Dans notre petit village de la Drôme, rencontre avec Pierrette Fleutiaux, Alain Wagneur, Annette Wieviorka et Lelia Picabia. Dans le public, quelques amis : outre quelques habitants du village (agriculteurs, agricultrices, institutrice, couple de retraités suisses en villégiature) ou des environs (enseignants venus de Venterol, comédien – Serge Pauthe – venu de Buis-les-Baronnies, écrivain – Alain Nouvel – venu de Beauvoisin, éditrice de Sainte-Jalle, retraités de Besignan), d’anciennes collègues « descendues » de Paris, Claire, Léa et des amis de Grenoble, lui médecin, elle ancienne institutrice. Plus tard vint se joindre le chargé de mission pour le Parc Naturel Régional des Baronnies. Bref, une bonne trentaine de personnes venues là pour se plonger dans des travaux historiques sur la Shoah et des considérations actuelles sur ceux que l’on nomme « migrants ». Ce ne sont pas des sujets faciles. Je n’avais pas fait beaucoup de publicité car ils exigent, ces sujets, une ambiance plutôt recueillie, restreinte, discrète. Pour mieux écouter les orateurs, et s’entendre soi-même dialoguer avec eux et avec les autres. L’exceptionnelle pluie qui se fit ce jour-là nous aida sans doute à demeurer concentrés tout l’après-midi. (Elle avait heureusement épargné le repas, pris dehors, sous les grands tilleuls jaunissants de la mairie, face au Ventoux).
On ne présente ni Pierrette Fleutiaux ni Annette Wieviorka. La première est l’auteur d’une bonne quinzaine de romans, dont le Prix Femina 1990 – Nous sommes éternels – et dont aussi le récent Destiny, dont j’ai déjà parlé sur ce blog, qui raconte la rencontre d’une parisienne, Anne, et d’une migrante originaire du Nigeria dans le métro, un jour où Destiny, enceinte, est à bout de force et où Anne ne peut se résoudre à la laisser seule et sans soins et qu’elle décide de l’escorter, de faire ce qu’il faut au moins pour lui trouver un foyer (Il est frappant de voir comme Pierrette s’investit en tant que sujet dans son livre. Evidemment, Anne c’est elle. Ce qu’elle raconte, ce n’est pas seulement l’odyssée d’une migrante, c’est aussi ce qui se passe dans la tête d’une personne, une honnête personne, confrontée au malheur, au désastre rencontrés chaque jour par les migrants. Où aller ? Où trouver de quoi manger ? Où dormir ? Comment obtenir des papiers ? Et en face, la parisienne, Anne, qui se demande jusqu’où elle doit aller dans sa générosité, son accueil. Ce livre a été écrit bien avant que des gens en France soient poursuivis pour l’aide apportée à des migrants, mais on se doute qu’Anne/Pierrette pourrait se poser des questions semblables aujourd’hui : doit-on enfreindre la loi pour suivre une loi bien supérieure, que nous commande l’éthique ?).
La seconde, Annette, est sans doute la meilleure spécialiste en France de la Shoah. Directrice de recherches émérite au CNRS, elle a produit une quinzaine de livres sur la déportation et le génocide, dont le plus récent est 1945, La découverte qui met le lecteur dans la peau du couple formé par un journaliste américain et un photographe français chargés de faire un reportage sur les camps au sortir de la guerre.
