L’hommage du Buis, la lettre de monsieur Germain

Buis-les-Baronnies, ce mercredi 21 octobre, vers 11 heures, rassemblement devant le collège Henri Barbusse en hommage à Samuel Paty, le professeur assassiné (décapité) par un terroriste islamiste de nationalité tchétchène. Un nombre assez élevé de personnes (plusieurs dizaines) pour une si petite ville (toutes masquées bien entendu), qui comprennent visiblement des profs, des parents, des élèves. Discours d’une enseignante, sobre, qui dit la volonté des enseignants de continuer à se battre pour le « vivre-ensemble » de tous et de toutes. Après cela, ceux qui le souhaitent sont conviés à un débat en plein air qui a lieu dans la cour du collège, animé par un professeur. Nous sommes un nombre plus réduit, mais sentons la détermination de chacun, le désir de dialogue et surtout celui d’écouter les autres. Un professeur du collège, dont on ne sait pas ce qu’il enseigne (mais pas l’histoire-géographie), finit par lâcher le morceau sur ce qui apparaît comme le ressenti très fort de la communauté éducative : le manque de soutien de la hiérarchie – et encore sans doute est-ce un euphémisme. Tout le monde sait ce qu’il en est du « surtout pas de vague ». Il est bien avéré que l’enseignant assassiné s’est attiré ce genre de remarque de la part de sa principale, puis de l’inspecteur, on lui aurait ainsi demandé de façon réitérée de faire des excuses publiques, ce qu’il a évidemment refusé. Ce « pas de vague » soulève le cœur… il me vient aussitôt à l’esprit une situation vécue où, en tant que parent, il m’avait semblé nécessaire d’alerter un proviseur sur la circulation de drogue dans son lycée et où le « pas de vague » m’avait été objecté de façon impérative, situation dont ma fille était ressortie victime, « priée d’aller continuer ses expériences dans un autre établissement ». Il apparaît de plus en plus que tous ceux qui forment la chaîne de commandement au sein de l’Education Nationale, qui commence assez bas au niveau du principal ou du proviseur pour se terminer bien évidemment à celui du ministre, sont compromis dans cette conspiration du silence qui dure depuis des décennies. On peut penser qu’au départ ce fut « pour la bonne cause » ainsi qu’on le dit parfois, c’est-à-dire une façon de regarder ailleurs pour que personne ne se sente gêné, voire stigmatisé, mais le temps aidant, les bonnes intentions se sont transformées en lâcheté et en fautes. On a fini par tout accepter, les refus de cours de gymnastique sous des prétextes bidon, les silences sur la Shoah, les glissements rapides sur les œuvres essentielles comme celle de Voltaire, voire même de Stendhal au prétexte qu’il décrit des scènes donnant trop de place à l’amour sensuel.

Un deuxième intervenant, qui n’était pas un professeur de ce collège mais semblait y être connu et avoir une bonne connaissance de la problématique liée à l’islam, ajoutait aux propos de celui qui l’avait précédé que les enseignants n’étaient pas assez pourvus des outils théoriques nécessaires pour faire face à ces agressions multiples. Il disait qu’il fallait rappeler sans arrêt que le problème n’était pas celui de l’islam contre les autres, mais bel et bien celui d’une minorité d’islamistes contre tous les autres, y compris la grande masse des musulmans, et que pour preuve on pouvait constater que 90 % de leurs victimes dans le monde étaient des musulmans, ayant seulement le tort de ne pas les suivre dans leurs délires fanatiques et/ou politiques. Il rappelait par exemple que la burkha n’avait rien à voir avec l’islam, ayant été introduite en Afghanistan par les Pachtouns bien avant que ceux-ci ne fussent convertis à cette religion. Une jeune fille, élève du collège, le confirmait : elle se sentait menacée, plus peut-être que ne le sentent des chrétiens ou des athées, simplement parce qu’étant elle-même musulmane, elle ne portait pas le voile de la manière désirée par les salafistes.

