Lili Sohn est une créature sortie de mon rêve, je ne sais pas d’où vient ce nom, ni ce qu’il veut dire, oh je sais, « Sohn » en allemand veut dire « fils », et c’est voisin de soleil (« Sonne »), quant à Lili, le prénom me fait penser à Lili Brik, sœur d’Elsa Triolet, épouse du grand poète Maïakovski et je préfère cette filiation poétique. Lili Sohn donc est sortie de mon rêve et se balade désormais parmi les tréteaux du Festival d’Avignon. Curieusement cette année, nous n’avons pas trop chaud : la canicule s’est estompée, elle est derrière nous, le vent souffle, il apporte de la fraîcheur et la nuit, je n’entends au-dessus de moi que le balancement des grands arbres du terrain de camping au-dessus de la tente confortable où nous dormons, C. et moi. Lili Sohn peut s’échapper au matin, vers cinq heures, enjambant les monceaux de détritus qui n’ont pas encore été balayés, avalés par les machines puissantes qui les aspirent, les camions verts qui sillonnent les carriera, les calada et les plans. Elle marche, une canette de bière à la main, un peu ivre, seule. Je l’imagine perchée sur de hautes jambes et les cheveux noués en chignon au sommet de sa tête ovale. C’est elle qui m’indique où aller, dans quel théâtre et quel cloître et me dit s’il faut aller à la Condition des Soies, à la Luna, au Chêne Noir, à la Cour des Platanes, à Benoît XII ou à la Cour Minérale, au Cloître Saint-Louis ou au jardin d’Urbain V, au Théâtre des Halles ou au Petit Louvre, à la salle des Templiers ou à celle de van Gogh, à la Chapelle des Pénitents Blancs ou bien aux Pénitents Noirs, au Rocher des Doms, au Rouge-Gorge, au Gilgamesh, à la Pandora ou à la Fabrica. Parfois elle se trompe, parfois elle me mène là où je n’imaginais pas aller.

MULTIPLE S. DE VOUS A MOI DE BEAUCOUP DE VOUS ET VOUS SEREZ LA ?Conception and choregraphy Salia SANOU music BABX

Salia Sanou et Nancy Huston – c Laurent Philippe
Par exemple voir des dialogues dansés à la Cour Minérale, lieu discret et empreint de beauté grave qui dépend de l’Université d’Avignon, où une petite scène est aménagée avec un plateau circulaire tournant sur lui-même et deux séries de barres parallèles illuminées, un piano et un tabouret. Première partie : un homme et une femme, africains, lui plus jeune qu’elle, il est chorégraphe et se nomme Salia Sanou, il vient d’Ouagadougou et il danse avec celle qui fut sa professeure, qui a aujourd’hui 72 ans, et se nomme Germaine Acogny. Femme d’une grande beauté, au crâne dénudé, riant d’elle-même et de ce qui lui semble désormais une difficulté à se déplacer, usant d’une canne comme d’une troisième jambe. Les deux dansent avec d’imperceptibles mouvements chaotiques des épaules, du bassin et du dos et tout en dansant elle lui parle, lui disant qu’il peut aujourd’hui voyager où il veut, emprunter à toutes les cultures mais qu’il doit garder ses racines, elle lui montre plusieurs danses, la béninoise, la sénégalaise, l’occidentale – celle qui la fait le plus rire. Et pendant que leurs paroles s’estompent dans la nuit, se profile venue du mur qui sert de fond à la scène une silhouette blanche et pâle qui n’est autre que celle de Nancy Huston. La grande romancière effeuille ses mots, c’est le cas de le dire puisqu’elle lit ceux qu’elle a écrits sur des feuilles de papier qui, au fur et à mesure qu’elle les prononce s’envolent dans le vent. La danse de Nancy Huston est beaucoup plus anguleuse et hachée que celle de Salia Sanou qui, tour à tour, lui fait face et l’entoure, elle ne peut faire autrement qu’être « l’absolument autre », la blanche dans un monde africain, elle venue d’une province de l’Ouest du Canada et qui a appris sagement le piano et la danse comme les autres petites filles de l’Alberta. C’est amusant et émouvant de voir une romancière se risquer à la danse. On voit qu’elle est toute en confiance avec ce mage africain qui la suit, la devance, et est prêt à la porter. Bien sûr, il en est de ce qu’elle dit comme de beaucoup de ce qu’elle écrit quand elle sort du domaine du roman, un peu gauche, un peu lourd, un peu trop appuyé, comme si l’on n’avait pas compris tout de suite le sens de sa démarche, sa culpabilité d’occidentale, mais on l’aime, on s’émeut de ses efforts méritoires. Troisième partie, dialogue avec un chanteur-poète que l’on nomme paraît-il BabX, qui joue du piano et chante un très beau poème d’amour. Salia Sanou se moque gentiment de lui, lui pique son tabouret et, à deux, ils font un duo humoristique comme s’ils jouaient à quatre mains et quatre pieds. Très beau moment discret dans la nuit d’Avignon dans un coin des remparts où l’on ne va jamais, là-bas au bout de la rue de la Carreterie.