Entre elles deux, nous avions Alain Wagneur, époux de Pierrette, instituteur de son état, actuellement directeur d’école à Paris, qui a écrit bon nombre de livres pour la jeunesse et de polars avant de s’attaquer, lui aussi, à la question de la Shoah, mais sous un angle très particulier, inusité jusqu’alors, celui de la perception qu’en eurent les instituteurs et institutrices du Paris des années quarante lorsqu’ils découvrirent l’absence d’un grand nombre de leurs élèves, absence qui fut la plupart du temps définitive. Car combien revinrent d’Auschwitz où ils furent emmenés après la rafle du Vel d’Hiv ou d’autres rafles moins massives mais qui les emmenaient tout de même vers les camps qui entouraient Paris, Pithiviers ou Beaune la Rollande ? Le livre d’Alain Wagneur, Des milliers de places vides, est passionnant. Il est vrai que, comme me l’a dit par la suite mon ami Serge, le comédien : « on voit qu’il est aussi auteur de polars ! ». Un jour de 2012, Alain s’était retrouvé avec quelques enseignants parisiens au Mémorial de la Shoah pour discuter de la manière d’enseigner l’événement, il fut alors frappé qu’on sache si peu de ce qu’avaient été les comportements et réactions des personnels parisiens de l’éducation. Or, il faut dire quelques chiffres : 4115 enfants raflés au moment du Vel d’Hiv et, à l’école de la rue des Hospitalières Saint-Gervais, en plein Marais, sur 265 enfants, à la rentrée de 1942, il n’y en avait plus que quatre.
Ce livre était donc une sorte de tampon entre les thèmes abordés par les deux invitées, Pierrette et Annette. Proche de Destiny par la part de subjectivité qu’Alain met à raconter sa propre recherche, ou par l’interrogation portée sur l’attitude des témoins, qu’ils soient ceux de la Shoah ou ceux de la misère des populations migrantes, il est bien sûr proche des travaux d’Annette en ce qu’il entre dans cette nouvelle façon d’écrire l’histoire, mise en valeur par Annette mais aussi par Ivan Jablonka (avec qui elle a édité un passionnant « Nouvelles perspectives sur le Shoah ») qualifiée parfois de « micro-histoire » (Dans son introduction à Nouvelles perspectives sur la Shoah, Annette Wieviorka met en parallèle deux histoires, l’une dont les grands noms sont Raul Hilberg et Leon Poliakov qui ont tenté d’expliquer le drame de la Shoah à partir des appareils, de l’histoire du nazisme, de la politique, une histoire vue « d’en haut » en quelque sorte, et l’autre, qui est davantage l’histoire des victimes, une histoire vue par « en bas » par les yeux de ceux qui ont souffert jusqu’à la mort. Ces deux histoires se rejoignent, elles ne s’opposent pas. Selon Annette, c’est le grand historien Saül Friedlander qui, le premier, tente d’en établir une synthèse). Il était donc particulièrement tentant d’interroger les intervenants sur cette « micro-histoire » et son rapport au roman. Pouvons-nous dire, comme Ivan Jablonka le fait, que, suite à Friedlander, toute une génération d’historiens modernes, désormais, pose en principe que « l’historien ne craint pas de plonger dans l’histoire familiale et d’assumer ainsi, dans la clarté, sa part de subjectivité » ? Quelle différence alors avec le romancier ?
Embarras d’Annette Wieviorka : elle n’a pas le sentiment que, lorsqu’elle fait ses recherches d’historienne, qu’elle écrit ses ouvrages, elle succombe à une quelconque « subjectivité ». Lorsqu’on passe une thèse d’histoire, il est demandé au candidat de rédiger en plus une sorte « d’ego-histoire » par laquelle il doit raconter les rapports qui l’unissent à son sujet. Pour Annette, cela allait de soi, il n’y avait pas lieu de s’éterniser sur cette question. Quand on a eu sa famille décimée par les camps, l’affaire est dite, pas la peine d’aller plus loin. Pour le reste, le seul critère qui vaille afin d’écrire l’histoire, et ce, dans tous les domaines, c’est bien sûr le critère de vérité. L’historien a pour seul but de révéler des faits vrais. Il n’est pas pour lui de souffrance pire que celle qu’on lui inflige lorsqu’on lui démontre qu’une thèse qu’il a soutenue s’avère fausse parce que les faits ne concordent pas. Cette affirmation de scientificité absolue dans la bouche d’une grande historienne a sûrement de quoi surprendre l’auditoire, qui s’attend à plus de souplesse peut-être, de subjectivité justement. Eh bien non (et j’aime qu’il en soit ainsi) l’historien a les mêmes contraintes que le savant physicien ou mathématicien. A quoi bon, sinon, faire de l’histoire en effet, et ne pas écrire des romans ?
