
Au début de ma lecture de « Les enténébrés » de Sarah Chiche, j’avais envie de dire que tous les romans ne se valent pas, que tous les romans ne possèdent pas une unité de ton et que celui-ci, qui a obtenu le Prix de la Closerie des Lilas et dont je me souviens qu’il était dans la sélection du Prix du Livre Inter l’an dernier, n’était pas, à première vue, celui que j’aurais aimé porter au pinacle. Que Sarah Chiche n’était ni Albert Camus ni Marguerite Duras, qu’elle écrivait parfois fort bien – il y a de sublimes passages dans ce roman – mais qu’à d’autres moments, on se sentait un peu agacé, comme par un roman de gare. Que la description des scènes d’amour en particulier (lorsque l’héroïne rencontre son amant parfait, un musicien réputé en plus (!) certes un peu âgé « mais on lui donnerait dix ans de moins » etc.) m’avait semblé ressembler à ce que j’imagine être une telle description chez Guillaume Musso ou Marc Lévy (on ne peut pas savoir vraiment puisqu’on n’a jamais lu ces deux-là, mais on imagine…). Et puis, ma perception a évolué. Petit à petit, ce roman est venu occuper une place, sa place. Oh, bien sûr vers la fin du premier tiers du livre j’en était encore un peu à me dire que Sarah Chiche collectionnait les anecdotes, puis le processus de lecture / écriture s’est mis à converger, pour laisser la place à une noire intensité. C’est que tous ces récits de vie emmêlés finissaient par tresser une trame bien noire, assez dégoûtante même, mais qui, ô stupeur, ressemble terriblement à la vie. Rien d’étonnant à ce qu’on y dise par exemple (après le récit d’une chose horrible, la mise à mort par des médecins nazis de centaines d’enfants au titre qu’ils étaient perçus comme « débiles » ou « attardés mentaux »(*)) : Tout cela est tout à fait fascinant et donne en même temps envie de se suicider, non ? (p. 141)
Il n’y a, paraît-il, pas de littérature avec de bons sentiments, pas de consolation à attendre des livres, c’est en tout cas ce que professait Roberto Bolaño, dont on parle beaucoup dans la presse ces temps-ci, qui a influencé toute une gamme d’écrivains, comme Mathias Enard, Véronique Ovaldé et Laurence Nobécourt (dixit l’Obs, mais je sais que c’est vrai, en tout cas pour la dernière). Sarah Chiche rejoint ce peloton d’éclaireurs. Son amant musicien (je fais comme si c’était le sien alors que bien entendu rien ne me prouve que le roman est autobiographique) lui raconte à brûle pourpoint une histoire où il se montre doté de noirceur et de cruauté. Veut-il lui faire horreur ? Il lui dit : « mais tu m’écoutes, sans fuir ni t’étonner de rien ». Elle lui répond : « Non. Je ne suis pas étonnée. j’ai toujours su que tu étais comme ça ». L’amour n’est pas un bouquet de fleurs. « Il lui arrive de me détester. Il nous arrive d’avoir envie de mourir tous deux ».
La narratrice, Sarah, est la fille d’un couple étrange, père mort à vingt-huit ans, mère folle. Si la mère est folle, elle le doit déjà bien à sa propre mère, et à son père. Père ancien déporté à Buchenwald puis à Schönebeck (où certains déportés étaient envoyés à cause de leur force et de leurs connaissances techniques afin de travailler à l’usine toute proche qui fabriquait les avions Junker). A creusé des tombes pour ses co-détenus. A surmonté le typhus, et l’errance sur des centaines de kilomètres à pied lors de la libération des camps par l’armée soviétique. Passionné de photographie, il a voulu vivre de cet art après la guerre, puis a disparu tout à coup. Parti en Afrique (Côte d’Ivoire, Abidjan, cimetière de Yopougon, quartiers de Cocody et de Treichville… plage de Grand Bassam) il a mal géré ses affaires et a voulu encore faire de la photographie, devenue cette fois photographie pédo-pornographique. Il a repris sa fille Eve avec lui, qui a dû subir toutes les humiliations, les abandons, la vision des turpitudes de son père, commises avec des petites filles noires pas plus âgées qu’elle. Et puis la prostitution dans des circonstances un peu floues, initiées par un Libanais véreux. Le dégoût et l’amour / haine pour le père suintent de chaque page (on pense un peu au terrible récit de Gabriel Tallent, « My absolute darling »). La mère est folle, la grand-mère l’est aussi, et l’arrière-grand-mère, Cécile, l’est encore. Cela remonterait donc aux années 1900, durant lesquelles vivait un certain Charles, homme délicat et musicien (déjà), tombé amoureux d’une jeune fille à la peau diaphane dotée d’un appétit sexuel maladif. Cécile avait un frère, Marcel, et on découvre que ces deux-là avaient des relations incestueuses. Cécile eut une fille, Lyne, qui eut une fille, Eve, qui eut une fille, Sarah, laquelle a une fille, aussi. Etrange guirlande qui va de mère en fille, dont chaque maillon exprime un lien d’amour / haine où pourtant le premier terme du couple, l’amour, me semble dominant, ce qui est incroyable quand on apprend les étapes de souffrance infligées de l’une à l’autre, ces scènes de folie où une mère tout à coup, en pleine rue, ne reconnaît plus son enfant, hurle qu’un esprit maléfique est venu lui substituer un démon, et s’en va, laissant la petite fille en plan jusqu’à ce qu’elle soit recueillie par la police et remise au père. Folie, dit-on. Ou bien faudrait-il dire mélancolie, et plus justement encore psychose maniaco-dépressive, ce qu’à notre époque, on désigne plutôt comme bipolarité. Le journal de Lyne, vers le milieu du roman, est effrayant (c’est elle qui eut Eve avec le rescapé des camps), tableau clinique d’une malade psychiatrique qui est follement (c’est le cas de le dire) amoureuse de Jean Marais et a juré de faire la peau d’Eve-Marie Saint parce qu’elle est persuadée que celle-ci cherche à séduire son Jean…
Sarah Chiche est psychologue clinicienne et psychanalyste. Ce savoir affleure à chaque page, non qu’elle y développe des éléments de théorie psychanalytique (la seule allusion faite à Lacan est plutôt narquoise), mais parce que la description des personnages a la force de la vérité.
