Récemment, j’ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre acheté il y a six ans, qui parlait de « l’homme neuronal, trente ans après », donc si nous rajoutons les six ans, c’est devenu l’homme neuronal trente-six après. Cela fait penser comme le note d’ailleurs Lionel Naccache dans son hommage, à Alexandre Dumas et à son Vingt ans après…
L’homme neuronal… la chose est apparue en 1983 et elle a, à l’époque, suscité beaucoup de curiosité et même d’enthousiasme. L’auteur était Jean-Pierre Changeux, le grand neuro-biologiste qui a fait le trait d’union entre le trio Monod – Lwoff – Jacob qui avait fait, lui aussi beaucoup de bruit, mais dans les années soixante (avec notamment l’obtention du Prix Nobel de physiologie) et Stanislas Dehaene, professeur eu Collège de France et ci-devant conseiller du prince (en l’occurrence Jean-Michel Blanquer, notre ministre de l’Education nationale). Nous en étions alors à l’aube des neuro-sciences et des sciences cognitives, c’était un peu comme si on venait de découvrir les neurones, alors que la notion de neurone remonte quand même à Ramon y Cajal (1905) voire même à encore plus loin – on cite un certain Camillo Golgi en 1885 – mais jusque là on n’avait jamais osé formuler l’hypothèse selon laquelle l’être humain ou au moins son « esprit » pouvait se ramener simplement à la somme de ses neurones (et de leurs interactions sous forme de réseaux). Par cette identification, on faisait un premier pas vers… l’abandon de l’Esprit. Si tout l’humain s’explique par des réseaux de neurones, alors il n’est pas besoin de postuler un esprit, une force mentale quelconque. Mais cela, on le sait, pose des problèmes fondamentaux. A l’époque de Changeux, on tenait encore à l’existence des phénomènes mentaux (avoir froid, avoir faim, avoir mal, être amoureux, être heureux, être malheureux, avoir une connaissance sur tel ou tel phénomène, avoir une croyance concernant tel autre…) et on résolvait la question en postulant une identité entre les états physiques (ou plutôt neuro-biologiques) et les états mentaux. Ψ = Φ (les états psychologiques sont les états physiques). Cette thèse de l’identité devait néanmoins être abondamment critiquée et on trouve une trace de cette critique dans l’article de Pascale Gillot (La question du « lieu cérébral » de l’esprit) qui figure dans ce livre d’hommages. La philosophe tourangelle (elle enseigne à l’Université François Rabelais à Tours) rappelle en effet l’impossibilité dans laquelle la recherche s’est trouvée d’établir des « lois-ponts » entre le neuro-physiologique et le mental, ce genre de loi qui permettrait d’effectuer des réductions rigoureuses d’un niveau à l’autre (comme cela est le cas par exemple entre la biologie et la chimie ou entre la chimie et la physique). De plus, la théorie de l’identité stricte et termes à termes dont se réclame Changeux ne peut se formuler que dans un cadre représentationaliste et internaliste, la première notion renvoyant à l’idée que la communication du mental et du physiologique s’établirait sur la base d’objets mentaux bien définis (ou représentations mentales) et la seconde sur l’idée que le siège de l’activité mentale serait totalement restreint au cerveau individuel (sans prise en compte donc des possibilités issues de l’extérieur comme les conventions linguistiques, les corpus de références ou toutes sortes de structures sociales ou anthropologiques). Or on peut douter de ces deux thèses. Wittgenstein avait déjà amorcé une critique de la notion d’objet mental dans ses Recherches Philosophiques (avec l’aide des fameuses figures ambiguës de Jastrow, telle le « canard-lapin » que l’on ne peut voir que comme canard ou lapin mais jamais comme les deux en même temps, ce qui va dans le sens d’affirmer qu’il n’y aurait pas d’image mentale suffisante pour correspondre à ce genre de perception puisque le « voir comme » présupposerait une activité interprétative supplémentaire). Et la seconde de ces thèses est également douteuse dès qu’on prend en compte la dimension linguistique (le concept de « langage des représentations mentales » dit encore mentalais chez certains cogniticiens comme Jerry Fodor étant décidément bien peu vraisemblable).

Jean-Pierre Changeux
On sait que d’autres thèses sont souvent proposées en alternative comme le fonctionnalisme, qui repose sur l’analogie cerveau / ordinateur (le cerveau serait le hardware, le mental le software) ou bien la théorie de la survenance, défendue par Jaegwon Kim (selon laquelle, en gros, à partir d’un certain niveau de complexité, la matière générerait des propriétés d’un autre type que les propriétés physiques, théorie qui repose sur ce qu’on appelle le dualisme des propriétés). Mais aucune de ces théories ne parvient à rendre compte de la conscience, plus spécifiquement, de ce que les spécialistes nomment la « conscience phénoménale », celle que nous éprouvons en première personne, caractérisée par ce que des philosophes comme Thomas Nagel ont appelé « l’effet que ça fait de… » par exemple : quel effet cela vous fait de voir la couleur rouge, de souffrir, d’avoir trop chaud etc.

