Les livres de Jean-Philippe Toussaint me font beaucoup rire… Le dernier un peu moins que les autres, et pourtant… il recèle un humour, une finesse d’esprit délectables. Tout le monde y est-il sensible ? Encore faut-il être un peu « initié ». A quoi ? A l’oeuvre antérieure du romancier – puisque ce roman-ci se nourrit des précédents, comme La vérité sur Marie, Nue, Fuir et Faire l’amour – mais aussi… à l’univers chinois contemporain, voire à la langue chinoise. J’essaie… (d’apprendre le chinois) alors je pouffe de rire quand Toussaint lui aussi… « essaie », et que ça donne des phrases sans queue ni tête, inaudibles pour le chinois de la rue, comme lorsqu’il s’essaie à dire quelques mots à sa coiffeuse. La coiffeuse en lâche ses ciseaux. Je vivais la même chose quand j’étais à Pékin il y a juste un an, dès que j’essayais quelques mots au restaurant ou bien au bistrot proche de notre immeuble du quartier « sud du troisième périphérique » (nan-san-huan-lu) pour dire par exemple que je voulais une bière locale – je le disais parfaitement juste, j’ai vérifié plus tard – et que le serveur me faisait comprendre d’un signe de la main agacé que ce n’était même pas la peine que j’essaie et qu’il préférait encore que je lui parle anglais – c’est dire, vu que l’anglais n’est pas tellement leur fort, aux chinois. Alors, quand Jean-Philippe Toussaint, sur le fauteuil du salon capillaire, sort : « wo shi bilishiren » (je suis belge), on comprend que cela fasse tordre de rire, d’autant qu’entre nous soit dit, ce n’est pas tellement quelque chose que l’on dit spontanément. Même si c’est vrai (qu’on est belge)…
Jean-Philippe Toussaint, je me souviens l’avoir vu et entendu à Avignon en 2014, dans la cour du Musée Calvet, il lisait des extraits de La vérité sur Marie, et c’était remarquablement bien. On fermait les yeux (on avait droit, comme spectateurs, à des transats) et on se laissait embarquer dans sa prose jubilatoire. Je l’ai revu plus tard à la librairie « Le square » à Grenoble pour un petit livre intermède dans l’ensemble de son oeuvre, sur le football, ça m’intéressait moins mais c’était quand même très agréable de l’entendre. Il publie sur le Net en ce moment pas mal de documents, de témoignages qui lui ont permis de faire ce livre-ci, le dernier. Photos des personnages par exemple (tous réels, tous existant vraiment), lettres de ses collègues, Pierre Michon, Yves Ravey… qui tous l’ensencent. C’est mérité. « Made in China » est centré sur deux scènes que l’auteur a inventées précédemment, l’une dans La vérité sur Marie et l’autre dans Nue, deux scènes qu’il veut maintenant réaliser pour le cinéma. La première est celle du pur-sang qui s’évade sur le tarmac de l’aéroport de Narita (récit épique, méticuleusement raconté, de l’exfiltration d’un pur-sang qui se nomme Zahir après son échec dans une course prestigieuse). La deuxième est celle qui ouvre le roman Nue. Marie, dont on comprend évidemment qu’elle est la compagne du narrateur, et peut-être de l’auteur (tant dans ces romans, le réel et la narration s’interpénètrent constamment), exerce le métier de couturière, elle crée des robes, en quelque sorte, et cela en explorant toutes les possibilités de les faire tenir au corps des femmes. Ainsi a-t-elle inventé la robe de miel, qui tient tellement au corps qu’elle est le corps, enduit de miel. Il faut laisser le texte parler de lui-même :
La robe en miel avait été présentée pour la première fois au Spiral de Tokyo. C’était le point d’orgue de la dernière collection automne-hiver de Marie. A la fin du défilé, l’ultime mannequin surgissait des coulisses vêtue de cette robe d’ambre et de lumière, comme si son corps avait été plongé intégralement dans un pot de miel démesuré avant d’entrer en scène. Nue et en miel, ruisselante, elle s’avançait ainsi sur le podium en se déhanchant au rythme d’une musique cadencée, les talons hauts, souriante, suivie d’un essaim d’abeilles qui lui faisait cortège en bourdonnant en suspension dans l’air, aimanté par le miel, tel un nuage allongé et abstrait d’insectes vrombissants qui accompagnaient sa parade et tournaient avec elle à l’extrémité du podium dans une embardée virevoltante, comme une projection d’écharpe échevelée, sinueuse et vivante, grouillante d’hyménoptères qu’elle emportait dans son sillage au moment de quitter la scène.
