Toujours grâce à LaCinetek, j’ai revu récemment Pierrot le Fou, le film de Godard des années soixante, de 1965 exactement… Pour moi l’un des grands chefs d’œuvre du réalisateur suisse. Le souvenir de ma première vision de ce film est fortement ancré en moi. J’avais quoi… 18 ans ? Autant dire je n’avais pas vu grand-chose et un tel film m’ouvrait les yeux : ainsi le cinéma, ce pouvait être de l’art, du grand art. Comme le déclarait Godard lui-même à l’époque, Pierrot le Fou est un film sur la peinture. Il débute, on s’en souviendra, par Jean-Paul Belmondo, nu dans sa baignoire et lisant à sa fille un extrait de l’Histoire de l’Art d’Elie Faure sur Velasquez et les Ménines. Il enchaîne avec des reproductions de Picasso et de Renoir. Si le personnage central est appelé « Pierrot » plutôt que « Ferdinand » (son « vrai » nom) c’est peut-être parce que, comme le dit le personnage joué par Anna Karina, on peut chanter « au clair de la Lune, mon ami Pierrot… » mais pas « Au clair de la lune, mon ami Ferdinand… », mais c’est aussi surtout pour nous rappeler le Pierrot de Picasso, épinglé en carte postale au-dessus du lit de l’héroïne. Quant à Marianne, l’héroïne jouée par Anna Karina, son nom de famille est « Renoir », autre clin d’œil à un grand de la peinture. Eloge de la peinture il l’est aussi et peut-être surtout par son emploi de la couleur, comme si la pellicule était peinte à la manière parfois des impressionnistes mais, plus souvent, à celle des Fauves. Pierrot le Fou, c’est l’intensité, la densité, la force du rouge et du bleu notamment, le rouge du sang, le bleu du ciel et de la mer – ici, la Méditerranée.


Pour moi, ce film est indissolublement lié à Aragon et aux Lettres Françaises parce que j’avais lu à cette époque-là l’article du premier dans un numéro des secondes, et c’était un merveilleux texte, qui m’avait illuminé, et convaincu qu’il fallait à tout prix voir Pierrot le Fou. Et je l’avais lu allongé sur un transat dans le jardin des parents de la fille dont j’étais amoureux (c’est peut-être aussi pour cela que la chose m’a marqué…). J’ai retrouvé cet article, et je reste toujours pantois. Certes, Louis Aragon n’y allait pas avec le dos de la cuillère dans la grandiloquence et l’excès dont il était souvent coutumier (il suffit de l’écouter lire ses propres poèmes… on ne lirait plus comme cela aujourd’hui), mais ce qu’il dit est déterminant pour qui souhaiterait comprendre en quoi un véritable cinéma artistique existe, en marge d’un spectacle d’amusement. Il compare ainsi Pierrot le Fou à la Mort de Sardanapale, d’Eugène Delacroix. Tant par sa réception (Godard fut très critiqué à la sortie du film, comme le fut le grand peintre romantique à qui l’on reprochait ses excès de couleur et de réalisme dans la monstration des corps, du sang et des cadavres) que par sa forme et surtout son emploi des couleurs. Lorsqu’on parle du rouge et du bleu, comme je l’ai fait plus haut, cela n’est pas suffisant, car il existe une foule de rouges et une foule de bleus, tout peintre sait cela. Ce qu’Aragon voit, c’est « Dans la palette de Delacroix, les rouges, vermillon, rouge de Venise et laque rouge de Rome ou garance, jouant avec le blanc, le cobalt et le cadmium » et il les voit comme dans le film, au point que, dit-il, sortant du cinéma, « je ne voyais rien d’autre de Paris que les rouges : disques de sens unique, Yeux multiples de l’on ne passe pas, filles en pantalons de cochenille, boutiques garance, autos écarlates, minium multiplié aux balcons des ravalements, carthame tendre des lèvres et des paroles du film, il ne me restait dans la mémoire que cette phrase que Godard a mise dans la bouche de Pierrot : Je ne peux pas voir le sang, mais qui, selon Godard, est de Federico Garcia Lorca, où ? qu’importe, par exemple dans La plainte pour la mort d’Ignacio Sanchez Mejias, je ne peux pas voir le sang, je ne peux pas voir, je ne peux, je ne. Tout le film n’est que cet immense sanglot, de ne pouvoir, de ne pas supporter voir, et de répandre, de devoir répandre le sang. Un sang garance, écarlate, vermillon, carmin, que sais-je ? »

