Que peut la violence des hommes contre la beauté? (Dai Sijie et « les caves du Potala »)

Le Sage et le Doux Quatorzième nous enseigne qu’il faut distinguer entre attachement et compassion. Lorsque nous sommes, dit-il, sous l’emprise de l’attachement, nous avons tendance à voir les autres en termes de « nous » et « eux ». Aujourd’hui, le monde est plus interdépendant que jamais, c’est pourquoi nous avons besoin d’un sens aigu de l’unité de tous les êtres humains. Nous devons tenir compte de l’humanité tout entière. Nous devons comprendre ce que nous avons en commun avec tous les autres. Parole intéressante parce que, dans notre langage ordinaire, bien souvent nous confondons attachement et compassion : comment ne pas éprouver de la compassion pour un être sans lui être profondément attaché ? Mais la compassion n’est pas la pitié, ni la commisération, elle sonne plutôt comme un principe métaphysique qui ne dit rien d’autre que l’interdépendance objective dans laquelle nous sommes tous, en tant qu’humains et même au-delà, jusqu’à toucher l’ensemble du vivant. C’est en cela que la pensée bouddhiste est très moderne, à la fois écologiste et attentive au respect de toute vie. Alors que l’attachement reste rivé à un ego, la compassion embrasse l’universel. Parole de paix qui nous amène à la question : y a-t-il encore autour de nous davantage parole de Paix que celle du Doux et du Sage Quatorzième ? Qu’adviendra-t-il quand il aura disparu ? Sans doute la dernière vraie parole de paix sera éteinte… (ne doutons pas que le régime chinois mettra tous les bâtons dans les roues à un remplacement opéré par les seuls Tibétains) et je crois qu’il faut bien mesurer la portée de ces mots. Il fut un temps, fin des années quatre-vingt dix où nous étions nombreux à nous réjouir de l’importance soudaine prise en Occident par la pensée bouddhique d’origine tibétaine, en parallèle d’ailleurs avec une certaine renaissance se faisant lieu en Asie et notamment en Chine : belle promesse d’un avenir meilleur et pacifique, d’amour entre les peuples et de quiétude. Il n’en a rien été et le Dalaï-Lama que je m’obstine à désigner comme le Très Doux n’est plus qu’un moine vieillissant qui s’adresse à un modeste groupe de fidèles. Il est l’anti-Trump, l’anti-Poutine, l’anti-Xi, tout cela à la fois et pourtant aucun de nos dirigeants ne tente d’écouter ce qu’il a encore à nous dire.

***

J’ai lu le dernier roman de Dai Sijie (non retenu pour le Goncourt!) qui s’intitule « Les caves du Potala », amusant clin d’œil sans doute aux « Caves du Vatican » afin de mieux renvoyer les fossoyeurs de la culture tibétaine à leur triste réalité de pauvres escrocs sans envergure. Ce roman pousse au paroxysme l’idée très bouddhiste selon laquelle le seul joyau, la seule richesse se trouve à l’intérieur de nous, et que notre cerveau a la capacité de créer à tout moment une réalité qui surgit et engloutit toute la laideur d’un monde. Le récit porte sur le vieux Bstan Pa, peintre de tankas, lui-même disciple d’un peintre ancien du nom de Snyung Gnas qui a suivi les pérégrinations du Grand Treizième, y compris quand celui-ci fut convoqué à la cour impériale du temps de l’impératrice Cixi. L’action principale a lieu en 1968 pendant la Révolution Culturelle (mais se déroule aussi dans plusieurs périodes du passé, selon une belle construction narrative de la part de l’auteur). Une troupe de gardes rouges, « étudiants des Beaux-Arts » fanatisés conduite par un homme particulièrement cruel se faisant appeler « Le Loup », sème la terreur, détruit les temples, ensevelit sous des flots d’excréments les plus beaux stupas et s’en prend au vieux peintre à qui on veut faire avouer les pires crimes contre-révolutionnaires comme d’avoir pratiqué un autre art que celui recommandé par les canons de l’orthodoxie maoïste. Au cours des fouilles et pillages, ils sont tombés sur une peinture originale au milieu des motifs religieux, celle d’une splendide naïade nageant nue dans un lac, et ils veulent faire avouer à Bstan Pa qu’il était un pourvoyeur d’images licencieuses pour son maître le Dalaï-Lama. La toile en question a fini dans les flammes avant même que « Le Loup » n’ait pu la contempler (car même le plus ignoble des personnages est attiré par la beauté) et le vieux peintre se remémore l’épisode de sa vie où il a connu cette femme. Alors que le bourreau veut achever l’artiste, en bandant sa tête au moyen d’une ceinture de cuir enserrant deux os de yack mis au niveau des tempes pour qu’à chaque tour de resserrage, ceux-ci pénètrent dans le cerveau jusqu’à faire jaillir les yeux du moine hors de leur orbite, le peintre tente de refaire dans sa tête le tableau adoré, se concentrant sur tous les détails du corps de la jolie paysanne, jusqu’à en oublier les tortures qu’il subit. A la fin, l’eau du lac peint sur la toile déborde de son récipient et parvient à noyer le bourreau.

On peut bien entendu trouver ce récit naïf et penser que telle chose ne se produira jamais… C’est pourtant une bien belle métaphore de ce que l’esprit peut apporter même aux plus sombres périodes de notre histoire. Dans un tout ordre d’idées, on pensera à Evariste Galois jetant sur le papier les rudiments de la théorie des groupes la veille de sa mort ou bien à Jean Cavaillès écrivant le plus ardu livre de philosophe du XXème siècle au fond d’une prison nazie avant d’être exécuté.

Aujourd’hui où un enseignant vient de se faire décapiter par un barbare aussi fanatisé que « Le Loup » de l’histoire de Dai Sijie, on ne peut s’empêcher d’établir un parallèle. Fanatisme religieux et fanatisme révolutionnaire se rejoignent dans la cruauté et la volonté d’assouvir l’esprit dans ses formes les plus hautes (qui comprennent l’art, la science, mais aussi le désir de faire partager son savoir, et d’éduquer ses proches), celui-ci y répond par davantage encore de recherche, de contemplation et d’ouverture aux autres.

NB : rappeler ici que le bouddhisme n’est pas une religion puisqu’il est étranger à toute transcendance, qu’il ne s’en remet à aucun Dieu, ni à aucune fatalité, tentant simplement de réunir les humains autour d’un gouffre constamment présent qu’il nomme vacuité. La vacuité, autrement dit le vide, dont nous sommes originaires et vers où nous retournons, la compassion étant son envers positif. Rien d’autre… quelle meilleure pensée pour le temps présent ? De plus, une spiritualité qui n’est pas allergique à la science : chaque fois que le Dalaï-lama le peut, il dialogue avec des scientifiques, ce fut ainsi le cas lorsqu’il vint à Grenoble il y a plus de trente ans de cela et qu’un colloque fut organisé à cette occasion avec les meilleurs physiciens du campus.

Le Potala à l’été 2005 – photo A.L.
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3 commentaires pour Que peut la violence des hommes contre la beauté? (Dai Sijie et « les caves du Potala »)

  1. Frog dit :

    Cela me rappelle la superbe nouvelle Comment Wang Fo fut sauvé de Yourcenar, où le peintre s’enfuit dans son propre tableau au moment où l’empereur ordonne qu’il soit aveuglé. Il y rejoint son disciple qui vient d’être exécuté.

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  2. alainlecomte dit :

    oui, en effet, c’est très proche.

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