Hier, il y a trente-six mille ans

1_1_a_panorama_combe_arcIl y a trente-six mille ans, au pied de cette falaise, dans ce paysage de calcaire et de garrigue, de forêts de petits arbres tordus et touffus, au creux des grottes, se faisait un art qui nous en apprend long sur nous-mêmes, notre passé, notre pensée, notre faculté à « représenter », à donner forme à des ombres, des animaux qui passent, des souffles de vie sur des parois enténébrées, à la lumière des torches, du bois qui noircit et fume, deviendra du charbon, du fusain pour dessiner dans un mouvement ample la vie autant qu’on la connaisse quand nos ancêtres déjà ont découvert qu’elle était éphémère. Dans un petit livre – un Folio à 2 euros – Jean Rouaud, le romancier, l’ex-Prix Goncourt, l’auteur des Champs d’honneur et des Hommes illustres, se plaît à les imaginer, ces humains, déjà des homo sapiens, dotés de tout ce qui nous fait humains aujourd’hui, de l’aspect physique (la taille assez grande, le visage ayant perdu son menton prognathe et sa barre osseuse au-dessus des yeux – qui, paraît-il, était bien utile pour se protéger du soleil, mais qui en même temps empêchait qu’on puisse facilement avoir une vue d’ensemble sur l’oeuvre que l’on accomplissait –) jusqu’à la constitution du cerveau, son volume ayant atteint son volume définitif – sans doute trop ! si on en croit ceux qui pensent que cinq cents cm3 ce serait déjà bien assez, au lieu des mille quatre ou cinq cents qu’il fait réellement – et le nombre des neurones et de leurs connexions, qui ne croîtra plus, ce qui nous laisse aujourd’hui avec les mêmes limitations même si le temps, les débauches de travail et d’énergie ont finalement contribué, pas à pas, et tout cela s’accélérant, peut-être malheureusement, ces derniers siècles et surtout ces dernières décennies, à l’édification de cette complexité que nous avons sous les yeux, mêlant machines de toutes sortes, écrits philosophiques ou chargés d’imaginaire – mais ne sont-ils pas semblables les uns aux autres ? et laissant entrevoir pour demain non plus une évolution vers une autre espèce mais une transformation par adjonction d’artefacts, de mécanismes artificiels prolongeant ou suppléant nos activités neuronales (la trans-humanité?).

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Jean Rouaud, donc, les imagine, ces humains comme nous, qui se sont débarrassés on ne sait comment, ou plutôt on ne sait par quels massacres, de leurs prédécesseurs néandertaliens (et oui, nous serions tous descendants de massacreurs, de génocidaires) et qui, peut-être par une mutation très improbable de leur encéphale se sont mis à réfléchir, à raconter des histoires d’abord avec des mots puis avec des tracés d’images, certains d’entre eux se détournant avec audace de la seule tâche physique – ô combien physique – consistant à chasser pour assurer la subsistance du groupe (chasser surtout des rennes nous dit-on sur le lieu de Vallon Pont d’Arc, car les mammouths c’était quand même une autre histoire!) pour se complaire simplement à raconter des histoires de chasseur, en les enjolivant peut-être, d’abord regardés de travers par lesdits chasseurs et surtout leurs chefs qui pensaient qu’il y avait mieux à faire qu’à bavasser, puis estimés à leur juste valeur quand on se rendait compte de tout le prestige que l’on tirait des histoires qui étaient ainsi racontées, le soir, à la veillée, et surtout devant les femmes qui, elles, n’étaient pas allés à la chasse, et les enfants aussi, qui n’y étaient pas encore allés mais qui un jour iraient pour se montrer vaillants, d’autant plus vaillants que les histoires qu’ils auraient entendues seraient belles et donneraient envie de se hisser à la hauteur de courage de leurs héros, puis certains d’entre eux encore se rendant compte qu’à suivre la courbure d’un rocher ou bien le contour d’une ombre, on pouvait faire revivre les animaux de ces histoires, lions, ours, rhinocéros, bisons, chevaux, rennes lesquels meublaient constamment les pensées et les rêves de ces humains qui les chassaient pour pouvoir vivre. Et alors, on peut imaginer que leur découverte, celle qui réside donc dans la projection d’une ombre, son ornement, son remplissage par des couleurs – ocre, rouge, sable, tout ce que pouvait procurer de teintes le paysage rocheux des environs – parvenant à recréer l’illusion de la présence et du mouvement, eut le même impact que celle du cinéma, lorsque les frères Lumière, la toute première fois, diffusèrent le film de l’entrée du train de voyageurs dans la gare de La Ciotat et que tous les spectateurs, apeurés, se protégèrent de leur bras replié. D’autant que les amis qui vaquaient dans la journée à leurs occupations ne les avaient pas vu faire, ils les avaient juste vu partir au fond de la grotte, mystérieusement, à deux ou peut-être plus, les uns servant d’aides aux autres pour porter les torches ou pour donner la courte-échelle lorsque l’artiste voulait graver son oeuvre sur une paroi un peu haute, et les ayant vu partir et s’enfoncer dans la grotte – souvent occupée par des ours, mais ils avaient dû apprendre quand ceux-ci la désertaient, afin de pouvoir l’occuper à leur tour – ils s’étaient demandés ce qu’ils pouvaient bien faire à longueur de journée là-dedans. Eh bien, c’était ça. Ces fresques que l’on admire encore aujourd’hui – ou plutôt leurs reproductions, magnifiques, qui prouvent s’il en était besoin que les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont encore « capables de » pour peu qu’on leur en donne l’occasion et quelques moyens, et qu’ils ne sont pas aptes seulement à manager, à spéculer, à gagner des fortunes à placer ensuite au Panama pour empêcher justement qu’elles ne soient utilisées pour des choses utiles, vraiment utiles, comme la restitution de cette beauté. Car ceux et celles qui ont restitué cette beauté, et que l’on peut voir et entendre dans certains films documentaires et dont on peut voir qu’eux et elles aussi sont beaux ou belles, ils ont fait ça par une vraie passion, n’ont pas calculé le montant des indemnités qu’ils recevraient et auront été payés uniquement par des fonds publics – c’est-à-dire nos sous de contribuables, non il ne faut pas imaginer ici que quelque beau mécène de l’industrie, entendez un de ces fripons du genre Gattaz, Arnault ou Pinaut, ait lâché un sou, plutôt crever dans son avidité que servir un peu la Beauté – autrement dit auront atteint un stade de vrai bonheur uniquement par leur travail patient et long et minutieux, aidé évidemment d’une technique informatique de pointe pour reconstituer en 3D les plafonds, les sols et les parois de la grotte gigantesque (ossature métallique, résine restituant parfaitement la forme interne d’une grotte, stalactites et stalagmites comprises). Ces hommes et ces femmes modernes seront ressortis probablement transformés de leur confrontation avec leurs lointains ancêtres comme si tout à coup, grâce à cette situation exceptionnelle, trente six mille ans s’étaient abolis. L’un de ceux qui ont travaillé sur le site n’en tremble-t-il pas encore quand il nous fait voir la trace des déplacements de roches accomplis par nos ancêtres aurignaciens, trace qui permet de concevoir de façon précise la manière dont ils s’y sont pris, manipulant de l’argile pour mieux fixer la pierre décollée au sol, trace encore imprégnée de leurs empreintes digitales, ce qui lui fait dire avec émotion qu’on a l’impression qu’ils étaient là la semaine dernière, et que (pourrait-il ajouter sans doute) en courant un peu, peut-être on pourrait les rattraper et leur rapporter les miettes oubliées de leurs sandwiches.