Ce film, lorsqu’il est sorti, bouleversait les codes du cinéma classique, il semblait agir directement sur la réalité en entremêlant étroitement éléments du réel et éléments de fiction, empruntant ainsi à la technique du collage, où l’on retrouve une référence picturale, mais au cubisme cette fois. Ainsi des personnages connus à l’époque et clairement identifiables surgissent, tels Samuel Fuller – le producteur de cinéma qui se pose des questions sur l’art – une princesse libanaise improbable qui sort de son yacht en déclamant le nom de ses amants passés et présents, ou bien Raymond Devos soi-même, saisi sur un quai portuaire en train de dire un de ses sketches les plus célèbres ici s’inscrivant dans un contexte qui en accentue à la fois le cocasse et l’onirique. Est-ce que vous m’aimez-é-é-é ? elle a dit : non ! Puis plus tard, à une autre : est-ce que vous m’aimez-é-é-é ? elle a dit oui ! Et ça fait vingt ans que ça dure, monsieur, vingt ans ! C’est cette phrase que Belmondo a en tête avant d’en finir avec la vie…
On aime aussi retrouver la critique, très en vogue à l’époque, de la société de consommation, comme dans la fameuse scène d’une réception où tous les participants s’expriment avec des slogans publicitaires, vantant une laque, un modèle de voiture, une marque d’électro-ménager… ou bien la marque d’essence qui s’affiche en grosses lettres, TOTAL, pour passer à « Total, c’est une histoire d’aventure » dit par Pierrot en se retournant vers le spectateur, « à qui tu parles ? » demande Marianne, « eh bien au spectateur, bien sûr ! ». Tout cela peut paraître aujourd’hui d’un autre temps, un temps où l’on s’amusait avec la pellicule, où l’on découvrait des ressources artistiques nouvelles et où l’on ne s’embarrassait pas tellement de « politiquement correct », temps de grande créativité qu’on semble avoir un peu oublié. Temps où l’information commençait à envahir le champ de notre perception visuelle ou auditive, mais ne l’avait pas encore submergé comme c’est le cas actuellement. Ainsi l’émotion pouvait-elle paraître sincère. Lorsque l’information fuse à la radio selon laquelle des résistants vietnamiens ont encore été tués par l’aviation américaine et qu’Anna Karina réfléchit un instant sur le fait que ces gens dont on parle sans s’y attarder, comme s’ils n’étaient que des numéros, sont en réalité des êtres de chair et de sang comme elle et comme Pierrot, cela nous paraît d’un autre temps hélas, nous qui avons depuis subi tant d’annonces de morts et de blessés aux quatre coins du monde dans des conflits toujours plus sanglants, les bombes s’ajoutant aux bombes et les massacres aux massacres (Iran-Irak, Syrie, guerre du Golfe, Algérie, Yemen…), au point que nous avons cessé même de compter. Nous réalisons à ces moments-là que nous sommes devenus comme anesthésiés, désormais incapables de manifester nos émotions, notre protestation contre les guerres, les coups d’état et les oppressions. Le scandale absolu du sort infligé actuellement aux Ouïghours par les autorités chinoises nous laisse en spectateur éploré, mais ne nous transforme pas en manifestant de rue et ne paraît donner à aucun nouveau Godard l’inspiration pour un film de notre temps. D’ailleurs nous voyons une ironie amère dans le fait que ce soit si manifestement les dirigeants chinois, plus ou moins directement descendants de Mao, qui se livrent à de telles atrocités, lorsqu’au temps de Pierrot le Fou, il semblait que seuls les Américains avaient le pouvoir, au nom de l’impérialisme, de déverser du napalm et de chercher à éliminer un peuple, la Chine de Mao figurant alors comme un exemple de révolution prometteuse…
Aragon, encore lui, souligne « l’extraordinaire moment du film où Belmondo et Anna Karina, pour faire leur matérielle, jouent devant un couple d’Américains et leurs matelots, quelque part sur la Côte, une pièce improvisée où lui est le neveu de l’oncle Sam et elle la nièce de l’oncle Ho… But it’s damn good, damn good ! jubile le matelot à barbe rousse… ».