Et c’est cette scène-là que le narrateur, dans « Made in China », veut réaliser, ce qui demande des moyens énormes, des aides dévoués, un grand salon, une armature pour faire tenir des LED, du miel et… des abeilles. Pour avoir des abeilles, il faut un apiculteur, et voilà notre héros parti dans un village à 80 kms de Guangzhou où doit se trouver la perle rare, un homme ayant l’art de dresser les abeilles, qui se découvre être, ce qui est particulièrement cocasse pour la Chine, un sosie d’Henri Salvador, mêmes lèvres épaisses, même rire montant de la gorge, seulement voilà, les ruches, ça ne se déplace pas comme ça… mais Jean-Philippe ou son double a l’idée d’au moins utiliser l’apiculteur dans son rôle, il ferait semblant de lâcher des abeilles inexistantes… seulement voilà, il en est totalement incapable et s’effondre aux pieds de l’actrice dans son lamentable élan. Tout cela ressemble à un film de Buster Keaton, auquel se mêlerait une réflexion sur le roman et l’écriture. Le thème du roman, nous explique l’auteur, est le hasard. Nous avançons dans la vie avec un brouillard devant nous, nous croyons savoir où nous allons mais à chaque moment, nous bifurquons. Cette marche au hasard – comme disent vraiment les probabilistes – devient notre destin une fois que nous la considérons rétrospectivement. Il en est de même du roman. Jean-Philippe veut nous montrer en marche (in vivo) comment s’introduit l’aléa dans la vie / roman. On serait tenté de penser que la vie s’écrit comme un roman, les rapports sont inversés, ce n’est plus le roman qui reproduit la vie mais la vie qui s’écrit tel un roman. Ecriture au sens littéral. Après tout, même les ratés de l’écriture, les lapsus, les incertitudes du style en font partie. Ainsi par exemple page 58, l’acquisition d’un Boeing A380 devient-elle la page suivante celle d’un Airbus… « faute » ? (erreur que n’a pas vue le correcteur) ou bien aléa volontaire ? On ne sait. On sait juste que dans la reproduction de l’ADN, il y a parfois des ratés de ce genre aussi… et que cela entraîne des mutations possibles. Ainsi en va-t-il du texte. Et quand on parle ainsi de ce qui s’écrit en y mêlant les mouvements de la vie, arrive ce qui doit arriver : on ne sait plus très bien où sont les limites entre les deux… Le narrateur arrive sur le parking du lieu où il doit rencontrer l’apiculteur, Chen Tong (celui qui arrange tout dans la préparation du film) lui dit que c’est là, une fois, qu’il a organisé un séminaire sur la traduction des propres livres de Jean-Philippe Toussaint : oui, pour traduire ce livre-ci, par exemple, lui dis-je, mais il ne le releva pas, il ne devait sans doute pas avoir l’impression que nous étions dans un livre (p. 141). A la fin, enfin le tournage a lieu, tout va bien. Le livre peut afficher : « fin », mais non, le livre débouche sur autre chose : le début du film, dont voici le lien : honey.jptoussaint.com.
Outre la trilogie que j’avais lue (suite à une émission du « Masque et la plume ») j’avais bien aimé le petit livre « la mélancolie de Zidane » sur le coup de boule de 2006.
J’aimeJ’aime
oui mais toi, tu es un fan de foot! 🙂
J’aimeJ’aime