Il n’est pas indifférent de savoir qu’elle est aussi la compagne de Pierre-Henri Castel, l’auteur récent d’un livre qui m’avait troublé au beau printemps 2019, époque où l’on pouvait se promener dans les rues d’un Berlin ensoleillé, un livre intitulé « Le mal qui vient » qui cherchait à nous secouer en nous montrant l’imminence de la catastrophe (climatique ou autre) et en s’interrogeant sur ce qu’allaient être nos réactions et comportements au moment où il ne ferait plus de doute pour personne qu’elle allait s’abattre sur nous. Allions-nous nous enfermer dans le recueillement ou au contraire donner libre cours à nos instincts les plus bas, cherchant désespérément à sauver notre peau sur une planète où décidément la vie deviendrait impossible ?
Sachant cela, le lecteur des « Enténébrés » pense forcément que le personnage de Paul (le mari de la narratrice, celui auquel elle veut rester lié, en dépit de son amour passionné pour le musicien Richard K.) est inspiré par ce compagnon de la vie réelle. Psychanalyste lui aussi et spécialisé dans cette problématique de fin du monde, il est celui qui lui suggère ces lignes :
L’accélération du processus de destruction est en marche. Regardez bien autour de nous, regardez, les attitudes de certains dirigeants américains, russes ou chinois sont des arguments « d’après moi le déluge ». Ils savent. Ils savent que puisque nous allons tous mourir dans un horizon prochain, autant profiter de la manière la plus radicale et la plus totale des dernières ressources. L’exemple que je donne toujours est celui des frères Koch, ces deux septuagénaires américains à la tête d’une fortune de quarante milliards de dollars, au bas mot, qui se battent bec et ongles contre l’Agence fédérale de protection de l’environnement, pour qu’on puisse continuer à exploiter, en toute impunité,le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta et l’acheminer, par oléoduc, jusqu’aux raffineries du golfe du Mexique (p. 263)
Nul mérite, nul souvenir, rien d’honorable ne survivra en effet aux derniers humains […] Quelle jouissance croissante restera-t-il donc, sinon de faire le Mal ? (p. 265)
Horreur et barbarie sont omniprésentes dans l’histoire du monde. On dirait qu’elles vont culminer avec les désastres qui s’annoncent, à moins que cela soit une grande illusion d’optique, le reflet de nos peurs, mais non, ne rêvons pas. Demain sera plus dur qu’aujourd’hui. On peut juste essayer d’apprendre de ceux et celles qui ont vécu déjà des accès de barbarie terribles. Du moins, nous font-ils réfléchir, si l’on n’est pas obligé de les suivre dans leurs conseils. Sarah Chiche fut marquée par la lecture de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas du prix Nobel hongrois Imre Kertesz (aujourd’hui fustigé et renié par le pouvoir nationaliste de Viktor Orban) dans lequel l’auteur tirait comme leçon du XXème siècle et de l’horreur des camps, qu’il ne fallait plus faire d’enfants. Mais dit-elle (aussi bien dans le livre que dans une interview sur le plateau de La Grande Librairie) c’est justement ce qui la décida à être enceinte ! Elle ne donnera pas d’explication pour cela, laissant seulement deviner que toujours, dans les siècles passés comme dans le temps qui nous reste, la vie, la vie seule doit demeurer la loi.

