il y a des humains, ce sont de drôles de choses qui se balancent encore sur des trapèzes, objets d’observations méticuleuses de la part de ces björgs, fort avancés dans la conquête de l’agilité, qui les ont munis de capteurs en tous genres, à la recherche de failles dans le mouvement.
Pour revenir au premier paragraphe, qui fait référence à ces trois boules magiques, il se rapporte à la deuxième nouvelle du recueil justement intitulée « Boules de neige ». C’est sûrement celle qui se rapproche le plus de nos récits de science-fiction habituels puisque, on le sait, nombre de spéculations existent sur la manière dont un jour, « nous » sortirons de notre confinement planétaire voire galactique lorsqu’il sera devenu intenable, au moyen de fusées dont nous ne connaissons pas encore le fonctionnement. De telles spéculations portent sur ce qu’on appelle souvent le Grand Filtre : comment expliquer que notre espèce n’ait pas encore colonisé l’univers ? Cela arrivera-t-il ? Certains le pensent en en appelant aux nombreux seuils hautement improbables qui ont été déjà franchis par l’espèce : pourquoi pas ce dernier stade, celui de la dissémination dans l’Univers, pour peu que le seuil à franchir soit moins élevé que les premiers déjà franchis ? (ce qui reste à prouver, bien entendu) cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_filtre
Un lien avec les deux précédents romans ? Le roman de Del Amo porte sur une échelle de temps qui nous fait passer de la Préhistoire à notre présent, mais ses personnages sont aussi étranges et énigmatiques, d’un certain point de vue, que les habitants de ces mondes de l’après-histoire, ils n’ont pas de nom (ce sont « l’homme », « la femme », « l’enfant ») et se comportent selon des lois et des habitudes qui semblent échapper à notre entendement, régis par des pulsions de violence qui les dépassent, étrangers à toute « psychologie », explicables seulement par des tendances globales qui transcendent les intérêts et les passions d’individus particuliers. Le récit de Cognetti, quant à lui, nous fait voyager dans notre univers terrestre actuel, certes, mais les rencontres qui sont faites, avec de sages bouddhistes ou des lamas dont la philosophie est proche des préceptes de Nāgārjuna, nous plongent presque autant dans des abîmes de réflexion et de perplexité que les interrogations que nous adressent les nomades interstellaires qui ont fui vers la constellation du Centaure.
Ces romans et ces nouvelles nous plongent dans l’inexplicable, le transcendant. Pourquoi tel comportement plutôt que tel autre ? Pourquoi une biologie plutôt qu’une autre ? Et si demain sur une planète lointaine nous étions confrontés à des êtres qui obéissent à d’autres lois, à une autre physique, ayant des langages ne répondant à aucune des contraintes de nos langues humaines si particulières ? On se souvient du magnifique film de Denis Villeneuve, Premier contact dont l’héroïne, une linguiste, déchiffrait l’un de ces langages. cf. https://blogterrain.hypotheses.org/12774

Le livre de Céline Minard se distingue évidemment de la science fiction classique par ses qualités littéraires : quelle langue d’intense poésie pour décrire ces situations, ces êtres et ces substances étranges ! J’avais déjà été troublé par son « Le grand jeu » qui posait un personnage du futur dans un cylindre de haute technologie à mi-pente d’un sommet : il regardait le monde et y découvrait déjà d’étranges hybrides, mais avec ce livre-ci, on est dans le dépassement total, comme s’il n’y avait aucune limite à la métamorphose et au changement. Le monde n’est pas une assemblée de sous-mondes statiques, mais un perpétuel changement, une somme de transformations et de processus où notre être fragile ne représente décidément que bien peu. [Mais peut-être cela va-t-il trop loin comme déjà suggéré plus haut, on va en effet jusqu’à refaire les mythes des origines, dans la nouvelle Uiush, un personnage colossal rejoint la Terre, la Lune et le Soleil, il ne tient plus que par les racines du ciel et c’est à lui que revient la lourde tâche de maintenir à distance les trois astres].
Ce livre, en même temps qu’un ensemble de récits imaginaires, est un petit traité d’écologie, mais pas une écologie des Terriens d’aujourd’hui, une des temps du futur et du passé, il entre dans la pensée des espèces et nous fait voir le monde depuis leur point de vue, un peu comme si l’on imaginait que les dinosaures aient pu parler, raconter leurs histoires sans se douter un seul instant que bientôt ils allaient disparaître de la planète et qu’ils seraient remplacés par des espèces dont ils ne pouvaient avoir aucune idée, à l’intérieur desquelles on échangerait au moyen de vibrations aériennes que ces nouvelles espèces (les homos, quel drôle de mot) appelleraient des mots, qu’ils assembleraient entre eux pour fabriquer des longs serpents sinueux mais immatériels qu’elles appelleraient des phrases, le monde n’en ayant jamais fini de vibrer, tenu par des fils invisibles aux longs discours qui peupleraient l’univers sonore.
