Le livre par lequel le scandale arrive

Et si nous reparlions science, si nous reparlions physique, si nous parlions quantique…

Helgoland… c’est le nom d’une île de la Baltique où le grand physicien Werner Heisenberg fit ses premières découvertes en mécanique quantique. L’orbite d’un électron autour du noyau n’a rien à voir avec la courbe (à peu près) continue que décrivent les planètes autour de leur soleil, l’électron « saute », il va d’une orbite théorique à une autre de façon semble-t-il erratique… Heisenberg eut l’idée de décrire ces mouvements au moyen de matrices. Pour ceux ou celles qui ne savent pas, une matrice est un tableau rectangulaire de nombres, ici un nombre figure au croisement d’une ligne qui représente l’orbite de départ et d’une colonne qui représente celle d’arrivée, le nombre est positif s’il y a bien un tel saut observable entre les deux orbites, il indique alors l’énergie émise. Les matrices permettent des calculs, elles forment une algèbre. Elles peuvent être interprétées comme des opérateurs, c’est-à-dire des actions perpétrées sur un espace, comme, justement, mesurer un paramètre. L’idée de Heisenberg était que pour décrire les mouvements et propriétés des particules, il ne suffisait pas de variables (vitesse, position, moment…) mais il fallait des matrices. Conséquence : on pouvait multiplier la position et la vitesse d’une particule en faisant le produit de leurs matrices associées, P et V, mais comme le produit de deux matrices n’est pas commutatif, on obtenait un résultat différent en faisant le produit dans l’autre sens (VP au lieu de PV), ce qui signifie que ce n’est pas la même chose de mesurer d’abord la vitesse puis la position et de faire les mesures dans l’ordre inverse. Bienvenue dans le monde de l’algèbre non commutative.

L’algèbre de matrices préserve le caractère discontinu de nos observations : les électrons sautent d’une orbite à l’autre, du moins c’est ce que nous voyons. Des étincelles dans une nuit noire entre lesquelles il n’y a que… le noir. L’attitude naturelle de l’esprit humain en un tel cas est d’interpoler et de supposer un mouvement continu entre les instants successifs. Bref, on invente ce qu’on ne voit pas. Schrödinger ne se satisfaisait pas du discontinuisme : il introduisit donc de la continuité, sous la forme de sa fameuse fonction d’onde ψ, associée à chaque objet. Il pensait que l’électron était une onde qui se diffuse… mais l’observation résiste à la formulation de cette hypothèse. Ce qui apparaît plus tard est que cette onde ψ, loin d’être « réelle » comme peut l’être une onde radio ou les cercles concentriques qui s’étalent dans l’eau, n’est que quelque chose de fictif, une densité de probabilité, elle indique la probabilité qu’un électron occupe une position donnée. Le caractère discontinu de la matière n’est pas aboli pour cela…

Et si, finalement, notre monde n’existait que lorsque ces événements se produisent, lorsque deux atomes interagissent ou qu’un électron saute d’une orbite à l’autre ? Si se demander ce qui se passe entre deux tels événements n’avait tout simplement pas de sens ? Cela revient à restreindre considérablement notre monde… finie la continuité (qui ne serait qu’une invention de mathématicien), nous serions dans un monde « discret », il y aurait des « trous » dans le tissu, comme il y a des trous dans l’ensemble des nombres naturels, voire même dans celui des rationnels (par exemple, le nombre racine de 2 n’y existe pas, étant un irrationnel et n’est donc marqué que par une place vide… que le mathématicien comble en rajoutant un être, passant des rationnels aux soi-disant « réels », mais il s’agit d’une construction de l’esprit).