Les récits les plus noirs (noir, ici, au sens d’une lucidité sans complaisance, non dans celui de ce qu’on appelle trivialement « roman noir » pour signifier en général un polar) sont sont qui laissent la plus grande place à l’amour. Comment s’étonner, puisque l’amour est bien la seule force qui permette de s’opposer à la noirceur, à la barbarie et à la mort ? Ce n’est pas un amour édulcoré, tel que chanté dans les églises. C’est un amour charnel, physique, souvent brutal, tant l’affrontement des corps, leur épuisement dans l’éperdue donation de soi et la recherche désespérée de l’autre, est la seule manière, le seul moment où l’on peut enfin triompher du néant qui nous menace constamment.
Alors, bien sûr, l’héroïne du roman va se donner à fond dans la relation passionnée qu’elle a avec son musicien, mais comme elle est une femme qui veut maintenir un sens (des « valeurs », oserait-on dire?) elle veut soutenir la gageure de ne pas abandonner pour autant le mari, Paul, qu’elle aime de manière tout aussi sincère. Autrement dit, comment un être épris de vérité peut-il vivre une situation où il est condamné à mentir ? Comment s’arrange-t-on avec le mensonge ? Comment fait-on pour que celui-ci ne nous éclate pas à la figure ? Et quand il nous éclate à la figure sous la forme d’un drame absolu où il est question de mort, comment s’en sort-on ? Comment continuer à vivre ? La quatrième partie du livre s’intitule « Une fin heureuse »… comme s’il était possible qu’il y ait une fin heureuse tant à l’histoire d’un être pris dans un tel étau, qu’à celle du monde dont il fait partie. Est-ce dérision ? Oui, il peut y avoir une fin heureuse temporaire, un apaisement en quelque sorte (qui vient avec l’âge, dit-on souvent), mais pour le reste, nous restons bien des « enténébrés », c’est-à-dire des êtres qui ne comprendront jamais rien, vivront pour toujours dans le noir des ténèbres, dont le sort est comparé à celui de bouts de lichen :
car peut-être ne vivons-nous tout à fait que quand nous rêvons, parfaitement heureux et parfaitement inertes, contre la personne que nous aimons et avec qui nous venons de faire l’amour, le reste, tout le reste du temps n’étant consacré qu’à tenter de nous fondre dans le troupeau de l’espèce animale humaine, en attendant que la nuit nous avale, tous un par un, et à gesticuler sous les étoiles avec une certaine dignité, certains s’essayant même à « laisser une trace », alors qu’il n’y a aucune différence entre la trace que laisse un lichen arraché du mur et nous, sauf qu’il est un lichen accroché à un mur et que nous nous figurons que les gargouillis de notre âme produisent une certaine harmonie et ont donc une certaine importance, alors que, de toute évidence, nous avons le même destin qu’un lichen qui un jour se met à pousser sur un mur, puis un jour en est arraché. (p. 138)
A la fin de ma lecture, je suis ainsi totalement revenu sur la première impression que j’avais eue en commençant ce roman et dont je me demande, à la réflexion, à quoi elle pouvait bien tenir. Orgueil de mâle, peut-être. La rencontre entre Sarah et Richard K. semble artificielle, le décor un peu trop convenu, y a-t-il ville plus romantique que Vienne ? Le dialogue finit par tourner inévitablement autour des Linzer Torte et des Wiener Schnitzel… alors on se dit, bôf, si ça doit être tout le long comme ça, ce n’est peut-être pas la peine de persévérer. On aurait bien tort de se laisser aller à cette impression. Il en est ainsi du roman en général qui, bien souvent, se présente à nous comme une construction artificielle, arbitraire, au point que l’on risque de se demander en quoi peuvent nous importer ces personnages de papier que l’on y rencontre lorsqu’il y a des formes bien réelles autour de nous et que nous ne leur prêtons pas tant d’attention que cela. J’ai longtemps cru cela dans ma jeunesse. C’était mieux, paraît-il, de lire les classiques du marxisme que de lire Mauriac ou Simenon. Et pourtant. Magie de la littérature : si on dépasse ce préjugé, les personnages de fiction nous envahissent et on s’aperçoit que l’on apprend bien plus d’eux que d’un exposé savant sur la psychologie ou la sociologie des petits groupes. Voire que l’on apprend plus des textes littéraires que de l’histoire. Sans doute l’émotion y joue-t-elle un rôle, mais elle n’est jamais à négliger. Elle est la chaire de nos raisonnements, de nos pensées.

On me demandera aussi pourquoi lire des livres si noirs en un moment lui-même si plein d’inquiétude et de morosité, mais c’est justement parce que, comme j’ai essayé de le dire, le noir ne l’est jamais autant que lorsqu’il contraste avec la lumière, c’est-à-dire la vie, l’amour, le plaisir du corps de l’autre. La vérité de l’autre, en un mot. C’est ce que j’apprends aux Beaux-Arts : comment réussir un dessin, tant de nu que de paysage, par le seul moyen du crayon et de la pierre noire. Ce sont les noirs qui font briller les blancs. Ou l’inverse.
Le clavier : un peu long.
Le crayon : bonne taille ! 🙂
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