Evidemment, la question du colonialisme est posée, comme une proposition timide de dire que tout cela n’arriverait pas s’il n’y avait eu dans le passé conquête et occupation de la part des puissances coloniales : ne faudrait-il pas enseigner mieux le fait colonial ? Ce à quoi les professeurs répondent que la colonisation est bien enseignée à l’école et que, hélas, ce n’est pas cela qui est susceptible d’éviter les actes terroristes… les deux derniers attentats ont été commis en France par un Pakistanais et par un Tchétchène dont on voit mal le lien avec le colonialisme français. Le djihadisme est autre chose qu’une réaction violente au colonialisme passé (et hélas encore présent), cette réaction-là, on peut la comprendre quand elle s’exprime par des demandes d’indemnisation pour les souffrances subies, mais de cela il n’est jamais question. Il n’est question que d’étendre un territoire soumis à la loi de la Charia au nom d’une volonté hégémonique qui s’exerce depuis des puissances moyen-orientales.

Comme le disait l’historien Denis Peschanski sur France-Inter, l’enjeu n’est pas « de revanche » ou de « réparation », il est dans la menace que serait pour les états islamiques du Moyen-Orient, l’existence d’un « islam des Lumières » tel qu’on souhaiterait le voir se développer en France, et les propos d’Emmanuel Macron à ce sujet sonnent sûrement comme des appels au djihad plus pressants encore que ne le sont les condamnations proférées du bout des lèvres par les autres pays occidentaux.

Regarder le monde aujourd’hui ne peut que nous remplir d’un sentiment d’angoisse et de solitude : aux Etats-Unis, pendant que la droite et l’extrême droite surfent sur cet événement horrible à des fins de sur-exploitation politique dans le sens voulu par Trump, les intellectuels de gauche détournent pudiquement le regard et ne veulent voir dans ce crime que le fait « qu’un policier a tué dans la rue une personne qui était soupçonnée d’avoir commis une agression » (New York Times). Bref, encore une bavure policière. Les mots de « djihadisme » et « d’islamisme » ne sont pas prononcés… de peur d’offenser la partie musulmane de la population, comme si, en Europe, on avait banni le terme de « nazi » afin de ne pas offenser la nation allemande… Leurs équivalents canadiens ne sont pas en reste : emberlificotés dans une histoire à propos d’une professeure exclue de l’université d’Ottawa pour avoir prononcé le mot « nègre » dans un cours portant sur les représentations des identités sexuelles dans l’art (ayant comparé l’évolution du mot « queer » à celle du mot « nègre »), ils n’ont guère de temps pour s’appesantir sur un fait divers qui frappe la nation désormais honnie. Ne comprenant même pas que la langue possède des ressources pour signaler que l’on ne prend pas à son propre compte un terme que l’on emploie, comme les guillemets ou la mention « le mot x », ils ne parlent plus que « du mot en n » ou « du mot commençant par la lettre n», comme les petits enfants qui pensent qu’on les grondera s’ils prononcent un gros mot, même « en mention », et disent, pour éviter cela, « le mot en c. » ou « le mot en p. »… Cet infantilisme est décourageant, il signifie notamment la piètre estime que ces intellectuels ont pour ceux qu’ils croient ainsi défendre en les soupçonnant de ne pas être capables de comprendre l’usage des guillemets… c’est dire…

On l’a compris, j’ai envie de dire ici ma colère contre ces aveuglements, ces compromissions, ces membres de l’élite anglo-saxonne qui regardent ailleurs quand se déroulent des tentatives de prise de pouvoir qui les menacent autant que nous, ainsi que leur incompréhension crasse, notamment, de ce qu’est Charlie Hebdo et du rôle des caricatures.

