Pas que du théâtre, pas que de l’art contemporain, de la LITTERATURE aussi, même si évidemment, le théâtre fait déjà partie de la littérature, mais de celle qu’on lit à sa table ou bien qu’on écoute quand on nous la lit et même encore mieux, quand c’est l’écrivain qui nous lit sa prose – ou sa poésie. L’écrivain, ici, est Jean-Philippe Toussaint. Il nous lit sur une scène installée au sein du Musée Calvet, en extérieur, des passages de sa quadrilogie fameuse : Faire l’amour, Fuir, La vérité sur Marie, Nue, quatre saisons dans la vie de Marie Madeleine Marguerite de Montalte. On peut s’installer comme on veut. J’ai choisi une chaise au premier rang parce que j’avais l’impression que c’était le meilleur moyen de ne rien louper, mais j’aurais tout aussi bien pu choisir une chaise longue. La voix de Jean-Philippe Toussaint est douce et monocorde, elle est la porteuse idéale de ces textes qui, eux-mêmes, ont des périodes longues, une tonalité grise, de celle des petits matins où l’on a mal dormi, parce qu’il y avait du bruit dehors ou bien parce qu’on a fait un long voyage en avion, dix heures, douze heures, voire plus, qu’on aurait aimé dormir – on aurait peut-être du prendre un somnifère mais on déteste ça – mais qu’on n’a pas pu, ou si peu. D’ailleurs on était au milieu de la rangée, entre deux personnes corpulentes qui, elles, dormaient, et même bruyamment, et qu’on n’avait même pas la ressource de se lever pour aller faire un tour dans la carlingue, par exemple aller pisser, un truc comme ça, parce qu’il aurait fallu enjamber, dans une manœuvre périlleuse, l’une des deux personnes et son gros ventre. Je parle de ça, évidemment, vous l’avez compris, vous qui avez lu déjà le premier de ces récits, « Faire l’amour », parce que vous savez justement qu’au moment où commence le roman, les deux personnages principaux descendent d’un vol très long entre Paris et Tokyo, que personne n’est venu les attendre et qu’ils ont des tonnes de bagages à transférer dans un de ces hôtels dont Tokyo raffole, une tour, comme dans Lost in translation, leur chambre se situant au seizième étage, c’est peu direz-vous, mais cela leur permet quand même de très bien distinguer la Tokyo Tower et quelques buildings bien plus hauts du quartier de Shinjuku. Ils sont crevés mais ne peuvent pas dormir. Alors ils font l’amour. Toussaint lit imperturbablement son récit, au rythme où la nuit avance, où le récit de la nuit avance, avec détachement et distinction, le récit est précis, il s’étire et s’insinue dans nos têtes où se forment sans cesse de nouvelles images, pourquoi pas érotiques, Toussaint est un auteur incroyablement visuel. Il suffit de fermer les yeux et on voit tout ce qu’il nous dit, presque aussi bien qu’au cinéma – pas un hasard si lui-même met en scène certains de ses romans. Et il a de l’humour. Ca, on le sait, depuis « La salle de bain » ou « l’appareil-photo », mais il en fait preuve là aussi, dans ce premier roman du cycle dédié à Marie, bien que modérément. La séquence la plus drôle est celle où, faisant l’amour, justement, et Marie s’étant recouvert les yeux d’un de ces masques noirs qu’on distribue dans les avions, ce qui fait qu’elle ne voit rien, alors que lui, le narrateur, tel qu’il est disposé, voit très bien la chambre, un message s’allume sur l’écran du téléviseur, qui dit : You have a fax. Please contact the central desk, l’homme perdant alors tous ses moyens, il est obligé de se justifier en prononçant cette phrase absurde : on a un fax. Après, bien sûr, les choses ne vont pas très bien, eux-mêmes ne vont pas très bien, et il est persuadé qu’ils vont vers leur rupture. Il sort de la chambre dans la nuit de l’hôtel, erre jusqu’à la piscine, où il nage. Il la retrouve dans le hall de l’hôtel (elle s’est décidée à aller chercher ce foutu fax). Ils sortent dans la nuit tokyoïte et là, ils sont saisis par un tremblement de terre…
Le surgissement d’une alarme, d’un signe, comme un message sur un écran, ou bien une sonnerie téléphonique, voilà ce qui a souvent une fonction dans ces récits, en général de dérangement, voire plus gravement d’avertissement d’un danger, d’un rapport soudain, comme le narrateur le dit lui-même dans « Fuir », avec la mort. C’est dans ce deuxième épisode de la vie de Marie qu’en effet survient, dans des conditions comparables, l’évènement d’une sonnerie de portable. Dans « Fuir », le train (entre Shanghaï et Pékin) a remplacé l’avion. Le narrateur y est en compagnie d’un inquiétant intermédiaire chinois pour les affaires de Marie, qui se nomme Zhang Xiangzhi, et d’une aimable jeune chinoise qui répond au doux nom fruité de Li Qi. Au moment où il entreprend de faire l’amour avec celle-ci dans un compartiment toilette du train rapide, la sonnerie de son portable, un portable que justement M. Zhang lui a offert et qui sert, comme on le devine, à maintenir un lien avec Marie, et qu’il a laissé dans son sac à dos, à l’extérieur du local exigu où il a commencé d’ôter du corps de Li Qi, les quelques centaines de grammes superflus qui le séparent de sa chair opaline, cette sonnerie retentit, le jetant dans un désarroi profond. Il se voit contraint de répondre. C’est Marie. Elle lui annonce la mort de son père (à elle).
(photo J.P. Toussaint)
Dans un autre récit (« La vérité sur Marie »), il est question d’un pur-sang qu’il faut embarquer dans la zone de transit de l’aéroport de Narita, cela occupe le cinquième du roman et c’est fascinant : littérature où le texte est fait pour nous transporter dans un ailleurs indécidable, sommes-nous à Tokyo, chez nous, à Avignon ? je me souviens avoir lu ce passage dans le métro à Paris : j’étais dans ma bulle, et pourtant sur la ligne 13… Jean-Philippe Toussaint a un site Internet que je recommande : on y suit à la trace ses personnages et ses projets d’écriture, et ses projets de films. Lorsqu’en cette cour du musée Calvet, la lecture s’interrompt, on en voudrait encore et encore bien sûr, c’est comme une musique qui tout à coup s’est interrompue, ou comme un rêve, dont on a été réveillé trop tôt.