Le Grand Meaulnes m’ayant naturellement conduit à me souvenir de mes lectures de jeunesse, je ne puis faire autrement que revenir à Gérard de Nerval, reconnu souvent comme le plus grand écrivain romantique français, dont la découverte vers l’âge de 16 ans m’a profondément marqué. Dans ma solitude de jeune homme plein de désirs et d’aspiration à aimer, étourdi par la beauté des corps de jeunes filles qui dansaient autour de moi dans la cohue du lycée, Nerval mettait en mots ce que j’éprouvais confusément. Le modèle proposé était celui de l’amour romantique, où la femme figurait comme un idéal, superposition d’images plus ou moins réelles, expression d’un « plus d’être » que l’on ne pouvait atteindre qu’en s’élevant au-dessus des banalités et des vulgarités de l’existence.
Nerval m’inspirait, même si je savais que la voie qu’il avait suivie dans sa vie l’avait conduit au suicide et qu’elle avait traversé des moments de folie.
Dire que la femme figurait comme un idéal n’est nullement faire état d’un « idéal féminin », ensemble de normes qui pèsent sur les femmes et leur dictent comment elles devraient vivre, s’habiller, se comporter dans le monde social, à la façon dont il existe aussi un modèle viriliste qui pèse sur les hommes. « Idéal » est ici à prendre au sens d’un but à atteindre, de représentation rêvée de ce que l’on aimerait que soit l’amour, à mille lieux des conventions et des propos cyniques, des grivoiseries et des rabaissements du sexe différent du notre. Par exemple, je ne supportais pas les blagues salaces. Et aujourd’hui encore, comment ne pas être révolté de voir sur son écran de télévision une émission où les interventions d’animateurs populaires et d’autres hommes sur le plateau semblent ne viser qu’à humilier une femme, comme je l’ai vu récemment par hasard au cours d’une émission en direct diffusée sur France 2, où une bande d’hommes à l’œil légèrement allumé entourait une belle femme qui présentait son spectacle de meneuse de revue. La femme était belle. Ces messieurs s’obstinaient à vouloir prouver qu’elle était donc sotte. Et cela en 2021, en pleine dénonciation du sexisme et remise en question des clichés genrés. Cette anecdote, bizarrement, me faisait penser à Nerval, amoureux d’une belle actrice, Jenny Colon qui, pour elle, aurait tout donné et dont la sensibilité était blessée par les quolibets et les allusions salaces que des hommes de ce temps adressaient aux actrices, toutes plus ou moins assimilées à des prostituées. L’actrice, sous le nom d’Aurélie, est l’une des femmes que l’on rencontre dans Sylvie, la nouvellela plus célèbre du recueil Les Filles du feu. C’est après une soirée théâtrale à laquelle assistait le narrateur amoureux qu’il lui vient à l’idée, en consultant un journal où il est dit en deux lignes « Fête du Bouquet provincial. Demain les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy », de revenir au temps passé, celui où il jouait innocemment avec les jeunes filles de son village de Loisy (dans le Valois, non loin d’Ermenonville) dont deux en particulier sont toujours présentes en sa mémoire: la grande Adrienne, et la plus jeune, Sylvie. Alors il se représente, au cours de la nuit, avant de se décider à partir, « un château du temps de Henri IV avec ses toits pointus couverts d’ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies ». Des jeunes filles dansent en rond sur la pelouse et lui est le seul garçon au milieu de la ronde, venu avec sa compagne toute jeune encore, Sylvie, « une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée ». Il remarque l’une des filles, plus grande que les autres, que le hasard conduit à ce qu’il l’embrasse. C’est Adrienne. Il ne la verra qu’une fois. Lorsqu’il reviendra dans la région, elle aura disparu. Au cours de la nuit, vers 1h du matin, il se décide à partir pour ce lieu qui reste pour lui empreint de brumes et de poésie, en calculant que tôt le matin il sera auprès de Sylvie, celle qu’il aimait tant et qu’il n’a pas revue depuis trois ans, mais en chemin il se remémore un autre voyage, une autre excursion vers Loisy à l’occasion déjà d’une fête des archers, ainsi les souvenirs se collisionent-ils, forment-ils comme des successions de vieilles photographies qui vont finalement se confronter au réel. La rencontre aura lieu, plutôt joyeuse. Sylvie a épousé le frère de lait du narrateur, lequel peut rentrer à Paris à temps pour être à cinq heures au théâtre où il peut s’adonner à son adoration pour l’actrice.