L’écrivain Pierre Jourde a récemment écrit un texte très utile que je ferai lire à coup sûr à tous mes petits enfants, où il rappelle ceci :

L’esprit des lumières s’est opposé aux persécutions religieuses, au fanatisme religieux, à la superstition. Voltaire a lutté pour faire réhabiliter Calas, condamné à l’atroce supplice de la roue, parce qu’il était protestant et qu’on le soupçonnait d’avoir tué son fils parce qu’il voulait se convertir au catholicisme. Voltaire a lutté pour faire réhabiliter le Chevalier de la Barre. Ce garçon de vingt ans est torturé et décapité pour blasphème. On lui cloue sur le corps un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire et on le brûle.

La Révolution française, puis les lois de la laïcité, qui s’imposent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, vont dans le même sens : empêcher la religion catholique, qui est pourtant celle de l’immense majorité des Français, d’imposer sa vérité, son pouvoir, de torturer et de tuer pour impiété ou pour blasphème, et faire en sorte que toutes les religions aient les mêmes droits, sans rien imposer dans l’espace public. Car c’est cela, la laïcité.

Mais le catholicisme n’a pas abandonné si facilement la partie, même après avoir perdu le pouvoir, il voulait encore régner sur les esprits, censurer la libre expression, imposer des visions rétrogrades de l’homme et, surtout, de la femme. En 1880, puis encore en 1902, il a fallu expulser de France tous les ordres religieux catholiques qui refusaient de se plier aux lois de la république. Pas quelques imams : des milliers de moines et de religieuses. Ça ne s’est pas passé sans résistance et sans violences.

La critique, la satire, la moquerie, le blasphème ont été les moyens utilisés pour libérer la France de l’emprise religieuse. Tant que la religion était religion d’état, ceux qui le faisaient risquaient leur vie. Puis l’Eglise catholique a fini par accepter d’être moquée et caricaturée. Elle a accepté les lois de la démocratie. Les caricatures et les blasphèmes étaient infiniment plus durs et plus violents que les caricatures assez sages de Mahomet, chez les ancêtres de Charlie Hebdo, qui s’appelaient par exemple L’Assiette au beurre, et plus récemment, il y a une cinquantaine d’années, Hara-Kiri, et de nos jours dans Charlie Hebdo, beaucoup plus durs avec le Christ qu’avec Mahomet. Imaginez qu’un artiste comme Félicien Rops représentait le Christ nu, en croix, en érection, avec un visage de démon ! Et « Hara-Kiri » la sainte vierge heureuse d’avoir avorté ! Personne ne les a assassinés. Au contraire, en 2015, une revue catholique a publié des caricatures du Christ par Charlie Hebdo ! Pour montrer qu’ils étaient capables de les accepter.

Bel hommage fut rendu ce mercredi dans la cour de la Sorbonne, avec notamment un discours de Jaurès datant de 1888 suivi de la fameuse lettre d’Albert Camus à son instituteur (et d’un discours ferme et plus que correct d’Emmanuel Macron). Ce que l’on sait moins et que j’ai appris grâce à mon ami Serge, le comédien (qui habite au Buis, justement), c’est qu’à cette lettre existe une réponse, aussi belle que l’envoi qui la motive, où monsieur Germain dit, entre autres choses, ceci :

Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant : le droit de chercher sa vérité¹. Je vous ai tous aimés² et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu’il était question de Dieu (c’est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d’autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu’il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j’ajoutais qu’il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion³. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. A l’École normale d’Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d’aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l’hostie « consacrée» dans un livre de messe qu’il a fermé ! Le directeur de l’École a été informé de ce fait et n’a pas hésité à exclure mon père de l’école. Voilà ce que veulent les partisans de « l’École libre » (libre.., de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse. Le Canard Enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants.

Des mots qui nous ramènent à une époque un peu lointaine mais qui prouvent, si cela était nécessaire, que le maintien de la laïcité n’est pas une attitude « anti-islam », mais une volonté qui s’est d’abord montrée contre le catholicisme. Vous vous en prenez « à la religion des pauvres » disent les intellectuels « de gauche » canadiens, que n’auraient-ils pas dit en ces temps anciens où le catholicisme était bien la religion obligatoire des pauvres et des ignorants. Religion des pauvres quand on entend par là celle des plus démunis, mais certainement pas quand on prend en compte les richesses matérielles des clergés.