Jaegwon Kim

Thomas Nagel
On comprend alors qu’aujourd’hui, plus de trente ans après, on voie émerger des courants qui, après l’abandon de l’esprit, prônent tout simplement l’abandon de la conscience. Celle-ci ne serait qu’une illusion. Les chercheurs qui adhèrent à ce genre d’idée sont désignés sous le terme « d’illusionnistes ». Dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, on parlait déjà des éliminativistes (représentés principalement par le couple Patricia et Paul Churchland). Ceux-ci prétendaient que dès lors que le fonctionnement neuronal livrait ses secrets, les entités psychiques que nous avions utilisées jusqu’à présent (joie, soif, douleur, émotions diverses) n’avaient plus leur raison d’être dans le vocabulaire de la science : on pouvait mettre à leur place les configurations neuronales auxquelles elles correspondaient. S’exprimer en leurs termes n’était qu’une manière de parler, une façon naïve – mais bien peu scientifique – de s’exprimer. Dans l’histoire des sciences, il en avait été déjà de même avec des entités comme l’éther, qu’on avait pu supprimer sans dommage, laissant aux seuls poètes le droit de s’y référer… Mais ces éliminativistes n’osaient pas être aussi radicaux que les « illusionnistes ».
La thèse illusionniste paraît folle puisque tout un chacun vérifie à chaque instant de sa vie qu’il est, sauf cas pathologique (maladie d’Alzheimer, par exemple) conscient de ce qui lui arrive. Lorsque j’ai un mal de dent, il ne fait absolument aucun doute que j’éprouve ce mal de dent et il ne viendrait à personne l’idée de me dire : mais non, c’est faux, tu n’as pas mal aux dents… La douleur, la joie, le plaisir, le sentiment d’être malheureux ne souffrent aucune discussion : ce sont des choses que l’on éprouve en première personne, des expériences directes, même pas médiatisées (je ne dois pas passer par une introspection pour examiner mes états mentaux pour savoir si j’ai bel et bien mal…). Et pourtant certains émettent l’hypothèse que ce ne seraient que des illusions, autrement dit qu’elles n’existeraient pas vraiment. En somme, l’évolution nous aurait doté, parmi toutes nos propriétés physiologiques et biologiques, de la faculté singulière de croire que nous sommes conscients, comme si cette faculté était un avantage du point de vue de la survie de l’espèce mais… disent ces bizarres illusionnistes, cette faculté ne serait qu’une pure illusion. Que voilà une façon radicale de se débarrasser d’un vilain problème ! D’un problème qui nous obsède et nous rend fous. Nous serions invités à procéder à l’éradication de la conscience de la même manière qu’un bon médicament peut parfois arriver à anéantir notre angoisse existentielle.
Les tenants de cette thèse vont évidemment objecter que réagir comme je viens de le faire est trop la prendre au premier degré, ce serait manifester un attachement en quelque sorte affectif, irrationnel, à un concept dont on sait bien qu’il n’est pas scientifiquement assuré (il n’y a pas à ce jour de science de la conscience) et ce qu’ils voudraient, c’est qu’on adopte une vue critique, même à propos de cette idée de conscience en se demandant ce qui se passerait si nous ne croyions plus à elle comme instance autonome mais simplement comme illusion provoquée dans notre cerveau par le simple fonctionnement de celui-ci, autrement dit si nous commencions à penser que nous n’agissons pas en vertu d’une supposée conscience mais bien en vertu de schémas d’activation de neurones qui n’ont rien de fondamentalement conscient. Ils s’appuient sur les fameuses expériences de Libet qui mettaient en évidence que lors d’une prise de décision apparente (celle de lever un bras par exemple), des activations neuronales correspondant à l’action se produisent avant même que le sujet n’ait conscience de son projet d’effectuer l’action, ce qui est évidemment très troublant.
La première idée qui nous vient à l’esprit alors est que nous serions des zombies, avec toutes les connotations négatives qui sont liées à ce terme. Deuxième idée qui en découlerait ; plus rien n’aurait d’importance, nous ne serions responsables de rien, le monde s’accomplirait de lui-même indépendamment de nos sursauts, de nos colères, de nos prétendues interventions conscientes sur lui. Nous serions dans la position d’Arjuna avant la bataille lorsque lord Krisna lui dit (cf. Bâgavhad Gitâ) que peu importent ses scrupules de conscience puisque de toute façon la bataille aura lieu avec ses millions de morts. Ensemble d’idées extrêmement déplaisantes mais qui doivent tout de même être prises en considération.

Arjuna sur son char, et Krishna sur le cheval, illustration du XVIIème siècle
Certes, que le monde s’accomplisse de lui-même indépendamment de nos malheureux efforts conscients apparaît comme une thèse qui n’est pas si folle… nous en avons tant d’exemples (ceux qui croient en Dieu diront que c’est tout simplement la volonté de Dieu qui s’accomplit, mais on voit bien ici que c’est à peu près la même chose sauf que l’on peut demander pourquoi introduire une notion de Dieu qui ne serait qu’un doublon par rapport au monde lui-même. Serait-ce parce qu’on veut à toutes forces qu’il y ait une notion de « volonté » là-dedans ? Ce serait une erreur, l’idée de volonté n’a pas sa raison d’être, beaucoup de choses s’accomplissant sans volonté aucune).