C’est une nouvelle magnifique, que l’on ne se lasse pas de relire. Raymond Jean, qui était professeur de littérature à Aix-en-Provence et a écrit un joli livre sur Nerval dans la collection « Ecrivains de toujours » au Seuil (1964) en fit une analyse subtile qui la comparait au projet proustien de La Recherche du Temps perdu. Selon lui, elle est basée, comme c’est le cas de l’œuvre de Proust, sur une représentation savante du temps et de la mémoire. Chez Nerval comme chez Proust, le temps n’est pas linéaire, il est gigogne : un événement évoque un souvenir, puis un autre, et lorsqu’on s’installe au temps du souvenir, alors s’ouvre un nouveau souvenir, mais à l’intérieur du premier. Ceci apparaîtrait comme un processus sans fin s’il ne fallait clôturer la nouvelle et, à un certain moment, revenir en surface au temps du « maintenant »… dont on ne sait jamais s’il n’est pas aussi imaginaire que les autres. Et puis lorsqu’on est revenu à ce « présent », on pourrait s’attendre à ce que l’histoire s’arrête. Mais non, car le propre du présent… c’est toujours de se continuer. Alors Nerval parle déjà du lendemain (il part en Allemagne) comme s’il voulait vraiment nous donner une preuve qu’il est maintenant bien vivant, sorti de ses songes. L’été suivant, il revient et entreprend cet impossible : confronter l’image de celle qu’il a définitivement perdue avec celle qu’il aime dans le présent. Les deux ne s’accordent pas, au point qu’Aurélie l’éconduit : « Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : « la comédienne est la même que la religieuse » ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus ! » et le pauvre Gérard (ou le narrateur) de conclure : « cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j’avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses,… ce n’était donc pas l’amour ? Mais où donc est-il ? ». Ainsi, les mirages se défont. Nerval nous décrit non pas une régression (comme c’est un peu le cas du Grand Meaulnes) mais une progression, il a cherché et obtenu un dépassement de ses rêves d’enfant. Là où l’on pourrait craindre une lamentation, un retour attristé vers le passé, il se contente avec joie de retrouver une Sylvie mariée et qui le bouscule avec tendresse : « Je l’appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de ressemblance avec Werther, moins les pistolets qui ne sont plus de mode ». et puis : « J’oubliais de dire que le jour où la troupe dont faisait partie Aurélie a donné une représentation à Dammartin, j’ai conduit Sylvie au spectacle, et je lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l’actrice ressemblait à une personne qu’elle avait connue déjà. « A qui donc ? – Vous souvenez-vous d’Adrienne ? » Elle partit d’un grand éclat de rie en disant : « Quelle idée ! » Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant : « Pauvre Adrienne ! Elle est morte au couvent de Saint-S***, vers 1832 ». Et la fin de Sylvie propose, comme pour faire diversion (allons, cette histoire n’était pas si dramatique) un joli panorama des chansons et légendes du Valois, car en fin de compte, ce que cherche surtout Nerval, c’est à nous faire aimer et comprendre l’esprit populaire de son temps.
On sait que ces nouvelles furent écrites par un Gérard qui vivait les dernières années de son existence, sur les conseils de son médecin qui voyait probablement là manière de libérer l’écrivain de ses fantasmes et angoisses. Tous les chefs d’œuvre de Nerval furent d’ailleurs écrits dans cette période, ils incluent aussi évidemment les extraordinaires sonnets des Chimères comme El Desdischado, le poème qui s’est ancré à jamais dans le cerveau de tout lecteur qui l’a découvert un jour, que ce soit au cours de sa scolarité ou simplement par l’effet du hasard et où l’on parle du « soleil noir de la mélancolie » expression qui me paraît au summum de ce qui peut s’écrire en poésie.
Les nouvelles qui composent le recueil Les Filles du feu sont donc les projections d’un esprit qui souffre, on pourrait penser qu’elles ne sont que cela et nous pourrions aussi prendre Aurelia, ce grand texte sur la folie, comme un compte-rendu clinique, et pourtant elles agissent en nous encore comme ayant une portée universelle, la folie ici apparaissant comme un « dérèglement de tous les sens » en même temps qu’un accès de lucidité. Nerval avait parlé de « super-naturalisme » et Breton et ses amis s’en inspirèrent pour parler de « surréalisme ». mais si l’on peut lire encore Nerval aujourd’hui, et je suis sûr qu’il a à dire beaucoup aux jeunes gens actuels revenus d’une approche de la sexualité centrée sur l’instrumentalisation des corps et la dévalorisation de la relation amoureuse, c’est que son talent d’écrivain et sa lucidité dépassent de loin la simple affection mentale dont il souffrit et pour laquelle il se fit interner à deux reprises, notamment à la clinique du fameux docteur Blanche sur la colline de Montmartre…
Certes, je pourrais en venir à l’analyse des raisons qui ont motivé ce tropisme dirigé vers cet auteur romantique, comme je l’avais ébauché dans mon billet récent sur Rilke, et finir par constater que, là aussi, comme dans le cas de l’auteur allemand, se cache sous la splendeur d’une œuvre, une réalité, un contexte socio-historique qui peut expliquer que nous la percevions à une autre époque comme toujours opérante en raison d’une similitude qui persiste entre le contexte de la production et celui de sa réception. Je l’ai dit : j’étais seul. Je vivais ma jeunesse en un temps où les facilités de la contraception n’existaient pas encore, pas étonnant que s’en déduise un sentiment d’inaccessibilité du corps de la femme, et donc une idéalisation de celui-ci. Et Nerval sans doute, éprouvait ces mêmes scrupules, cette même volonté de ne pas importuner que d’aucuns traduisent comme de la timidité, alors qu’il ne s’agit que d’une réserve respectueuse à l’égard de l’objet de son désir, d’où il s’en suivait une idéalisation, une perception de la femme comme superposition d’images.