Quais de Seine (début)

quais de Seine
Lili Sohn a disparu dans cette nuit-là, elle nous laisse avec nos sandales usées traverser toute la ville pour aller de la Porte Saint-Lazare à la Porte de l’Oulle, nous ne la reverrons pas avant le lendemain matin où elle nous dit qu’à 15 heures, il ne faut pas rater la mise en scène d’Alexandra Badea de sa propre pièce, deuxième volet d’une trilogie qui porte le titre de « Points de non-retour », en sous-titre : Quai de Seine, au Théâtre Benoit XII. Alexandra Badea est une jeune auteure d’origine roumaine qui a été naturalisée française récemment. Entendant au cours de la cérémonie de naturalisation que « désormais il lui faudrait assumer l’histoire de France, dans ses moments de gloire comme dans ses coins d’ombre », elle a résolu d’explorer certains de ces derniers. Sa première pièce de la trilogie fut ainsi consacrée à Thiaroye (Wikipedia : Le massacre de Thiaroye s’est déroulé dans un camp militaire de la périphérie de Dakar au Sénégal le 1er décembre 1944 quand des gendarmes français renforcés de troupes coloniales ont tiré sur des tirailleurs sénégalais, anciens prisonniers de guerre récemment rapatriés, qui manifestaient pour le paiement de leurs indemnités et le versement du pécule qui leur était promis depuis des mois). Celle-ci l’est à la journée du 17 octobre 1961, lorsque, sous le commandement de Maurice Papon, les gardes mobiles réprimèrent sauvagement une manifestation pacifique du FLN, jetant des dizaines de manifestants par-dessus les parapets de la Seine. Pièce magnifique qui met en scène l’Inconscient, (nous y voilà, Lili Sohn, toi sortie de mon inconscient et qui nous fait retourner à lui). Bien sûr, certains diront que la progression de l’analyse est un peu trop rectiligne, que le refoulé ressort un peu trop aisément… mais c’est du théâtre, du vrai et qui emprunte au cinéma justement ce qui fait que celui-ci a souvent été considéré comme un médium idéal pour figurer rêves, cauchemars et désirs. Sur scène, en premier lieu un préambule sous forme d’un texte tapé à l’ordinateur s’affichant sur grand écran par une actrice qui pourrait bien être Alexandra Badea elle-même, par lequel elle s’adresse à une amie pour lui dire que l’évocation qu’elle lui a faite de ces événements l’a troublée. Puis sur le devant un lit d’hôpital sur lequel est couché un corps manifestement souffrant et un homme assis au pied de ce lit. On comprend qu’il est thérapeute et que le corps allongé est celui d’une femme. La femme est une journaliste qui souffre de symptômes d’angoisse et de phobies diverses comme celle de traverser les ponts. Derrière eux, un drap où vient se projeter une scène préalablement non datée où un couple fait l’amour. C’est de ce drap, figuration des rêves et réminiscences de la patiente que viendront les éléments du puzzle par lesquels se reconstituera le réel. Le couple sur l’écran (en fait derrière le drap) est celui formé par ses grands-parents, la scène se déroule au début des années soixante, l’homme est algérien, la femme est une pied-noir, elle a fui sa famille restée en Algérie, tous deux se sont installés à Paris, lui ouvrier d’usine qui cotise aux collectes du FLN et participe aux manifestations, elle qui le soutient, s’inquiète et sera bientôt enceinte. Le 17 octobre 1961, les gendarmes ont raflé les algériens, en ont jeté certains dans la Seine et ont massé le plus grand nombre d’entre eux au Palais des Sports dans le plus grand secret. Le lendemain, devait s’y tenir un concert de Ray Charles. L’illustre chanteur noir américain n’en aura rien su, lui qui refusait de chanter là où sévissait encore la ségrégation. Tout cela revient à la conscience de Nora, qui ignorait jusqu’à l’origine de son prénom et qu’une force inconnue empêchait de franchir le Pont Saint-Michel jusqu’à ce qu’elle y découvre une plaque, mais dit-elle apposée bien trop bas, de sorte que trop peu de gens la voient « A la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Incidemment, en octobre 1961, je n’ai moi-même rien su de ces événements, j’avais quatorze ans, je sais seulement qu’un soir où mon père nous conduisait en voiture dans Paris et que nous devions traverser le vingtième arrondissement, nous avions été surpris de la présence policière, des courses effrénées de quelques travailleurs nord-africains (comme nous les appelions), et du regard effrayé de certains… mais sans plus, qu’était-il arrivé ? Ma mère disait à mon père : « file, file ! »… Honneur à Alexandra Badea d’avoir si bien su restituer cette ambiance dramatique, et par son interpellation de l’inconscient de nous avoir entraîné nous aussi, spectateurs, sur cette voie d’exploration de nos propres souvenirs.

