Paolo Cognetti / Jean-Baptiste Del Amo / Céline Minard (I)

Qu’ai-je lu récemment qui mérite d’en faire écriture ? Outre les deux livres de cette rentrée dus à deux femmes remarquables, et dont j’ai déjà parlé (Bellissima de Simonetta Greggio et Le Voyage dans l’Est de Christine Angot), trois m’ont enchanté. L’un n’était pas de cette rentrée littéraire: Sans jamais atteindre le sommet, de Paolo Cognetti, et les deux autres sont bel et bien de cette rentrée et tous deux, dans leur genre, innovent dans la manière narrative et touchent notre émotion : Le Fils de l’homme, de Jean-Baptiste Del Amo, et Plasmas de Céline Minard.

J’ai beaucoup aimé Paolo Cognetti dès son premier roman, Le garçon sauvage, où il narrait son installation dans les Alpes, à plus de 1700 mètres d’altitude, dans une cabane au sein d’un hameau où il n’avait pour voisin qu’un robuste gardien de chèvres vivant à l’écart de la civilisation urbaine. Cela me rappelait les moments où moi-même, je suis amené à séjourner en montagne, jamais seul bien sûr, puisque C. est là, et que je ne fais que la suivre, en Suisse, dans le canton du Valais (ce n’est qu’un col qui me sépare alors de Cognetti) (et je vais y retourner bientôt… mes plus proches voisins humains seront un comédien suisse à la solide carrière qui vit là à l’année – sauf quand il répète – et son épouse qui est une peintre d’origine canadienne). Ce récit, Sans jamais atteindre le sommet, date d’il y a trois ans environ, et je l’avais vu alors présenté au Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, du temps où son directeur, Michel Le Bris, était encore en vie. Il ne m’avait pas tellement séduit au premier abord car j’avais cru y voir un banal carnet de voyage au travers du Dolpo, lointaine contrée népalaise qui a déjà donné lieu à pas mal de récits et de reportages, notamment d’Eric Valli, sans parler de ce merveilleux Léopard des neiges raconté par Peter Matthiessen – ce livre faisant d’ailleurs office de guide pour notre auteur. Mais comme j’étais en mal d’horizons lointains et de sommets himalayens, je me suis consolé en me plongeant enfin dans ce petit livre… dont je suis sorti tout ébloui, et plus désireux que jamais de violer les interdits pour partir en voyage ! Je crois que c’est cela qu’un parti écologiste au pouvoir devrait faire en premier : interdire la littérature de voyage.

Ce en quoi diffère ce livre de beaucoup d’autres consacrés à la montagne (il en est tellement…) est bien sûr le point de vue, qui n’est pour une fois pas celui d’un alpiniste victorieux, d’un conquérant des sommets, d’un qui monte à l’assaut des cimes sans un regard pour les modestes bergers qui peuplent leurs pentes. Paolo Cognetti l’avoue tout de suite : il supporte mal l’altitude, au-dessus de 3000 mètres, pour lui, ça tangue. Il préfère les vallées, contourner la montagne plutôt que la gravir. Il préfère s’attarder au coin d’un cours d’eau que gagner du temps par un raccourci rapide. Il monte donc une expédition, ils sont neuf compagnons, dont deux sont des amis proches : Nicola et Remigio. Remigio est son voisin du Val d’Aoste. Autour d’eux, comme toujours sous ces latitudes : guide, meneurs de mulets, cuisiniers, et vingt-cinq petits mulets porteurs de bagages, d’ustensiles de cuisine, de tentes et autres matériels de camping. Pendant tout le périple, ils verront la Montagne de Cristal (Shel ri drug dra), et même le Dhaulagiri II, mais ne les graviront pas (d’ailleurs la première est sacrée, nul ne doit fouler son sommet, sorte de réplique du mont Kailas).