Ces récits, parce qu’ils touchent à l’essentiel, autrement dit des réalités métaphysiques qui se réalisent comme des flux, des processus et des métamorphoses, ne peuvent que convoquer nos représentations des fluides et autres liquides qui circulent : la sexualité, l’économie et ses flux monétaires, le sang et les organes biologiques, nos corps et nos pulsions.
La force poétique du texte de Céline Minard est évidente, son style tire parfois du côté de Saint-John Perse, quand elle écrit par exemple : « Uiush ne vivait pas de vent, mais de lumière. Il avait choisi son camp, il n’appuyait pas ». (p.120), ou de celui, comme déjà dit, de Borgès, quand elle écrit :
« L’éducation sur Ostiah se faisait selon les goûts et les centres d’intérêt de chaque apprenant. Garwan […] pouvait courir sans fin après un simili-papion ou une idée matérielle lancée à toute allure sur le terrain des grandes glissières (savoir ici que sa grande spécialité est le jeu des ricochets) Il avait une idée aérienne de la sexualité […] lui-même entretenait des relations de plusieurs degrés de sensualité avec ses plantations, les animons, ses aliens familiers et ses semblables distincts. Partager par exemple les résultats de sa récente séance de ricochets avec Godwind, dont il admirait les expériences et la démarche élastique, allait être un moment d’excitation satisfaisant. Il pouvait l’anticiper. Il passerait peut-être, plus tard, à des caresses spécifiquement charnelles, mais tous les deux savaient qu’ils étaient déjà dans une relation et un échange physico-chimique avancé sur le plan sexuel ». (p.105)
ou bien :
« La diversité des organes sexuels nés du désir des plantes était époustouflante. Leur inventivité érotique avait engendré la complexité du monde. Ses formes et son intrication. L’orang outang, le bombyx n’étaient pas autre choses que deux rêveries pornographiques partagées par un corps de forêt qui s’arrangeait très bien par ailleurs pour se développer par bouturage et marcottage mais conservait par goût du jeu et de la parade amoureuse ces bijoux indiscrets aux allures souples et fermes » (p. 106)
Autre personnage : Adrian, qui raffole des tapis moelleux de l’hôtel de luxe où il a élu domicile. Le Casino Baldo. Avec sa porte-tambour « dont la fonction est moins de séparer deux espaces que de les faire pivoter l’un dans l’autre au gré des circulations ». Adrian arrive manifestement à la fin d’un cycle économique, où désormais le monde « se vide » et où l’argent est devenu inutile, agréablement compensé par la présence des papillons :
« Adrian a vendu son palazzo du Val d’Ema avec son jardin carré en terrasse et ses buis taillés en coqs et en cônes, il s’est défait d’une datcha, d’un domaine complet au bord de la Volga, craquant de gel, noyé du miel d’un soleil printanier, il a confié aux spéculateurs un vignoble clos de la côte de Nuits… […] Parce que le monde se vide et qu’il n’y a qu’une façon d’accompagner et de contredire son mouvement, parce que l’argent est une convention et un élément chimique qu’il n’est pas à propos de laisser figer, pas plus que le sang ». (p. 48)
Mais :
«comment faire comprendre à quelqu’un qui n’a jamais marché dans un environnement soumis à une force gravitationnelle que grimper une pente est un effort qu’aucun Terrien n’était surpris de devoir fournir ».
Nous sommes à ce moment surpris de voir que peut-être autour de nous aujourd’hui, notre univers change, si ce n’est de manière aussi spectaculaire, du moins quand même d’une manière sensible, comme si nous étions dans un monde, là aussi, où une sorte de force a disparu, celle de l’effort à accomplir par exemple dans les tâches intellectuelles, comme s’il n’était plus nécessaire de réfléchir et de mémoriser, de nous concentrer ou d’écrire puisque des machines le font à notre place… Parfois, le texte de Céline Minard n’oublie pas de nous faire des clins d’œil de la sorte à notre actualité… « Siand était manifestement en train de produire un covB de stress caractérisé » (p. 101).
Décidément, contrairement à ce que disent les pessimistes à propos du roman, non, la fiction n’est pas morte. Les deux derniers livres cités, celui de Jean-Baptiste Del Amo et celui de Céline Minard (celui de Cognetti étant plus classique dans sa forme) en apportent la preuve en fournissant des formes narratives nouvelles, une sorte de narration pure, dont justement se réclame la seconde.