Ivan Jablonka, encore lui, dit que ce qui distingue les romanciers des historiens réside dans le fait qu’en gros, les premiers peuvent bien dire n’importe quoi, alors que les seconds, selon lui, doivent impérativement garder en esprit le respect des morts, des siens et de ceux des autres. Cela fait bondir Annette. L’historien n’est pas un moraliste, il n’est pas plus requis au respect des morts que quiconque. Encore une fois, il n’est requis qu’au respect de la vérité. Les œuvres littéraires et cinématographiques sont au goût de chacun, elle n’a pas aimé le film de Benigni, « La vie est belle », mais Imre Kertesz qui est unanimement respecté, a aimé ce film car il estime qu’on a le droit d’écrire et de jouer des fables à partir des faits historiques.
Parle-t-on trop de la Shoah, ou trop peu ? Les travaux sur elle contribuent-ils à faire reculer l’anti-sémitisme ? Nul ne le sait hélas et cela n’est pas non plus du ressort de l’historien. L’historien(ne) parle parce qu’il (ou elle) est là, face à un événement historique et que celui-ci s’est imposé à lui (ou elle). D’autres parleront évidemment du Rwanda (elle cite Jean Hatzfeld) ou bien du Cambodge, ou bien d’autres génocides s’il y en a, mais qui parlera de la Shoah si ceux ou celles qui ont été interpellé(e)s par elle ne le font pas ?
J’ai connu Lélia Picabia à l’Université Paris 8, comme collègue linguiste. Elle est la petite fille du peintre Francis Picabia et de Gabrielle Buffet-Picabia. Elle est aussi la mère de deux jeunes femmes dont on parle beaucoup ces temps-ci (notamment au micro d’Augustin Trapenard sur France-Inter) : Claire et Anne Berest qui viennent, justement, d’écrire un livre sur leur arrière-grand-mère. Lélia a perdu ses grands-parents et oncles et tantes dans la Shoah : ils ont été internés à Pithiviers ou à Drancy, et ont été envoyés à Auschwitz et y sont morts. Elle tient à retracer la généalogie dont elle est issue par le biais d’un beau livre qu’elle n’a pas cherché à éditer. Ses grands-parents avaient quitté la Lettonie, la Pologne et la Russie où sévissaient les terribles pogroms, ils avaient trouvé refuge en France. Alertés par la tournure que prenaient les choses en 1939, ils avaient investi dans une petite maison dans l’Eure en pensant être protégés. Las, il n’en fut rien. Heureusement, Myriam, la maman de Lélia, est passée au travers des mailles du filet. Elle a épousé Vicente Picabia, fils de Francis et de Gabrielle. Mais comme le raconte le livre des sœurs Berest, ce couple n’était pas fait pour avoir des enfants. A un ami qui vient complimenter Lélia et lui dire combien il a aimé autrefois faire la découverte du surréalisme via l’oeuvre de son grand-père, par ces mots : C’est formidable comme il a su casser les codes, Lélia répond en riant : ce ne sont pas que les codes qu’il a cassés… Il ne s’est guère soucié de ses enfants. Vicente, son fils, est mort d’une overdose de cocaïne ou de maxiton en 1947. Mais ce deuxième volet de son histoire, elle n’en parle pas ici, se contentant d’évoquer les liens de sa famille avec la Shoah.