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4 commentaires pour L’hommage du Buis, la lettre de monsieur Germain

  1. Réduire la position d' »intellectuels de gauche » à une phrase dans le New York Times, c’est procéder au genre d’amalgame que tu dénonces par ailleurs.
    Voir, entre autres, pour ton info, cet article du journal américain.
    Quant au discours de Macron dans la cour de la Sorbonne, oui, bien écrit, belles paroles. On attend les actes positifs de son affidé Blanquer. 😉

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    • alainlecomte dit :

      oui, tu as raison, il ne faut pas réduire la position des intellectuels de gauche américains à une seule phrase. disons que ce qui m’a choqué est que la première réaction ait été celle-ci, d’ailleurs je n’ai pas été le seul et plusieurs tribunes dans Le Monde notamment s’en sont fait écho, notamment celle d’un diplomate francais aux US (Guéhenno) qui essayait de comprendre ce fossé culturel. L’article que tu cites est intéressant, il montre en effet que quelques jours après, le NYT a souhaité aller plus loin sur cet événement. Il décrit de manière très factuelle en apparence les protagonistes de l’affaire, le tchétchène et S. Paty, mais il en profite pour attaquer le « modèle français » d’une manière que je trouve particulièrement perfide. L’argument est: ce jeune tchétchène a eu la même école, sa famille a bénéficié des mêmes prestations sociales que les autres, et pourtant… c’est donc que le système d’éducation français ne marche pas. De tels arguments vont dans un sens carrément trumpiste: à quoi bon développer un système social si c’est pour en arriver là? Or, il est évident que l’école n’est toute puissante dans aucun modèle, ce jeune était arrivé à l’âge de 6 ans, âge où la personnalité est largement faite (notre ministre a raison de vouloir scolariser les enfants dès l’âge de 3 ans!) et il vivait dans un entourage 100% tchétchène, et non français. De plus, il est stupéfiant qu’un article se voulant précis et descriptif sur cette affaire n’ait pas un seul mot sur le rôle joué par les parents islamistes et par l’imam Sifraoui.

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  2. Girard dit :

    Merci pour la lettre réponse et le complément du NYT. Alain, quelles sont les sources de ce qui s’avèrerait être un manque de soutien de la hiérarchie . Je n’ai trouvé qu’un démenti de l’institution concernant des extraits décontextualisés du journal le Point si je ne me trompe.Pour avoir vécu des accusations mensongères de racisme et de harcèlement par des élèves de collège sensible (et soutenus par l’école coranique) je suis sensible à ce type d »info.Convoqué devant la principale avec les élèves liés par un contrat avec celle ci qui s’était engagée à les défendre j ai heureusement été aidé par la CPE qui a étrillé les deux élèves mettant en garde la directrice sur la perfidie de ces enfants.Total: la principale voulait que je juge seul cette affaire et que je sois très « gradué » dans une « éventuelle » sanction.
    L’enseignant est souvent seul. Jusqu’a ce jour, je l ‘espère, la réponse fût souvent « il n’ y a pas de fumée sans feu ».
    Pour le complément du NYT je le trouve pour le moins ambigu, court et peu fouillé.

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    • alainlecomte dit :

      Salut Albert! Ton témoignage est intéressant, tu as été bien protégé par ta CPE, c’est une chance. Mais dans le cas de S. Paty, il a beaucoup été dit que sa principale, puis la rectrice etc. avaient été un peu molles dans leur soutien, lui demandant par exemple de faire des excuses publiques etc. C’est ce qui s’est dit lors de la réunion dont je parle dans mon billet, mais c’est vrai que je n’ai pas en tête des sources très précises là-dessus. En ce qui concerne ma propre expérience, mais sur des sujets différents, là je peux te dire qu’en effet, j’ai ressenti la force du « pas de vague »! J’espère que tu vas bien!

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