L’Obs du 19 mars 2020 publie un intéressant article de Slavoj Žižek, le célèbre philosophe slovène (Surveiller et punir : oh oui, s’il vous plaît!), qui mérite qu’on s’y attarde quelques instants parce qu’en ces temps troublés, il nous aide à approfondir notre perception du réel et particulièrement du réel social qu’on a souvent l’habitude de voir au travers de lunettes simplificatrices.


Žižek fait justement remarquer que la manière dont vont les choses pourrait être assimilée à une stratégie voulue du néo-libéralisme. Il se défend de le croire toutefois mais n’hésite pas à montrer que certains philosophes tel Giorgio Agamben tombent volontiers dans cet attracteur de pensée. En somme, tout se passerait comme si, par enchantement (ou par complot?) des éléments liés à la vie biologique (les virus, le coronavirus) favorisaient exactement ce que les pouvoirs néo-libéraux occidentaux mais aussi le pouvoir chinois rêvent de faire depuis longtemps, autrement dit contrôler et punir la population. Qui sait si l’on ne va pas bientôt dire que cette crise sanitaire a été inventée pour donner le coup de grâce aux Gilets Jaunes ? Au-delà de la simple offuscation face à de telles hypothèses, on peut y réfléchir et découvrir de curieux effets. Žižek revient notamment sur les analyses à la Foucault (dans Surveiller et punir) pour dire que les notions avancées (la surveillance, le contrôle, la punition) ne sont peut-être pas le vocabulaire adéquat pour décrire des situations comme celle que nous vivons en ce moment avec le coronavirus. Ni le système libéral, ni le capitalo-communisme à la chinoise n’ont « voulu » ce genre de situation qui se traduit par une crise économique grave entravant durablement la fluidité et la circulation du capital. Or, pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que les notions en question s’appliquent parfaitement puisqu’il est en effet bien question de ça : contrôler, surveiller et punir ! Mais si cela est, alors nous sommes pris d’un doute sérieux sur la théorisation sociale dont elles relèvent. Car si elles décrivent finalement si bien la réalité, n’est-ce pas tout simplement parce que celle-ci serait la seule possible et que toute fiction voulant la représenter tomberait forcément dans les mêmes assertions, ce qui est très contre-productif du point de vue du but affiché par ces mouvements anti-système, qui est bien sûr de critiquer l’organisation de la société dans son ensemble en s’appuyant sur des idéaux de liberté, d’émancipation de l’individu et d’autonomie de la personne humaine. En somme, cette théorisation est une fiction, comme bien d’autres, une fiction qui décrit bien la réalité en tout temps, mais ceux et celles qui la portent doivent répondre à la question de comment la présenter : est-ce que l’indignation et la volonté critique sont de mise, comme si cette situation était quelque part voulue ? Mais voulue par qui ? Et si le monde allait vers un contrôle toujours plus fort simplement parce qu’un tel contrôle était requis pour qu’il ne s’effondre pas ? c’est bien sûr ce que montre la crise du coronavirus : sans contrôle, le monde, biologiquement, s’effondrera. Sans surveillance, rien n’empêchera demain les barrières anti-virales de sauter, puis plus tard, les vagues de chaleur d’exploser. A l’époque des vagues de terrorisme, bien plus d’attentats auraient été commis sans le contrôle qui fut instauré.