L’histoire de Pierrot le fou ne se raconte pas, elle est d’ailleurs en arrière-plan, et c’est très rare dans un film ou un roman que l’histoire soit ainsi à ce point réduite à n’être que prétexte. On n’y pense pas, on voit bien sur l’écran qu’il y a des choses suspectes, des brigands plus ou moins politisés, des anciens de l’OAS qui courent après Marianne, laquelle a dû leur faire un sale coup, on voit bien qu’elle leur échappe et que, dans sa course, elle montre des talents de lutteuse et de manieuse de ciseaux, mais ce n’est pas sur ces péripéties que notre œil se braque, c’est plutôt sur le hors-champ, ce que nous révèle de ce temps la caméra qui se balade alentour, se posant sur un HLM en construction ou sur une route ou sur un rivage de la Méditerranée, sur une maison provençale ou des escaliers dans les rochers. Jamais à cette époque on avait filmé si bien de tels lieux.
L’image finale me revient souvent, ce cadrage sur la mer et le ciel, inondés de soleil, avec en voix off le poème de Rimbaud sur l’éternité… je sais que cela peut paraître désuet aujourd’hui, Rimbaud étant devenu tellement à la mode, cet effet de poésie montré par Godard étant même presque devenu un cliché… et pourtant il est bon parfois de revenir aux sources.
Mais en dépit, ou peut-être à cause de sa beauté formelle, Pierrot le Fou reste un film désespéré, non seulement parce qu’il se termine avec le suicide du héros, mais surtout parce qu’il nous fait sentir à quel point le monde pourrait être différent, plus beau, plus poétique, et en même temps, qu’il ne le sera jamais, que le cours des affaires continuera, les passions tristes prendront le dessus et l’ouverture poétique ne peut se produire qu’en un court instant, celui de l’art et de la poésie.
[Il me faut ici remercier un certain monsieur Julien d’Abrigeon qui développe un site sur Jean-Luc Godard à l’enseigne de tapin.free.fr (tapin pour Toute Action de Poésie Inadmissible sur le Net), car c’est grâce à lui que j’ai pu retrouver cet article d’Aragon, aujourd’hui quasiment introuvable. Une réédition récente des meilleurs articles des Lettres Françaises m’avait laissé espérer l’y trouver, mais non, manque de chance, cet article, pour moi historique, n’y avait pas été sélectionné. Alors ce monsieur dit qu’il a retrouvé la source et qu’il l’a retapé pour le net, et c’est ainsi grâce à lui que l’on peut retrouver ces lignes].
Bon, intéressant, votre note.
Je ne vois pas pourquoi nous cédons si facilement à voir le monde à travers nos lunettes noires, quand même.
« On » m’a déjà fait le coup de me dire que ce n’était qu’à travers l’art, un court instant, qu’on pouvait accéder à la beauté fugace du monde, mais… je ne le crois plus ça.
Certes, je crois que le royaume de Dieu ne peut pas se superposer définitivement à ce que nous voyons dans notre quotidien, mais.. il est toujours là, toujours visible, si on veut le voir.
Après… je ne saurais pas dire comment on arrive à voir le royaume de Dieu sur terre…
Il n’y a pas de recettes. Par une forme d’épuisante remise en cause de soi ? Peut-être.
En tout cas, on n’est pas obligé de voir le monde à travers les lunettes noires (de la mélancolie). Le débâcle des Lumières tend à y pousser, mais on garde un minimum de liberté par rapport à notre allégeance au credo des Lumières.
Pour « Pierrot le Fou », j’ai un souvenir très vague…
Pour le rouge… OUI. Il me manque dans nos quotidiens, et pas que. J’ai passé l’âge de porter le rouge sang flamboyant, malheureusement…Oui, pour « La Mort de Sardanapale ». Un beau tableau, très flamboyant. Pas mal, non plus, un tableau de Van Eyck ? Van der Weyden, je crois, de Nicholas Rolin en tant que donateur avec une nativité.
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Certes… sauf que… Dieu n’existe pas… c’est dommage (sauf peut-être sous la forme de hautes figures de l’esprit qui apparaissent chez l’humain dans l’art, la littérature, la science ou la poésie).