une baita dans le Valais

A la première étape, Paolo rencontre une femme qui lui vend une bière et se retient de poser LA question, celle que tout voyageur doit affronter un jour quand il se trouve nez à nez avec une personne locale : mais pourquoi vous autres occidentaux venez chez nous, en souffrant de fatigue, de mal d’altitude, à coucher à la dure sur des matelas inconfortables ? Il se reporte à son livre de chevet, celui de Matthiessen qui, lui aussi, a dû répondre : « dire que je m’intéressais aux bharals, aux léopards des neiges ou même aux lamasseries reculées n’était pas répondre à sa question, bien que tout cela fût vrai ; parler de pèlerinage semblait prétentieux et vague et cependant en un sens était également vrai. J’avouai donc que je n’en savais rien. Comment aurais-je pu lui expliquer que je voulais pénétrer les secrets des montagnes, découvrir quelque chose d’inconnu ? ». Son but déclaré est le lac Phoksundo et le monastère de Shey (Shey gompa). L’itinéraire longe la chaîne des Kanjirobas, il passe par le village de Ringmo (« Yacks, échoppes et marchandises étaient partout, comme les tissus de prières. J’observai les maisons carrées et plates, les murs de pierre, les petites fenêtres peintes en bleu, les tas de bois et les fagots de foin sur les toits. »), il voit enfin le lac (« qui reflète toute chose, est fait de tout ce dont il est le miroir, comme moi à cet instant ») mais commence à éprouver de la nausée, car il est à 3600 mètres d’altitude. Mais ce n’était rien encore car il fallait franchir le Kang la qui est à 5350 mètres. Une chienne les prend en affection et les accompagne. Enfin, le col arrive, pas si difficile que ça dans le fond, à moins que cette sensation d’aisance ne soit qu’une impression trompeuse, un effet d’euphorie dû à l’altitude (j’en ai souffert aussi plus d’une fois au Ladakh quand il fallait franchir des cols à cette altitude, et notamment la première fois quand il s’agissait de franchir le Shingo la pour accéder à la vallée du Zanskar). « Lakba déposa sa pierre sur un tas d’autres pareilles à la sienne. « Ki, ki, so, so » murmura-t-il. Je connaissais ce mantra : « ki » c’est le cri de l’aigle et donc du vent, « so », c’est le souffle profond de la terre ». J’ajouterai à peine que ce « mantra », comme il dit, est souvent complété (en tout cas au Ladakh) par « largyalo » ou bien « lha-gya-lo » qui signifie à peu près : « les dieux toujours vainqueurs ». Ils arrivent à Shey et y font une halte de deux jours. Toujours sur la trace de Matthiessen, Paolo reprend ses pages de Shey, là où il dit que finalement son but est de rentrer chez lui. Belle sagesse à méditer, l’idée que si nous partons c’est pour rentrer chez soi, ou bien peut-être faudrait-il dire : « mieux rentrer chez soi » ? mais qu’en est-il de ce « chez soi » ? N’est-ce pas plutôt : identifier, mieux connaître ce « chez soi » ? voire même reconnaître enfin que ce « chez soi » est tout autour de nous, partout où nous sommes ? « Il avait installé un petit bouddha en terre cuite à l’extérieur de sa tente. Il s’asseyait devant chaque matin à l’aube, « heureux et triste dans ma vague conviction que je suis chez moi dans ces montagnes » ».

Ils atteignent la base de la Montagne de Cristal :

« Pourquoi la Montagne de Cristal est sacrée ?
– Parce qu’on voit le Kailas du sommet.
– Quoi ?
– C’est ce qu’on dit.
– Mais c’est pas interdit de monter là-haut ?
– Si, puisque la montagne est sacrée.
[…] On aurait dit un des casse-tête sur lesquels les disciples bouddhistes méditent pour dépasser la compréhension rationnelle et atteindre l’intuition. »

Je ne sais pas si les koan ont ce but-là. Toujours est-il que leur fonction première est de nous donner à penser longtemps. Comment peut-on être à la fois en dehors et au-dedans d’une chose par exemple ? Comment imaginer un intérieur et un extérieur en continuité l’un de l’autre, comment affirmer que l’Un est tout en affirmant que l’Un n’est pas (ce sont là aussi les bases de la réflexion de Nāgārjuna, contemporain d’Aristote, mais réfléchissant à un système logique beaucoup plus complexe que celui du philosophe grec).

