Du temps où les librairies permettaient de belles rencontres

Le premier livre que j’ai lu de Sarah Chiche m’avait dérouté. Cela commençait comme un roman d’amour populaire où les personnages principaux auraient toutes les qualités, l’homme un grand musicien internationalement connu, et la femme d’une beauté extraordinaire comme dans un roman-feuilleton. Et puis tout à coup les choses s’étaient assombries, et bien assombries… On finissait par comprendre que la jeune écrivaine racontait sa propre tragédie familiale, et par la suite, je fus captivé par ce récit qui, à vrai dire, était une suite de fragments, sans liens apparents entre eux… jusqu’à ce qu’on en trouve, et que l’on comprenne que tout cela se passait sur au moins trois générations et qu’il était question de transmission entre mères et filles, transmission le plus souvent douloureuse parce que celle de la mélancolie ou « bipolarité ». Parmi ces personnages qui déchiraient la trame du livre, figuraient des hommes, le grand père volage parti en Afrique et qui y faisait venir sa fille (donc la mère de l’autrice) où il la livrait à des trafics odieux, et puis le père, celui, donc, qui était tombé follement amoureux de cette fille. Le père de Sarah. On ne disait guère plus de celui-ci. Dans le roman suivant, paru en cette rentrée, Saturne, on en apprend davantage. C’est en mai 2019, au cours d’une rencontre littéraire à Genève que le fil a été renoué entre la romancière et la famille du père. Et elle nous raconte l’autre face de son histoire, celle tournée côté père, histoire d’une famille qui vivait en Algérie depuis la lointaine fuite des Juifs hors d’Espagne et qui avait fait fortune au temps de la colonisation française, dont un aspect voulait contribuer à l’amélioration de l’état sanitaire des populations… élan sans doute vertueux mais qui devait vite rencontrer ses limites, la colonisation étant et ayant été toujours ce qu’elle est dans les faits, un asservissement des masses autochtones. Ces limites avaient entraîné soulèvements, guerre et libération puis départ des dénommés « pieds-noirs » vers une métropole inconnue où on leur interdit, par punition, de rejoindre Paris afin de s’y installer. Le grand-père Joseph toutefois n’en eut cure et finit par reproduire sur le continent les structures hospitalières qu’il avait dû quitter sur l’autre rive de la Méditerranée. Histoire de famille avec de gros sous, vie matérielle aisée qui finit par étouffer la jeune Sarah. Vie familiale pleine de tensions (mais en est-il qui en soient exemptes?), un père et une mère venant d’horizons très différents, avec un père follement amoureux de sa femme, mais qui hélas, meurt de la leucémie quand la petite fille n’a que quinze mois.

Sarah Chiche est un écrivain français. Elle est également psychologue clinicienne et psychanalyste.