La discontinuité de la transmission d’énergie s’observe particulièrement avec les photons (particules de lumière), que l’on peut aujourd’hui maîtriser parfaitement au moyen des lasers. On peut émettre des photons grâce à un laser, les contrôler afin que certains passent par un chemin, et les autres par un autre chemin, puis faire se rejoindre les deux chemins avant de les séparer à nouveau pour que certains photons soient détectés « en haut » et d’autres « en bas ». On observe alors des choses étonnantes… quand les chemins de départ sont laissés libres, tous les électrons finissent par arriver au même point d’observation par exemple, et quand on « barre » un des deux chemins, au contraire, certains arrivent en haut et d’autres en bas… Quand les deux chemins sont libres, il se produit donc un phénomène particulier, qu’on appelle « interférence quantique », c’est lui qui cause l’envoi des photons sur un seul détecteur. C’est comme si on avait divisé une onde en deux et que les deux ondes ainsi créées interféraient, sauf qu’il ne s’agit pas d’onde à proprement parler, comme on l’a déjà dit… mais de photons unis, indivisibles, il faut donc penser que chaque photon interfère avec lui-même et, pour cela, penser qu’il emprunte les deux chemins en même temps, sauf que… cela, on ne l’observe jamais : on ne voit pas le même photon emprunter les deux chemins, dès qu’on observe, on voit un photon passer par un chemin, ou par l’autre, mais jamais par les deux. Et, par ailleurs, le fait d’observer… supprime alors le phénomène d’interférence ! Il faut donc admettre qu’une particule, tel un photon, peut être dans deux états distincts en même temps (ici, passer par deux chemins simultanément) et n’en garder qu’un… dès qu’on l’observe ! Ceci s’appelle la « superposition d’états », et a donné lieu à tellement, tellement d’interrogations et de déductions qui nous plongent dans des abîmes de perplexité… par exemple, le fameux chat de Schrödinger, à la fois mort et vivant… jusqu’à ce qu’on l’observe.

chat dans la superposition de deux états éveillé/endormi

Il est possible qu’il existe des situations où deux particules sont couplées d’une drôle de manière : elles sont corrélées, si l’une est dans un état particulier, l’autre l’est aussi… si l’une est dans une superposition de deux états quantiques, l’autre l’est aussi. On dit qu’elles sont « intriquées ». Le deuxième cas est particulièrement intéressant : si les deux particules sont dans une superposition d’états et non dans un état particulier, alors en principe, il se passe que chacune quand elle est observée, peut se révéler dans un état ou dans l’autre. Imaginons que ces deux états s’appellent « rouge » et « bleu », alors nous pouvons avoir – en principe – les quatre possibilités : rouge/rouge, rouge/bleu, bleu/rouge et bleu/bleu, or, phénomène incroyable, même si les deux particules sont distantes de milliers de kilomètres, si jamais l’une est mesurée « rouge »… l’autre le sera aussi ! Comme si un signal mystérieux avait parcouru instantanément la distance qui les sépare pour transmettre l’information que la première particule observée était rouge (ou bleue). Or, cela n’est pas possible : un tel signal violerait le principe de non-dépassement de la vitesse de la lumière.

Les physiciens et les philosophes de la physique s’étripent depuis des décennies pour proposer des solutions vraisemblables à un tel paradoxe… L’une des solutions est inouïe : elle suppose que l’observateur qui, en A, a observé la particule et l’a trouvée rouge, vit désormais dans un monde possible où la particule est effectivement rouge, ce qui alors rend normal que, dans le même monde, l’observateur qui est en B la voit aussi rouge… « normal » ? sauf que, du même coup, se trouve créé un autre monde possible où la particule est bleue (cas où l’observateur en A l’aurait observée bleue), et donc… chaque fois que je mesure, je crée deux (voire plus) univers parallèles, un pour chaque valeur possible de la mesure ! Cette solution est ébouriffante parce qu’elle suppose sans arrêt la production de mondes alternatifs où tous les objets, y compris moi, le sujet, existent ! Toutes ces répliques de moi-même, je devrais bien être informé de leur existence, non ? Une autre solution est plus économe et ne suppose pas que j’existe dans le monde alternatif, économie donc sur les moyens, mais quand même supposition d’univers invisibles qui peupleraient notre monde…

Carlo Rovelli ne croit pas dans tout cela. Il cherche à éviter ces solutions totalement inouïes.