expédition au Ladakh en 2008

L’autre situation où Paolo Cognetti doit réfléchir à cette sorte de sagesse est celle où il rencontre un moine, image à distance du même lama que celui qu’avait déjà rencontré le voyageur américain et à qui il avait demandé s’il était heureux, ce à quoi l’ermite avait répondu : « Bien sûr que je suis heureux ici ! C’est merveilleux ! D’autant plus que je n’ai pas le choix ! »

Ainsi ce petit livre, récit d’un voyage que, certes, d’autres ont fait bien avant, se révèle être unique parce qu’il relate le voyage que fait chacun au-dedans de lui-même lorsqu’il marche à ces altitudes, en ces lieux difficiles d’accès, où tout à coup se confondent l’envers et l’endroit, l’eau et le feu, où les humains et les léopards se partagent le même espace. Il y a toujours un moment où il faut revenir sur terre, autrement dit au sein de la civilisation matérielle, mais on garde toujours en soi la lumière acquise dans ces endroits vertigineux, et c’est juste ce que veut nous dire Paolo Cognetti.

Le roman de Jean-Baptiste Del Amo est bien sûr très différent, point de longue distance à parcourir, cette fois, ni de respiration sur les sommets. Et pourtant il y a sans doute comme un lien secret entre ces deux livres, car dans Le Fils de l’homme, il y a une distance aussi, par laquelle s’entame le récit, mais c’est une distance temporelle : on a la surprise (au début peu compréhensible) de découvrir une action qui se passe dans le temps avant le temps, celui de la Préhistoire. Temps des débuts, où les premières filiations ont lieu, de génération en génération jusqu’à aujourd’hui, où des humains s’enfoncent dans leur nuit, un homme, une femme et un enfant, que le premier oblige à descendre vers une sorte de cabane non visible au fond d’une forêt sur un terrain très accidenté, cabane dont il ne reste que peu de choses debout après tant d’intempéries, mais qui s’avère propice surtout à ce que l’homme puisse se cacher et vivre en marge de la société.

« Le père surgit dans l’espace dégagé de la clairière, rejoint le fils de son pas lourd, le manche de la sagaie serré dans le poing. Parvenu aux côtés du jeune chasseur, il baisse son regard sur la chevrette, lève sa main en porte-voix, lance un son bref et répété qui s’élève dans l’air vibrant ».

On devine ici ce que l’histoire révèle, que tout baigne dans un champ de violence, d’abord un rapport à la chasse, qui est chassé, qui est chasseur ? Un rapport des pères à leur fils : la violence qu’ils ont endurée eux-mêmes, ils n’ont d’autre choix que la transmettre au fils, et ainsi comme cela, jusqu’à la fin des temps. Une femme surgit : qu’elle essaie de se sauver au plus vite ! C’est ce qu’elle fait ici, mais mal lui en prend, elle sera rattrapée, et mourra dans le sang, celui causé par son second enfantement, le premier enfant prenant lui, en charge et le cadavre de cette femme – sa mère – et le second enfant, jusqu’à ce que le père leur coure après, les atteigne, mais il y aura un retournement de l’histoire, lequel couronnera une autre violence, celle du fils cette fois.

C’est une triste histoire immergée dans le sang et la nature lorsque celle-ci reprend le dessus sur tous les efforts humains pour s’en affranchir : notre période contemporaine est suffisamment éloquente sur le sujet pour qu’il soit inutile de faire un dessin.

Jean-Baptiste Del Amo a déjà obtenu du succès avec un autre livre, qui avait obtenu le prix du Livre Inter, Règne animal, que je n’ai pas encore lu. Mon libraire préféré m’avait mis en garde au moment de l’acheter : il trouvait que Del Amo y allait un peu fort dans la description des scènes de violence en milieu rural, les paysans ne sont quand même pas si noirs me disait-il, et il avait sans doute raison. Pourtant je connais dans la Drôme des hommes égarés au fond de bois de chênes qui ont pour passe-temps favori d’enfourcher des chats pour les donner comme appâts aux sangliers, afin qu’ils puissent les tuer plus facilement. La Préhistoire n’est pas si loin… et la Drôme offre en général un visage lumineux et souriant, on ne s’attend pas à y trouver des élans si sauvages.

à suivre… j’évoquerai le troisième roman, celui de Céline Minard, la semaine prochaine

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