A contrario, on sait que depuis des millénaires, des institutions de contrôle ont été créées, elles s’appellent les églises, mais aussi certains partis politiques etc. dans le seul but de surveiller les excès des individus, et qu’elles ont plutôt bien marché, jusqu’à ce qu’elles s’essoufflent et que d’autres organismes ou organisations soient nécessaires. Peter Sloterdijk avait écrit sur ce sujet un essai retentissant et très provocateur intitulé « Règles pour le parc humain » (cf ici) dans lequel il se demandait ce que seraient à l’avenir les recettes et les bonnes pratiques pour « domestiquer » l’être humain et l’empêcher de sombrer dans la sauvagerie (puisque, selon lui, la lecture des grands textes ne suffisait plus). Parmi ces organismes, on connaît ceux de la Santé, primordiaux dans une situation telle que l’actuelle. L’hygiène est une instance de contrôle particulièrement puissante, et heureusement penseront la plupart des gens (dont je fais partie bien sûr!). Alors continuer à tenir un discours qui se veut critique (ce genre de discours qui, de plus en plus, tient du pire conformisme) est à peu près comme si on prétendait résister aux préconisations des médecins, des urgentistes et des hygiénistes qui visent au maintien de notre santé ou comme si l’on refusait de se laver les mains avec du savon parce que cela fait les affaires de Procter et Gamble. Notre monde est Un. Il est un dans tous les sens, un pour les habitants qui le peuplent (et c’est en cela qu’il faut réfléchir à l’accueil des migrants), et un pour les flux de chaleur, de virus, de vie, de mort et d’argent qui le parcourent (et un au sens d’unique c’est-à-dire ne souffrant pas d’alternative, pas d’autre monde possible!). Le fameux « système » n’est que l’expression variable que prennent les processus de stabilisation au sein de ces flux. A nous bien sûr parfois d’influer sur eux (ce n’est pas interdit), et on le fera vraisemblablement par la mise en place… de nouvelles institutions de contrôle. Il était très intéressant de regarder des simulations mises en ligne récemment sur le site d’un journal américain qui montraient comment des mesures de limitation ou de rétorsion agissaient sur la diffusion du virus : une simple barrière retardait la pandémie, une contrainte du genre « distanciation sociale » légère le faisait encore plus et encore plus quand cette contrainte était renforcée. Ce qui est valable sur la diffusion d’un virus l’est aussi pour d’autres types de diffusions, de fausses nouvelles par exemple, ou de feux d’incendie, ou de masses monétaires (Stiglitz recommandait récemment que l’on rétablisse des lois anti-trust efficaces afin de barrer la route aux concentrations excessives de la fortune mondiale, de telles lois sont l’exact analogue des contraintes évoquées ici). Mais bien sûr cela affecte une certaine idée mythique de Liberté, laquelle, entre parenthèses… ne renvoie à rien !
Les fictions sont… des infections, voila aussi ce que suggère Žižek, s’appuyant sur Tolstoï. Voici l’extrait : La notion fondamentale de l’anthropologie de Tolstoï est l’infection: un sujet humain est un médium passif et vide, infecté par des éléments culturels chargés d’affects qui, à l’instar de bacilles contagieux, se diffusent en passant d’un individu à un autre. Et Tolstoï n’oppose pas à cette propagation d’infections affectives une authentique autonomie spirituelle, ni ne propose une vision héroïque consistant à s’éduquer soi-même jusqu’à devenir un sujet éthique autonome et mûr en se débarrassant des bacilles infectieux. La seule lutte est celle qui oppose les bonnes et les mauvaises infections: le christianisme lui-même est une infection, bien qu’il s’agisse là aux yeux de Tolstoï ‐d’une bonne infection.

Sans l’avoir voulu vraiment, me voici de retour à mon billet récent sur Francis Wolff. J’y disais que l’humanisme, tel que Wolff le défend, reposait sur une fiction. Dans les termes de Tolstoï : sur une infection, donc. Ce n’était pas pour critiquer l’humanisme mais juste pour dire qu’il existait des fictions meilleures que d’autres et qu’il fallait se battre pour elles. Ce n’est rien d’autre que semble dire ici le couple Žižek / Tolstoï.
(*) La notion d’attracteur me semble particulièrement appropriée pour décrire les mouvements d’idées, les idéologies qui se répandent aussi vite que les pandémies. Je rappelle qu’on la trouve dans la théorie mathématique des catastrophes inventée par le mathématicien René Thom. Elle ne provient pas de là, car il s’agit plus généralement d’un concept de géométrie différentielle. Dans certaines configurations de l’espace physique, toutes les trajectoires ont tendance à se rabattre vers un même point que l’on nomme alors attracteur. Elles peuvent soit en rester prisonnières (comme c’est le cas au voisinage de trous noirs) soit en ressortir au bout d’un certain temps. Il existe toute une classification des attracteurs selon leur type, y compris des « attracteurs étranges ». Je crois depuis longtemps que le domaine des idées est un espace comparable à l’espace physique et qu’il possède lui aussi ses attracteurs. Des commentateurs ont souvent par exemple ironisé sur le fameux point Godwin qui fait qu’au bout d’un certain temps de développement, beaucoup de conversations s’achèvent sur la comparaison avec le régime nazi. La terminologie foucaldienne en termes de contrôle et de surveillance pourrait bien faire partie elle aussi de ces attracteurs.

Je crois aussi que ces surgissements d’attracteurs sont liées à la souffrance du sujet parlant : celui-ci a la sensation d’étouffer dans une certaine situation X et il ne lui semble pas alors y avoir d’autre moyen pour respirer que de « dénoncer » un système, un ensemble de lois, voire même un homme (chez nous « Macron » qui fait office pour beaucoup de bouc émissaire facile(*)) en faisant comme si ce système lui était totalement extérieur, comme s’il n’appartenait pas lui-même à la configuration qui crée son malaise.
(*) quand on parle ici de « Macron », il ne s’agit pas de l’homme, mais du signifiant « Macron » comme le disait J.C. Milner il y a deux ans au moment des élections. Les hommes politiques vilipendés prennent l’importance de purs signifiants meublant l’espace discursif au sein duquel se meuvent les trajectoires dont je parlais plus haut. Qui sait quelque chose de « Macron – l’homme » ? En revanche « Macron – le signifiant » est dans toutes les bouches, tout le monde le connaît. Inutile de dire qu’il n’a rien à voir avec l’homme.