On objectera aussi que nous voyons se développer autour de nous un monde imaginaire qui ne nous semble pas être absent des causes à la source des événements qui agitent le monde réel. Inutile ici de citer le rôle des grands textes de l’histoire, de la Littérature, à propos de laquelle Le Clézio (cf. mon récent billet, ici) nous dit qu’elle fut toujours un puissant levier pour soutenir le combat des hommes pour la justice, pour l’espoir d’une vie meilleure. On pourra certes dire que derrière ces œuvres et leurs effets apparents sur nos consciences, se cachent des ensembles d’actions qui sont au même niveau que celles qui sont déclenchées par l’action des réseaux de neurones, une œuvre littéraire étant vue ainsi comme un prolongement de réseau ou bien la projection d’un tel réseau sur un autre plan, celui des mots, arguant que bien sûr les mots sont des éléments matériels destinés à former réseaux eux aussi, avec les effets d’action que cela pourrait entraîner… mais nous ne sommes pas très sûrs de tout ceci et ce sera toujours plus confortable de se reposer sur la bonne vieille idée d’un monde mental, ou, autant dire, d’un monde de l’esprit, interagissant avec le monde matériel d’une manière qui nous est encore mystérieuse.
Pour revenir à l’idée centrale de la conscience comme illusion, je dois avouer aussi que j’ai du mal à comprendre la différence que l’on fait entre conscience et illusion de la conscience. Si l’évolution (cette entité qui chez les neuro-scientifiques et philosophes de l’esprit fait souvent figure de Deus ex-machina) nous a conduits à être doté de sensations – probablement pour nous éviter de courir des risques insensés ou de périr trop facilement ou rapidement – quelle différence cela fait que ces sensations soient « réelles » ou « illusoires », puisque dans un cas comme l’autre, elles sont. Nous sommes ici vraiment dans un roman de science-fiction où une population étrange recevrait des sensations de perception, de douleur ou de plaisir d’une instance extérieure, un dieu gouvernant leur monde par exemple. Ce ne seraient pas leurs « propres » sensations mais néanmoins ils croiraient que ce sont les leurs, et alors ils agiraient de manière soit à les favoriser quand elles sont bonnes soit à les éviter quand elles sont mauvaises : quelle différence cela ferait avec une population dont ces sensations seraient bel et bien les leurs ?
On notera au passage que les neuro-biologistes vivent majoritairement sous l’emprise de leur admiration pour la physique. Le point de vue qu’ils adoptent qualifié au départ de « matérialiste » est aujourd’hui en général nommé « le physicalisme ». Autrement dit le soubassement des processus neuronaux serait le monde de la physique, mais quelle physique ? La physique elle-même est souvent présentée comme étant en crise, en bute à des paradoxes (en particulier en mécanique quantique) et bien malin est celui qui peut aujourd’hui deviner vers quoi et vers quel type de théorie voire de vision du monde elle va évoluer, de même qu’avant Einstein, nul n’avait imaginé que l’on viendrait à concevoir le cadre de la physique théorique comme étant fourni par une fusion de l’espace et du temps. Au moment où les neuro-biologistes inventent un humain sans conscience, n’y a-t-il pas des savants physiciens qui conçoivent une physique… avec conscience ! Ce qui serait une toute autre manière de résoudre le problème de la conscience. Bien sûr, l’idée que les électrons auraient une conscience est aussi folle que celle selon laquelle les êtres humains ne seraient que des zombies, mais au point où nous en sommes, nous semblons être condamnés aux idées folles.
Alors, folie pour folie, pourquoi ne pas choisir la folie la plus sympathique ?
et puis, pour répondre au titre de ce billet, si tout n’était qu’illusion… il resterait encore ce « tout », dont on dit qu’il n’est qu’illusion…
(billet qui aurait dû paraître mardi 9 juillet… et n’est pas paru pour raison de Festival d’Avignon!)
Références :
L’homme neuronal, trente ans après, sous la direction de Michel Morange, Francis Wolff et Frédéric Worms, éditions rue d’Ulm, 2016
Jaegwon Kim, L’esprit dans un monde physique, essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale, éditions Syllepse, 2006
blog Métaphysique, Ontologie, Esprit, http://www.francoisloth.com/ (blog de François Loth)
Le mirage de l’illusion ; une dérive scientiste au sujet de la conscience :
http://www.francoisloth.com/le-mirage-de-lillusion-une-derive-scientiste-au-sujet-de-la-conscience/
Café Phi#1 : interview de François Kammerer par monsieur Phi (lien dans l’article cité ci-dessus)
Ludwig Wittgenstein, Recherches Philosophiques, Gallimard
Marc Halévy, vers une science de la complexité, in L’inactuelle:
https://linactuelle.fr/index.php/2019/03/30/prigogine-physique-complexite-marc-halevy/