On pourrait dire que Sarah Chiche, que j’ai écoutée l’autre mercredi, lorsque les librairies étaient encore ouvertes et qu’il était encore possible de s’attarder un peu à l’heure du couchant, ne fait que raconter une histoire connue, celle d’une orpheline ayant perdu son père trop jeune ou bien celle d’une famille de pieds-noirs condamnés à tout reconstruire à partir des années soixante, mais Sarah Chiche est une écrivaine et elle appartient à cette espèce de gens qui pensent que seule l’écriture va leur permettre de renouer les fils de leur vie. Sur cette notion de fil, justement, elle dit que s’il y a des vies qui ne sont faites que d’un, pour d’autres il s’effiloche par moments et pour d’autres encore il se rompt et on doit alors remettre les bouts ensembles. On ne « refait pas sa vie » car il n’y a pas de discontinuité, on reprend le fil, même s’il était dans un fichu état. On ne fait pas non plus son deuil des personnes mortes, on continue de vivre avec, et la littérature est ce lieu privilégié où coexistent les vivants et les morts. Toute vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort […] Or, il arrive que nul ne sache dire quand cela commence. A quel moment exactement, au lieu de continuer à traverser avec regret les souvenirs d’une enfance et d’une adolescence qui ne nous ont donné ni l’amour ni la sécurité affective dont nous aurions eu tant besoin, au lieu de faire face aux problèmes généraux de la vie d’adulte – ses échecs, ses coups de boutoir, ses moments de découragement – avec une aimable docilité, nous décidons de nous vouer à l’ardeur et à la démolition d’un monde et, nous vouant à l’ardeur et à la démolition de ce monde, nous sommes prêts à en mourir. L’amour devient parfois le vecteur de ce crime parfait. C’est ainsi qu’elle parle de cet amour fou et en même temps funeste qui fut celui de ses parents, et au-delà de la mort du père et de la folie de la mère, elle doit recueillir les cendres de cet amour-là, ce qui n’est guère facile, on s’en doute. D’où pour elle-même cette descente aux enfers qu’elle connaît autour de ses vingt-cinq ans, qui la conduit au naufrage c’est-à-dire à la dépression morbide. Que faire lorsqu’il ne reste d’une famille que la grand-mère et l’oncle et que la mère délire ? Quand la grand-mère et l’oncle sont ceux qui ont rejeté la mère, quand la mère a tout fait pour que sa fille les déteste ? Bien sûr, au début, on se débat, on se révolte : on veut aimer et la mère et l’oncle, et la mère et la grand-mère, et la mère et la tante, et la mère qui se comporte comme un enfant et les enfants de l’oncle […] Puis un jour, survient le désastre : on est sommé de choisir son camp. Si tu aimes ton oncle, ta tante, ta grand-mère et tes cousins, c’est donc que tu ne m’aimes pas. Tu sais eux, ils n’aimaient pas ton père et ils ne t’aiment pas non plus, ils n’aiment que le fric. Alors un jour, quand meurt la grand-mère, laquelle n’a toujours en réalité rêvé que d’apporter tendresse et consolation à l’enfant Sarah, celle-ci qui en prend conscience, ne peut que se réfugier dans la haine de soi. J’étais le visage du pire. J’avais tout raté avec une obstination qui ne relevait pas de la distraction et ne tolérait donc aucun pardon. D’où il suit des pages profondes et sombres sur la dépression, lorsqu’elle s’enferme dans une triste chambre d’hôtel à deux pas de chez sa mère, et qu’elle y reste des semaines, la certitude dit-elle qu’elle ne pouvait pas se tuer puisqu’elle était déjà morte. Heureusement, elle sera sauvée in extremis, et se retrouvera dans une autre chambre, chez sa mère. Alors viendra la blancheur des cliniques.

Si ce roman s’intitule « Saturne » c’est parce que le père avait envoyé une fois une carte retrouvée plus tard comportant la fameuse gravure de Goya, où le monstre engloutit ses enfants. C’est que Sarah Chiche s’est sentie elle aussi absorbée, dévorée. Et puis, un jour, heureusement, on lui montrera un film, un de ces Super 8 que l’on faisait autrefois et elle s’y reconnaîtra aux côtés de son père, et là, ô miracle, elle aura enfin la preuve que ce père si tôt disparu, elle l’avait aimé et que, bien sûr, il l’avait aimée.

Sarah Chiche est maintenant écrivaine et psychanalyste. Certains critiques disent percevoir dans son écriture des traits qui rappellent un peu trop la psychanalyse, je n’en ai pas perçu, ou bien cela ne m’a pas gêné car elle ne fait référence à aucun concept freudien, voire pire… lacanien (!) [ceci dit avec ironie, bien entendu, et ne visant ni Freud, ni Lacan, mais plutôt lesdits critiques].

Aujourd’hui, elle vit, et on en est bien heureux quand on la voit, si distinguée et si belle dans sa robe noire, fendre la foule de ses lecteurs (ou futurs lecteurs), après qu’elle a été interrogée avec beaucoup de talent par une jeune libraire qui nous faisait partager son trac et son admiration.