Il pense autre chose. Mais, selon moi, cet « autre chose » est presque tout autant inouï… et crée un véritable « scandale », c’est la raison de mon titre. Un scandale en tout cas pour ceux et celles qui croient sagement (comme moi) que la vérité existe et est non locale (c’est-à-dire non limitée à mon environnement particulier), que le dialogue et l’entente peuvent exister entre les humains, que nous ne sommes pas chacun condamnés à vivre en solitaire dans sa bulle…

Déjà, une solution existerait : le pur solipsisme. Moi seul existe et l’observateur à des milliers de kilomètres de moi qui observe sa particule jumelle par rapport à la mienne n’existe pas réellement : c’est juste une invention de mon esprit et je lui fais bien faire ce que je veux, si j’ai observé l’état « rouge », je lui fais observer aussi l’état « rouge »… mais une telle solution va trop loin. Je ne suis pas seul en ce monde. Ce n’est pas moi qui ai créé mon environnement, avec les êtres que j’aime et à qui j’attribue les mêmes réactions, la même possibilité d’avoir des pensées que moi… etc. etc. Rovelli ne dit pas cela. Mais il n’en est pas loin quand même.

Ce qu’il pense, c’est que tout simplement, le monde n’existe pas quand nous ne le regardons pas, ou bien il est en état de superposition quantique, ce qui revient presque au même. Car le monde se réduit aux relations que « nous » avons… je dis « nous » entre guillemets car ce « nous » ne désigne pas que la communauté des humains qui observent le monde, mais la communauté des choses, dans laquelle nous, humains, sommes inclus. L’interaction que l’observateur humain a avec le phénomène observé n’est pas d’essence supérieure à l’interaction de tout système avec un autre. Le monde consiste dans la somme de toutes ces interactions. Pas d’interaction, pas de monde. Si je n’interagis pas moi-même avec le phénomène A (en l’observant par exemple) eh bien, ce phénomène A n’existe pas pour moi, ou, du moins, reste indéterminé.

Telle est « l’interprétation relationnelle » de la physique quantique. Tout n’est que nœud dans un réseau, y compris « je » qui se résume sans doute à une somme d’interactions avec les autres mailles du filet… Cette interprétation tire sa source, bien entendu, du côté de la philosophie bouddhique et particulièrement de Nāgārjuna (dont il a déjà question ici il n’y a pas très longtemps) qui ne voient dans le monde que vacuité et d’ailleurs, oui, on l’a souvent signalé, plus nous explorons ce qui se présente comme « matière », plus nous découvrons… du vide. Nous découvrons des structures certes (objets d’étude des mathématiques), mais ces structures tissent du vide avec du vide (comme le faisait remarquer Badiou dans l’Etre et l’événement). D’où vient alors le « scandale » ? Dans ce qui en découle du point de vue du traitement du paradoxe lié à l’intrication quantique. Lorsque les observateurs situés respectivement en A et B possiblement distants de milliers de kilomètres lèvent simultanément l’indétermination quantique de telle sorte que, contrairement à toute attente, dès que l’un détecte l’état « rouge », l’autre fait de même, il se passe quelque chose d’étrange, d’incroyable même. Il se pourrait bien que A détecte « rouge » et B détecte « bleu », mais qu’est-ce que cela voudrait dire ? Cela signifierait que, du point de vue de A, la particule est rouge (produit de l’interaction entre A et la particule) alors que du point de vue de B, elle serait bleue, mais étant donné qu’il n’existe aucun méta-observateur susceptible de voir se produire en même temps les deux expériences, ce qui se passe du point de vue de B ne concerne en rien ce qui se passe du point de vue de A ! A n’interagit pas avec la particule comme B le fait (et réciproquement), ces deux événements sont indépendants. Pour A, ce qu’observe B est indéterminé, encore dans l’état de superposition des états (et réciproquement pour B). N’importe qui peut alors objecter : mais ils peuvent se communiquer les résultats ! Rien ne les empêche de s’envoyer des mails, des coups de fils, des lettres pour s’informer mutuellement du résultat de leur observation. Oui, mais tenez-vous bien : le mail, la lettre, le coup de fil sont aussi des réalités quantiques et leurs propriétés ne dépendent à leur tour que des interactions qu’ils peuvent avoir avec l’émetteur puis avec le récepteur. Tant que A n’a pas interagi avec le message envoyé par B, celui-ci reste dans la superposition d’états quantiques, autrement dit il « dit » « rouge/bleu », il ne dit ni « rouge » ni « bleu ». C’est quand A le reçoit que, tout à coup, une valeur est fixée, et elle sera « rouge » si A a déjà interagi avec sa particule et l’a trouvée « rouge » et « bleue » sinon.