La maison de thé – scénographie pour la mise en scène de Meng Jinghui
Bien plus tard dans la nuit, Lili Sohn, qu’avais-tu à vouloir nous convaincre que « La Maison de thé » serait un magnifique opéra chinois qu’il nous fallait absolument voir alors qu’il s’agissait surtout d’un énorme spectacle, confus et ambigu, certes séduisant par sa musique électro-rock et certaines de ses performances enchâssées qui se voulaient d’avant-garde, mais les scènes présentées nous renvoyaient en réalité à une avant-garde déjà vieille de vingt ans si ce n’est plus. Quelle ironie, mettre en scène une pièce célèbre de Lao She (datant de 1957), grand écrivain tué par la Révolution Culturelle, sans un seul mot pour cette période tragique de l’histoire de la Chine, dans un drame qui est censé nous parler de cette histoire…
Plus tard, si nous avions le temps, nous parlerions du spectacle en solo d’un mathématicien génial (Very Math Trip), d’une adaptation du Quatrième mur de Sorj Chalendon avec trop peu de moyens pour que cela soit convaincant, de Claudel, belle mise en scène sur la vie de Camille Claudel à la Condition des Soies, où les œuvres sculptées sont présentes, incarnées par des danseurs et danseuses aux corps blanchis…
Cette promenade dans ton rêve, d’un lieu à l’autre, d’une scène à une autre, fait défiler bien des images… tu aimes jouer avec les rêves et de tes rêves, jusqu’au moment où tout s’arrête, comme au réveil. Dommage, on voudrait se rendormir, replonger volontiers dans le rêve si bien évoqué.
16 et 17 juillet 1942, 1er décembre 1944, 17 octobre 1961… taches de sang sur l’Histoire française… comme la femme de Barbe Bleue qui frottait la clé du cabinet noir pour en enlever le sang, la France frotte parfois ses taches sans qu’elles disparaissent jamais… ni regrets, ni plaques commémoratives n’y changeront rien.
Nous connaissions un ouvrier algérien du chantier d’où avait émergé notre cité… c’est comme ça que j’ai appris ce non événement.
Lounès, c’est son nom, a perdu son frère cadet la nuit du 17 octobre 1961. Il a tenté de raconter… mais personne ne le croyait. La police aurait poussé des ouvriers algériens dans la Seine? Ça va pas , non ? T’es malade ! Et puis, tais-toi, tu vas nous attirer des ennuis !
De fait, ‘’ les ennuis ‘’ débarquaient souvent au petit matin, pour contrôler nos identités… Qu’est-ce que ça aurait donné s’il s’était passé quelque chose… Heureusement, il y a l’art, ce témoin qui se souvient, qui réveille les consciences anesthésiées.
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Merci Michèle! Oui, ces spectacles nous replongent dans un passé sordide qui nous est contemporain. Ce que tu dis est frappant et illustre bien l’incrédulité de l’époque. je me souviens une fois d’un voisin de palier à Dugny qui avait donné à mes parents une pétition à signer contre les tortures en Algérie, et mes parents avaient haussé les épaules, c’était toujours « les communistes qui exagéraient »… Nous pourrions aussi parler de la manifestation de Charonne et de ses neuf morts dont un qui appartenait à notre lycée de Drancy… Autre moment noir. Curieusement, l’auteure de la pièce dont je parle ci-dessus évoque la manifestation qui s’en suivit et compare avec l’absence de manifestation contre le 17 octobre, elle dit: « les parisiens avaient choisi leurs morts », cela me paraît un peu dur comme commentaire. Si nous avions su ce qui s’était passé le 17 octobre, nous aurions manifesté aussi (si ce n’est nous, nos aînés).
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Oui, si nous avions su ! Mais un silence de mort (sans jeu de mots) est tombé là dessus pendant des décennies…
En 83, un jeune cinéaste algérien voulait en témoigner, mais ses camarades, étudiants en droit international à Paris, l’en ont dissuadé: » Tu pourrais nous faire expulser de France. »
Il a fallu encore bien du temps pour qu’on soit » informés ».
» choisir ses morts » ? Oui, je crois que ça arrive, même inconsciemment. J’ai bien » oublié » Charonne dans ma liste.
J’ai tordu le cou à ce souvenir, trop choquant. On n’avait pas de » cellule psychologique » dans nos établissements scolaires… Mais Charonne a bien existé !!!
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