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Les amateurs d’art et les artistes contemporains s’étonnent de la ressemblance des dessins pariétaux avec des oeuvres modernes, des Picasso notamment. C’est comme si toute l’histoire de l’art s’était élevée à partir de la préhistoire pour accomplir un cercle qui se serait refermé au XXème siècle avec le maître catalan ou le Blaue Reiter, l’art retournant ainsi à son origine où il était déjà complètement pré-formé. Régis Debray dit quelque part du Pont d’Arc qu’il incarne un « sacré décrassé de ses oripeaux cultivés et confessionnels. J’allais dire : de notre bondieuserie » comme si, pour qu’elles existent, ces ressemblances avaient nécessité que l’art se débarrasse des bondieuseries apparues entre ces deux extrémités de la boucle. Et il est exact que, contrairement à tout ce qui put se dire autrefois (avant les découvertes de l’art préhistorique), la notion de perspective par exemple existait bien avant que la Renaissance ne la théorise, il suffit ici de voir comment on nous présente de face ou de trois-quart la tête d’un buffle en train de charger vers nous, avec un réalisme presque photographique. L’artiste n’a pas encore appris qu’il fallait respecter sur la toile d’abord l’ordre d’importance religieuse des personnages, plutôt que leur position dans l’espace géométrique, il ne songe pas un instant à « inventer » un espace qui serait autre que celui de la vision, un espace social ou religieux par exemple, il peint et il grave pour reproduire la vision qu’il a de ces êtres qui hantent ses jours et ses nuits.

Tout le monde s’extasie de la « modernité » de ces fresques, dessins, grattages, panoramas de chasse modernité de ceux et celles qui les ont réalisés, tout comme on s’extasie de leur ingéniosité car les prouesses des chasseurs (bizarrement absents de ces parois : disparition de la figure humaine sauf à laisser transparaître de ci de là une allusion à la sexualité, à l’engendrement, comme avec cette stylisation de sexe féminin encadré de deux jambes en longs fuseaux qui fait face à ce que d’aucuns interprètent comme une allusion à la mort) ne s’expliquaient pas seulement par la force physique et la témérité : on a vite abandonné les vieilles techniques consistant à planter un pieu dans le flanc de la bête lors de son passage devant nous, à toute vitesse : très inefficace ! Tout comme on a abandonné le lancer de javelot, juste bon à piquer l’animal, le rendre furieux et faire qu’il nous charge dans sa rage, avec bien peu de chances pour qu’on en réchappe. On a déjà inventé le propulseur (démonstration sur le site) qui consiste en un bâton qui prolonge le bras, au bout duquel on a gravé une encoche qui permet de caler la lance, le tout étant déployé au moment du lancer, la lance pouvant atteindre alors les cent kilomètres par heure et se ficher avec force dans le flan du bison ou du renne. Début donc de l’ère technologique. Que ceux qui expriment souvent le souhait qu’on en revienne à un monde sans technique réfléchissent à ce jusqu’où il faudrait aller dans le temps pour renoncer à toute technique…