Mon admiration pour Nerval n’aura alors été que la traduction d’une relative identification avec l’auteur dans sa recherche de réalisation de ses désirs, mais cela ne la discrédite pas pour autant puisqu’elle aura puisé dans l’œuvre de Nerval une sorte de modèle, de voie où se reconnaître dans une édification difficile. Ainsi, toujours, la littérature nous propose-t-elle des mythes, des figures qui nous sont indispensables dans la construction de nous-mêmes, qui sont comme des échafaudages de notre personnalité.
Un soir où j’attendais d’aller chercher quelqu’un à la Gare de Lyon, au croisement de la rue des Ecoles et du Boulevard Saint-Michel, dans un bistrot qui fait face à la Sorbonne, je rencontrai une très jeune fille dont l’alcoolisme avait déjà attaqué l’émail des dents. Elle était perdue et s’était un moment raccrochée à moi (et je n’eus ni le courage ni la force de l’aider). Au moment de s’en aller, elle me dit « la nuit sera blanche et noire », comme Gérard l’écrivit à sa tante avant de se pendre non loin de la Tour Saint-Jacques. Les jours et semaines suivantes, il m’arriva de repasser par là en me disant que peut-être je la verrais à nouveau pour lui apporter quelque secours, mais je ne la vis plus jamais. Un vieux souvenir de Nerval planait donc encore en ces lieux.
« Ainsi, toujours, la littérature nous propose-t-elle des mythes, des figures qui nous sont indispensables dans la construction de nous-mêmes, qui sont comme des échafaudages de notre personnalité. » Vous avez tellement raison, Alain. Votre chronique est magnifique, lente contemplation comme cette construction de vous-même que vous évoquez. Lire dense et profond, ça fait un bien fou! Vous me rappelez de relire le recueil de Nerval qui trône dans les hauteurs de ma bibliothèque, aux côtés des œuvres de mon ancêtre René Bazin que je « revisite » régulièrement pour les mêmes raisons.
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Merci beaucoup Geneviève, oui, retournez à Nerval, vous ne serez pas déçue! Je dois avouer que je n’ai jamais lu René Bazin 🙂
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Proust rêvait à ses descriptions… « La Terre qui meurt » vaut le détour. Un livre profond, violent et généreux sur le terroir. Bien sûr, résolument « moral » (Bazin était fervent catholique) mais la plume splendide et fervente sur la lumière des choses de la vie.
Je vous laisse, Nerval m’appelle! 😊
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superbe article sombre et sensuel : le dernier paragraphe pourrait être le début d’un roman ou d’une nouvelle (cf izzo)
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Merci Albert… oui, ça me tenterait bien d’écrire une nouvelle! D’autre part, sur tes conseils, j’ai commencé La Montagne magique, et alors que la première fois où je m’étais lancé, j’avais vite arrêté, cette fois, avec cette nouvelle traduction, je pense que je vais aller jusqu’au bout!
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Oui, livre épais, , il y a des passages notamment ceux de la déclaration d’amour du héros pour une pensionnaire qui sont , je trouve, percutant de subtilité vénéneuse, noire et séductrice (fleurs du mal???)
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beau texte nervalien. les ruines de l’abbaye de Chaalis sont encore là, mais la rue de la vieille lanterne a disparu.
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Oui, beau texte. J’ai une certaine nostalgie pour la femme.. idéalisée, avant que le monde sombre totalement dans la bourgeoisie vulgaire. Mais la vulgarisation a la cotte… et de beaux jours devant elle, encore, pour les non-dupes qui errent.
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Nul étonnement à vous voir réunir vos lectures du « Grand Meaulnes » et de « Sylvie ». Comme beaucoup de jeunes gens de nos générations j’ai fait le même chemin, le même aller-retour que vous. Et, comme je suis devenu écrivain, je l’ai fait aussi par les livres que j’ai écrits. Votre blog n’est pas une plate-forme commerciale, mais exceptionnellement vous me permettrez de dire que pour saluer Alain-Fournier j’ai écrit en 2001 et 2002 « La Mort du Grand Meaulnes » et « Un amour de Meaulnes » et que je vais dans quelques jours publier un « Voyage de Nerval ».
En toute fraternité avec les fans d’Alain-Fournier et de Nerval. Vous avez raison. Z comme on dit en Grèce. Ils sont toujours vivants !
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