Cette rencontre a été un moment mémorable pour tous les participants, y compris les intervenants eux-mêmes, ni Lélia ni Alain n’ayant jamais rencontré Annette. Or, ils avaient beaucoup à se dire, au cours de la réunion mais aussi en dehors. Notre cuisine a résonné de leurs voix, dont celle, très grave, d’Annette. Ce sont de longues généalogies qui ont été évoquées, avec des arbres étendant leurs branches dans l’ancienne Union Soviétique ou dans les pays de l’Est. Peu de place pour la légèreté… même si, en descendant en voiture la route qui conduit à Sainte-Jalle, alors que la queue d’un petit écureuil disparaissait dans les fourrés, j’ai appris de la bouche d’Annette que « wieviorka », en polonais, cela voulait dire « écureuil »…
On a finalement peu parlé de la problématique des migrations. J’avais apporté de la documentation pourtant mais peu de questions ont porté sur cet aspect comme s’il était finalement difficile de se maintenir ouvert à deux souffrances en même temps, comme si celle de la Shoah emportait toujours tout avec elle. Indirectement, nous avons parlé de l’exil, par le biais du récit de Lélia sur sa famille, et aussi par celui du petit film que nous a présenté Elisa Peyrou, réalisé lorsqu’elle était au Liban, où l’on voyait une jeune femme rêver de ce que pourrait être pour elle un départ pour la France ou le Canada. L’exil a toujours cette double face : celle de la réalisation d’un désir et celle d’une souffrance à avoir été contraint de quitter son lieu d’origine. En ce sens, l’exil est radicalement opposable à la déportation, qui, elle, n’a qu’une face, celle du désespoir, surtout lorsqu’elle doit déboucher sur la mort programmée. Avoir intitulé cette rencontre « Exil et Shoah » était dangereux car cela pouvait laisser croire que nous en faisions une unité, que nous allions « comparer » le drame des migrants à celui de la Shoah. Le drame des migrants est bien là, très actuel, des bataillons de policiers, à la frontière franco-italienne, du côté de La Roya, traquent les bénévoles qui viennent en aide aux réfugiés, les populations se dressent contre les migrants, dans les faits, seule une faible partie fait acte de solidarité, ce qui, forcément, nous fait penser à ce qui se produisait, il y a plus de soixante-dix ans, à l’égard des populations juives, parfois dans les mêmes lieux. Il n’y a toutefois rien de commun avec l’industrialisation de la mort opérée par le nazisme. Les gens ne sont pas mis dans des trains à destination de camps d’où la plupart ne reviendront pas, ils partent tout seuls, il ne vont pas dans des trains mais montent sur des bateaux, ils ne vont pas dans des camps mais se retrouvent à patauger dans la boue au bord d’une frontière ou bien d’une mer qu’ils veulent à tout prix franchir, ce n’est pas une puissance industrielle qui les met à mort, c’est la lointaine conséquence d’une politique coloniale ou post-coloniale qui leur fait affronter les pire dangers. Vous me direz qu’à la fin peut-être la différence est minime, mais elle existe, il ne faut pas confondre les catastrophes de l’histoire, chacun la sienne et comme le dit Pierrette-Anne à propos de son mari dans Destiny : « chaque être ne peut porter qu’une certaine quantité d’effroi ». Quelqu’un était descendu du Briançonnais, paraît-il, pour nous poser des questions sur l’attitude qu’il fallait avoir devant l’afflux de ces passants d’une nouvelle espèce. Il est reparti avec ses questions. Nous nous excusons auprès de lui. De toutes façons, nous n’avions pas de conseil à donner, ni de directive. Nous n’étions là que pour entendre des voix d’écrivains et d’historiens. C’est après, au fond de nous, que ces voix travaillent et peuvent se muer en résolutions et attitudes.
Photos toutes de Sabrina Mistral, sauf la première, de Pierrette Fleutiaux, et celle du Ventoux (photo personnelle)
Très intéressant. Merci pour ce compte rendu.
Je relève la tendance moderne à faire de l’histoire une science, ce qui n’était pas le cas avant notre modernité du 20/21 siècle. Cela démontre… le « progrès » idéologique de la science dans nos têtes…
L’Occident se nourrit depuis longtemps d’une opposition entre vérité et fiction, et cela est assez préjudiciable à mes yeux pour… la vérité, si on tient à ce concept.
J’apprécie énormément la comparaison que vous osez faire entre les différents conditions qui régissent le départ de personnes du lieu où elles sont nées, avec les conséquences que ces conditions entraînent. Ces distinctions/discriminations me semblent essentielles pour pouvoir continuer à penser par les temps qui courent.
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Sans doute une belle journée (même tournée vers le passé) avec des interlocuteurs de haut vol…
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