J’avoue que j’ai beaucoup de mal à admettre cette histoire et lorsque je l’ai lue, j’ai vraiment cru avoir mal lu ou mal compris, je me suis dit que peut-être Rovelli s’exprimait mal, qu’il voulait dire autre chose, alors je suis allé chercher davantage d’information sur Internet et je suis tombé sur le papier de Matteo Smerlak « L’interprétation relationnelle de la mécanique quantique et le paradoxe EPR ». La lecture de l’article était payante, mais le fait d’obtenir confirmation ou infirmation valait bien les 5 euros demandés ! Or, cet article dit exactement la même chose. Ce papier est le compte-rendu d’une communication faite en présence des plus grands spécialistes de la mécanique quantique, qui interagissent en fin d’exposé à la proposition faite par Smerlak à la suite de Rovelli. Il se trouve qu’un autre physicien quantique, Hervé Zwirn, a fait une proposition similaire il y a quelques années et qu’il participait à la discussion. Devant les doutes émis par certains, il dit :

« c’est tellement relationnel que deux observateurs peuvent très bien, chacun de leur point de vue, avoir observé des choses totalement différentes […] mais les principes de la mécanique quantique interdisent, quand les deux observateurs se mettent ensemble, qu’ils se rendent compte de leurs différences. Je suis donc parfaitement d’accord avec ce que vous venez de dire à propos du bout de papier : on a tendance à penser que le bout de papier, s’il est écrit, l’était déjà dans le passé. En fait, non. Tout reste superposé, sauf pour l’observateur en lui-même qui, à un moment donné s’accroche à l’une des branches et y reste toujours accroché de telle manière que ce qu’il pourra contrôler par rapport à d’autres observateurs ne révélera jamais aucune incohérence ».

Conscient des relents de solipsisme, Zwirn avait baptisé son approche : le solipsisme convivial !

Voilà bien quelque chose d’incroyable en effet et qui semble, en tout cas à première vue, nous envoyer dans un monde angoissant où chacun de nous serait prisonnier de son « cône de lumière ». C’est pire que ce que l’on croyait. Non seulement, nous sommes condamnés à notre solitude, celle de chacun dans son propre corps qui ne peut vraiment communiquer avec l’autre que par éclipse, mais en plus il semble justifié que nous recevions parfois le reproche de n’entendre… que ce que nous voulons bien entendre.

Inutile de préciser : je n’y crois guère… Moi, je suis persuadé que si l’observateur en B a écrit « bleu » sur son bout de papier, tout au long de la chaîne de l’envoi, le papier continue de porter la marque « bleu »… toute personne qui viendrait à intercepter le papier et à le lire verrait écrit : « bleu », y compris la dernière personne de la chaîne : l’observateur en A. A suivre donc. Je crois possible de proposer une interprétation plus « réaliste » pour peu que l’on se serve d’autres outils théoriques à notre disposition comme ceux de l’informatique théorique et de la logique (formes évaluées et non évaluées, géométrie de l’interaction, calcul fonctionnel etc.) mais ceci est une autre histoire.

Carlo Rovelli

Quelques citations :

Le monde des quanta est donc plus ténu que celui imaginé par l’ancienne physique, il n’est fait que d’interactions, d’occurrences, d’événements discontinus, sans permanence. C’est un monde à la texture fine et aérée comme la dentelle de Burano. Chaque interaction est un événement, et ce sont ces événements légers et éphémères qui constituent la réalité, et non les objets lourds chargés de propriétés absolues que notre philosophie posait en support à ces événements.

La vie d’un électron n’est pas une ligne dans l’espace : c’est une manifestation ponctuée d’événements, un ici et un là, lorsqu’il interagit avec quelque chose d’autre. Des événements pointiformes, discontinus, probabilistes, relatifs. (p. 106)

Les propriétés d’un objet ne sont telles que par rapport à un autre objet.

Dieu seul peut voir à deux endroits en même temps, mais Dieu, s’il existe, ne nous dit pas ce qu’il voit. Ce qu’il voit n’est pas pertinent pour la réalité. Nous ne pouvons pas poser que ce que Dieu seul voit existe. Nous ne pouvons pas présumer que les deux couleurs existent, car il n’y a rien par rapport à quoi elles seraient toutes les deux déterminées. Il n’y a que des propriétés qui existent par rapport à quelque chose : l’ensemble de deux couleurs n’existe pas par rapport à quoi que ce soit. (p. 119)

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