Elle n’en finit pas de dire ce qu’elle doit à la littérature, et on perçoit, au travers de ce qu’elle dit, que, selon elle, il y aurait deux sortes d’écrivains : ceux qui pensent qu’il faut avoir beaucoup vécu pour commencer à écrire une ligne (on se souvient du célèbre passage des Cahiers de Malte Laurids Brigge où Rilke dit : « Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses… ») et ceux qui pensent au contraire qu’il faut avoir écrit pour pouvoir commencer à vivre…

Ce livre, comme d’autres qui sont parus en cette rentrée (notamment le « Yoga » d’Emmanuel Carrère) réactive la question du sujet dans la littérature, question de celui qui dit « je ». On a vu que le livre de Carrère jouait plus ou moins adroitement de la frontière entre réel et fiction (au point que cela est devenu un sujet de polémique) et j’avais dit dans un de mes billets précédents que l’ambivalence était d’autant plus forte que la manière de parler de soi prenait souvent un air désinvolte, que le passage par exemple par la case « psychiatrie » laissait en souffrance bien des interrogations et que l’on aurait aimé à ce moment-là que l’auteur entre plus à fond dans l’exploration de soi. Il n’en est pas ainsi pour Sarah Chiche, qui joue le jeu du « je » avec, semble-t-il, une parfaite loyauté. Mais, me demandera-t-on peut-être : d’où vous vient cette exigence que l’auteur aille si loin dans cette exploration ? De quel voyeurisme en vous cela sourd-il ? Aïe, dure question, en effet. Comme si l’on pouvait exiger d’un écrivain qu’il se déshabille pour nous… et pourtant, c’est bien lorsque le livre nous donne cette impression de vérité que nous sommes le plus convaincus, entraînés. Je ne sais plus qui disait (entendu sur France Inter dans l’émission « remède à la mélancolie », Pierre Dumayet peut-être) que la lecture était plus importante que l’écriture, voulant dire par là sûrement que lorsque nous lisons, nous cherchons justement à écrire un peu de nous-mêmes au travers de ce qu’un autre a écrit, la lecture comme puissance deux de l’écriture, en somme. Frédéric Boyer, dans un article récent du Monde des Livres, va dans ce sens en disant à propos de la fiction et de l’auto-fiction : La vie de l’autre, personne aimée ou haïe, n’existe jamais pour moi sans cette puissance d’imagination par laquelle je m’invente autrui. Ce qui signifie également que celle ou celui qui « se reconnaît » dans un écrit confronte sa propre fiction de lui-même à la fiction de l’écrivain.

Cela mérite qu’on y réfléchisse quand la mode est aux épanchements de soi sur les réseaux sociaux et que chacun pense au fond de lui-même, semble-t-il, que tout ce qui lui passe par la tête est digne d’être montré, exposé, brandi à la face de l’autre en attendant au mieux que celui-ci nous reconnaissance authentiquement comme frère ou sœur, et au pire qu’il se contente de nous « liker ». Qu’est-ce que cette nouvelle présence au monde qui prend tous les airs d’une présence virtuelle mais qui pourtant nous semble être un ultime accommodement avec le monde, une ultime manière de dire qu’on persiste à exister ? Une ultime manière de faire bloc, de constituer des réseaux par lesquels puissent encore circuler nos affects, nos désirs, et nos reconnaissances ou manques de reconnaissance réciproques ? Mais la virtualité de cette présence est frustration. Heureusement le livre est là, le livre demeure pour rappeler à davantage de concret, même si, comme je le fais ici, nous l’utilisons comme support ou même comme prétexte pour une circulation de paroles parmi les êtres virtuels que, pour beaucoup de ceux qui nous font l’amitié de nous lire, nous devons nous résigner à être.

NB: « pour rappeler à davantage de concret » ai-je dit, mais qu’est-ce que le concret ? Paul Langevin disait que ce n’était jamais que de l’abstrait auquel nous nous étions habitués. Mais plus encore, le « concret » est toujours relatif, c’est une strate dans la hiérarchie des discours, la strate la mieux établie, la plus stable, celle qui nous rassure lorsque nous tentons de faire le recensement des formes de vie qui nous entourent. Le concret, bien sûr, c’est nos sentiments, nos émotions, ce à quoi justement nous ne pouvons donner une forme tangible et bien définie que par l’écriture et s’exprime donc dans la littérature, ce pourquoi elle est indispensable.

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4 commentaires pour Du temps où les librairies permettaient de belles rencontres

  1. Belle histoire (mais la pique contre Lacan est bête : tu lis le petit « philosophe » Onfray ?) qui fait penser que notre fier gouvernement est plutôt « chiche » avec les « produits essentiels » comme les librairies ! 😉

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  2. alainlecomte dit :

    @DH: puisque apparemment ce n’était pas clair, j’ai ajouté un entre-crochets qui dissipe tout malentendu!

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