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Vous savez, il y a plus d’un océan qui nous sépare, là.
Quand j’étais adolescente, j’ai essayé de faire comme les modernes, et dire que Dieu n’existait pas, mais le problème, c’est que ma vie tend toute entière vers Dieu, d’une certaine manière. Je crois que… malgré moi, même, je l’aime. Beaucoup.
Vous avez assez de culture et d’éducation pour savoir que le problème de « l’existence » de Dieu est un problème grec.
Mais les dix paroles pour vivre, que l’Occident a transformé dans les « 10 commandements » pour les… pervertir, de la même manière qu’en rendant l’enseignement public obligatoire, on l’a vidé de sa valeur, et de son sens, parlent d’AIMER DIEU et de garder ses « commandements » qui sont énoncés au futur, et pas sous la forme de « tu dois ».
Je vous laisse avec la problématique grecque, qui n’est pas la mienne.
Saviez-vous que mon mari m’a dit que la première vaccination en Occident a eu lieu vraisemblablement en France (c’est logique) et a été décidée pour… un dimanche…
Un dimanche… jour du Seigneur, shabbat, jour où Dieu dit de chômer, pour qu’il y ait un jour de la semaine qui SORTE DE L’ORDINAIRE, où l’Homme peut penser à son salut ? à la philo ? à l’art ? passer du temps tranquille avec sa famille ?
On peut penser que c’est un hasard que la vaccination ait eu lieu le dimanche, mais… JE NE LE CROIS PAS DU TOUT.
Je crois, au contraire, que l’homme français révolté a voulu encore faire un pied de nez à ce…DIEU « qui n’existe pas » (allons, en bon logicien, vous allez pouvoir me dire pourquoi on doit faire un pied de nez à celui qu’on dit ne pas exister, cela m’intéresse).
L’homme français n’en est pas à sa première inconséquence…
Qui se voit encore dans ce que nous sommes en train de vivre.
Fin de râle pour aujourd’hui.
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En passant, Alain, je vous aime bien depuis le temps. Nous avons beaucoup de points en commun, des amours partagés MAIS MAIS MAIS…
Je crois que vous ne vous rendez pas compte de votre incroyable arrogance en décrétant comme ça que « Dieu n’existe pas ». Qui êtes-VOUS pour le dire, de quel droit, et surtout… COMMENT LE SAVEZ-VOUS ?…
Une attitude… circonspecte, scientifique même, commanderait d’observer une prudence certaine sur cette question.
Vous n’êtes pas la première personne parmi les gens de mon entourage pour prononcer cette phrase, en ignorant certainement le nombre de personnes dans ce bas monde qui ne sont pas du tout d’accord avec vous. Que faites-vous de ces personnes ? N’imaginez-vous pas… les insulter en parlant de la sorte ?
Pourquoi n’arrivez-vous pas à imaginer que vous les insultez ?
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@Debra: il m’est très difficile de continuer un dialogue avec vous dans la mesure où, pour qu’il y ait dialogue, il faut que s’établisse un cadre commun aux participants. Pour ce qui me concerne, comme je l’ai, je crois, suffisamment montré dans mes billets antérieurs, ce cadre repose sur un minimum de rationalité. Il n’y a pas de rationalité lorsque une personne se met brutalement à opposer à un discours, des références à Dieu, à affirmer l’existence de Dieu etc. L’irrationalisme est à son comble lorsqu’il se mêle à un délire interprétatif qui prend n’importe quel fait comme « signe » de quelque chose, ici le fait qu’une vaccination ait eu lieu un dimanche comme signe d’une volonté flagrante de « provoquer Dieu »… Nous atteignons là la limite de ce qu’une conversation raisonnable peut accepter. Je suis très souvent patient avec vous lorsque vous n’atteignez pas cette limite… mais là, non.
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Et bien… l’accusation d’irrationalité ne peut pas cacher que ce… clivage divise l’Occident en ce moment, et ce n’est pas la première fois.
Chez Guy, on peut lire son billet sur Pascal.
Pascal, Alain, est un homme, et philosophe pour qui j’ai la plus grande admiration et respect. Un génie.
Comme je ne suis pas un génie, mais.. comme vous ne l’êtes pas non plus.
Fin de discussion, alors, Alain.
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