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En plus de s’y connaître en innovation (autant que nous sans doute, et eux n’avaient pas besoin de module de créativité comme dans nos Grandes Ecoles pour apprendre à imaginer), ils avaient probablement aussi tout compris déjà de la psychologie, si l’on en croit en tout cas les physionomies qu’ils donnent à des animaux comme ces chevaux dont les têtes se superposent comme si l’artiste avait voulu réaliser un dessin animé, et qui semblent tous exprimer des sentiments différents : depuis la surprise de celui qui est en bas au premier plan jusqu’à la réflexion chez celui au troisième plan qui garde les yeux mi-clos, et à la sérénité de celui, au dernier plan qui se prépare sans doute simplement à aller brouter tranquillement l’herbe du pied de la grotte.

Tout cela était venu de la simple idée, au début, de passer son doigt dans une argile molle, d’avoir observé l’ombre laissée par un décrochage de roche sur un mur à peu près lisse, d’avoir remarqué qu’en essuyant machinalement la torche résineuse sur le rocher d’à côté, cela laissait une belle trace noire. Peut-être s’étaient-ils même inspiré des ours dont les griffures sur les murs évoquèrent immédiatement ce que l’on pouvait faire volontairement comme tracés de signes. Alors on se prend à rêver : peut-être avaient-ils déjà entrevu ce qu’avec ces griffures et ces lignes qui en résultaient on pourrait faire plus tard comme signes maîtrisés afin de raconter des histoires, autrement dit l’écriture.

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5 commentaires pour Hier, il y a trente-six mille ans

  1. Merci pour cette visite fascinante et toutes les références de votre article.
    Une question me tarabuste à chacune des évocations de ces artistes préhistoriques, qui est celle de la place des artistes féminines dans cette histoire, ce qui serait assez compatible avec la taille de certaines mains gainées de suie…

    Aimé par 1 personne

    • alainlecomte dit :

      et oui, bien sûr, rien n’empêche de penser que les premiers artistes aient été des femmes ou que, en tout cas, hommes et femmes se mêlaient. En effet en atteste la petitesse observée de certaines mains (mais ce peut être aussi des mains d’adolescents)

      Aimé par 1 personne

  2. Ces dessins ou peintures préhistoriques relativisent bien l’idée d’une « histoire de l’art » qui irait inéluctablement vers un « progrès » ou même une « fin » alors qu’ils montrent et démontrent simplement l’inventivité et le désir de marquer, peindre ou graver quelque part, sur un support minéral à l’époque, le développement d’une approche du beau devenu ainsi intemporel.

    Belle balade…

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  3. Debra dit :

    Très beau texte, merci. Et merci d’avoir revalorisé la représentation.

    Il me semble assez probable (comme à d’autres, d’ailleurs) que nos ancêtres n’ont pas fait ces traces uniquement pour faire du beau, même si la beauté de ces dessins presque vivants nous coupe le souffle. Je pense, d’ailleurs, que nous n’avons pas les moyens d’apprécier les éléments de civilisation présidant aux représentations de nos ancêtres, mais qu’ils ne se contentaient pas plus que nous de transcrire littéralement une « réalité brute ». Ecce homo, et ils étaient déjà Homme, donc soumis à la contrainte de représenter. Ce qui me semble certain, c’est qu’ils se donnaient les moyens de regarder leur monde dans le détail, et ne s’enfermaient pas dans la contemplation d’eux-mêmes, et de la culture humaine, comme nous avons tendance à le faire.

    Il y a des hypothèses maintenant comme quoi les néandertaliens auraient pu être résorbés dans notre histoire collective, et pas massacrés.

    En passant, presque tous les étés j’assiste à une représentation ou deux au Festival de Théâtre Antique à Vaison la Romaine et ses environs, où un mécène industriel à la retraite ouvre les jardins de sa très belle demeure au public, le temps d’une ou deux représentations de théâtre antique. J’adore profiter du bien des aristocrates (modernes) sans me coltiner les soucis pharaoniques de l’entretenir.

    Pour la technique, et la technologie, ce n’est pas la même chose, même si je partage votre idée d’une continuité entre les deux. Mais entre la finesse, l’intelligence de la main d’un de nos ancêtres, et la main qui tape à l’ordinatueur, il y a plusieurs mondes, et l’utopie cartésienne.
    Sommée de choisir entre les « cathédrales industrielles » (citation d’un ponte du Médef, si, si, c’est vrai) qui vont plutôt du côté de la technologie, et les cathédrales du Moyen Age, où la technique prime, je sais de quel côté mon coeur penche.

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